Eugène de Mazenod 1814-1815
Recherches et décision
Ordonné prêtre depuis un peu moins d’un an, Eugène de Mazenod revient à Aix au début de novembre 1812. Après avoir hésité, il a choisi d’habiter, avec le Frère Maur comme domestique et compagnon, chez sa maman au numéro 2 de la rue Papassaudy. On sait son insistance pour que les siens lui laissent une entière liberté, nécessaire, écrit-il, à sa vie de prêtre. Il garde aussi cette liberté vis-à-vis des structures ecclésiales de la ville et du diocèse. A-t-il repris contact avec le P. Magy et le groupe de laïcs de Marseille ? Le P. Rey (I, p. 88) en fait la supposition, sans doute par bienveillance, mais on n’en a aucune preuve. Le P. Magy mourra le 25 février 1814, sans qu’Eugène fasse écho à ce décès.
Ces premiers quatorze mois à Aix, jusqu’en décembre 1813, peuvent être qualifiés de temps d’exploration. Eugène, fidèle aux directives de M. Duclaux, ne se présente pas « en réformateur », mais on ne peut le soupçonner d’oisiveté. Ses prédications de carême à la Madeleine en provençal « pour la basse classe » ont été sa première affirmation publique. Il y eut ensuite une mission dans la paroisse rurale de Puy-Ste-Réparade à une vingtaine de kilomètres d’Aix, puis une retraite paroissiale prêchée à Forcalquier avec Charles de Forbin Janson, enfin la prédication de l’Avent à la Madeleine. Il consacre du temps aux séminaristes et aussi aux prisonniers. Ce sont surtout les jeunes qui l’accaparent de plus en plus avec leur Association. Mais la lumière ne s’est pas encore faite sur l’orientation de sa vie. « J’attends des ordres pour ce qu’il plaira au Seigneur d’ordonner de moi… », écrivait-il à Forbin Janson en avril: Un peu moins de deux ans plus tard, (novembre 1815), il a pris des décisions qui le lient : achat de l’ancien Carmel, réunion prochaine du petit groupe des Missionnaires de Provence, accord obtenu des autorités diocésaines. Deux années, 1814 et 1815, ont été nécessaires, et efficaces, désormais il a choisi sa route et s’y est engagé.
Une suite d’événements plus ou moins favorables l’ont amené à ces décisions. C’est d’abord, en mars-avril 1814, la très grave maladie contractée au service des prisonniers autrichiens. C’est à la même période la très rapide évolution politique et ses répercussions sur la vie de l’Eglise : chute de Napoléon, liberté retrouvée pour le pape, restauration de la monarchie, interrompue il est vrai par les Cent Jours, ouvrant à l’Eglise des espaces nouveaux. C’est enfin la clarification de ses relations avec Forbin Janson, à qui le pape demande de se consacrer en priorité aux missions en France. Eugène lui aussi se décide et choisit la même voie, mais en Provence. « Tu ne m’appelleras plus cul-de-plomb », pourra-t-il écrire à son ami. Le long temps de recherche a abouti à engagements forts et décisifs.
L’Association de la Jeunesse
En ce début de 1814, l’Association de la Jeunesse est la seule activité d’Eugène pour laquelle on dispose d’informations. Regardons ce qu’en dit le Journal (EO 16, pp. 141-143). L’Association a été « purgée de tous les sujets douteux ». « Cette société d’élite », où « la ferveur continue à se manifester tous les jours davantage » se voit dotée d’un « Règlement ». « M. le Directeur » l’a rédigé, les Congréganistes l’ont approuvé et s’engagent solennellement le 2 février 1814.
Il est intéressant de lire les motivations des « expulsions » notées le 12 décembre 1813 et le 3 janvier 1814. A MM. Pélissier et Marin est reprochée « l’obstination qu’ils ont mise à vouloir continuer de fréquenter mauvaise compagnie ». Dubois « est chassé comme incorrigible et plus propre à polissonner dans les rues qu’à profiter des bons exemples de MM. les Membres de l’Association ». Trois semaines plus tard, Chaine et Sallebant sont « chassés » ; ils « avaient été reçus un peu légèrement » sur présentation d’un vicaire de la cathédrale. « On ne conçut pas une grande espérance en les voyant… Ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes de la honte qui rejaillit nécessairement sur leur personne par une aussi déshonorante expulsion. »
Le Journal signale l’adoption d’un règlement le mercredi 2 février 1814, jour de congé en tant que fête supprimée. L’Association se réunit à 8 heures dans l’église des Ursulines, rue Mignet. Les Congréganistes se présentèrent « deux à deux » devant M. le Directeur, qui, en surplis et étole, était assis sur un fauteuil placé sur les marches de l’autel. Il y eut renouvellement des promesses du baptême, consécration à la Sainte Vierge et baiser de paix, le tout suivi de la messe.
Le règlement, selon le Journal, « embrasse tous les devoirs qu’ils ont à remplir, soit comme chrétiens, soit comme congréganistes ; il leur fournit les moyens de se maintenir dans la piété, d’étudier comme il faut, en un mot de faire leur salut au milieu de tous les dangers qui les environnent de toute part. » Il fut « approuvé d’un commun consentement ». Le texte devait être recopié dans le Journal, mais ne l’a pas été, si bien qu’on peut hésiter sur la formulation de 1814.
Les Missions de 1899 ont en effet publié trois documents différents, tous mériteraient une étude approfondie. Celui intitulé « Premier Règlement », pages 19 – 25, semble être le plus ancien. En voici le premier paragraphe : « La fin principale de cette association est de former dans la ville un corps de jeunes gens très pieux qui, par leurs exemples, leurs conseils et leurs prières, contribuent à mettre un frein à la licence et à l’apostasie générale qui fait tous les jours de si rapides et effrayants progrès, en même temps qu’ils travaillent très efficacement à leur propre sanctification. »
Dans les Missions, ce document est précédé d’un autre, pages 7 – 19, intitulé « Abrégé du Règlement de Vie », dont voici deux extraits. « La vie chrétienne consiste principalement à éviter le mal et à pratiquer le bien, mais on ne parviendra jamais à cette double fin si désirable si on ne règle pas les actions de la journée de façon à ne rien laisser au hasard ou au caprice. » Et un peu plus loin : « Les devoirs des congréganistes de la jeunesse chrétienne se bornent principalement à la piété et à l’étude. On comprend dans la piété tout ce qu’ils doivent à Dieu et au prochain. L’étude est le devoir d’état de la plupart d’entre eux ; un petit nombre peuvent avoir des devoirs de société à remplir… »
Le troisième document, pages 25-107, a pour titre « Statuts de la Congrégation ». C’est certainement la formulation la plus récente. Il s’agit d’une rédaction postérieure, destinée à d’autres regroupements que celui d’Aix, puisqu’il est indiqué que pour être reçu, il faut « être domicilié à Marseille ». L’imprimé couvre 82 pages, avec un total de 544 articles. Le seul statut du « Préfet » de la Congrégation en comporte 48, auxquels il faut ajouter 27 articles sur les procédures d’élection. Je relève les points suivants. La Congrégation est « divisée en trois classes » : celle des Postulants, celle des Admis, celle des Reçus. « Celui qui veut être admis doit exercer ainsi que ses parents une profession honorable. Il doit avoir fait sa première communion. » « Il faut avoir au moins 14 ans pour être probationnaire, 15 ans pour être reçu. » « Il y aura réunion générale tous les dimanches, matin et soir, tous les jeudis, matin et soir, tous les jours de fêtes chômées, matin et soir, le Jour de la Commémoration des Morts, le matin seulement, le dernier jour du carnaval, tous les jours de fêtes supprimées dont on fait la solennité dans l’Eglise. » « Les jeux et divertissements d’une honnête récréation sont regardés comme une des bases de la Congrégation. On prétend dans la Congrégation aller par cette voie aussi directement à Dieu que par la prière… » Des articles indiquent les devoirs à l’égard des malades et aussi « envers les confrères pauvres », en faveur desquels on envisage de recourir à la charité des membres en les « taxant », c’est le mot qui est employé.
Leflon (II, p.19-20) fait quelques remarques, qu’il est facile de faire nôtres. « Ce règlement nous paraîtrait aussi rigide que disproportionné si nous méconnaissions le climat de l’époque. On voulait… par une culture intensive, par une sévérité inquiète, combattre l’indifférence et le laisser aller. Le XIXe siècle… concevra ses œuvres de jeunesse en opposition avec une société contre laquelle il faut se défendre… D’où une tendance générale au cloisonnement, à la serre chaude… » L’Abbé Allemand, à Marseille, donnait à la règle de son œuvre de jeunesse, « une forme autrement sobre et concise ». Mais, ajoute Leflon : « Sobriété, concision, mesure ne sont point vertus de jeunesse. Le zèle dévorant d’Eugène de Mazenod, sa façon d’écrire vite et sans se reprendre l’entraînaient aux amplifications. Mais il avait pour lui l’élan de ses débuts, une ardeur toute méridionale, un dynamisme naturel et surnaturel… Il excellait à animer son œuvre, à créer une atmosphère de joie, dans laquelle s’épanouissaient les âmes… »
Dès cette année 1814, les congréganistes font l’adoration des 40 heures dans les églises du St-Esprit, de St-Jean de Malte et de la Madeleine. C’était une manière de contrecarrer les excès du carnaval, voire de faire œuvre de réparation, dans ces jours précédant le carême. Pour le mardi-gras, le Journal signale une « séance extraordinaire chez M. le Directeur après la bénédiction. (Celui-ci) avait pris soin de faire préparer un petit goûter qui fut reçu avec joie et reconnaissance, et on se retira fort tard… » (EO 16, 141). C’était le 22 février.
Le passage du pape à Aix
Le passage du pape Pie VII à Aix le 7 février nous fait quelque peu revenir en arrière. Il était exilé de Rome et prisonnier depuis juillet 1809. En juin 1812, Napoléon lui avait fixé Fontainebleau comme résidence, le séparant de tous ses collaborateurs. Or en janvier 1814, l’Empereur décide de le renvoyer à Rome, mais par un itinéraire compliqué qui lui fait contourner le Massif Central et tout a été fait pour éviter l’enthousiasme populaire. Or, à son passage à Aix, raconte le vicaire général Guigou, la foule était « immense ». Guigou s’arrangea pour rejoindre la voiture du pape et lui parler « autant qu’il a été possible au milieu des acclamations ». Il offrit au pape « une bourse remplie d’or, produit des dons qu’il avait recueillis parmi les ecclésiastiques et les fidèles ».
Dans une lettre du 10 février adressée à Forbin Janson sous un pseudonyme (Missions 1962, p. 131-134), Eugène manifeste aussi tout son enthousiasme. S’étant « emparé de la portière de cette voiture qui portait ce qu’il existe de plus précieux sur la terre », il y gagne « une blessure au talon »… Le lendemain, Mme de Mazenod donnait l’hospitalité au cardinal Dugnani, qui suivait le pape comme ses collègues, mais séparément, un à un, avec un escorte de la police. Rey signale d’autres lettres de cardinaux correspondant avec Eugène.
Eugène aux portes de la mort
Pour l’Empereur, les défaites se succédaient et laissaient entrevoir la fin prochaine du Régime. Pour les éloigner des frontières, le Gouvernement avait envoyé les prisonniers de guerre autrichiens dans diverses villes du Sud-Est. Aix en accueillit 2000. C’est à leur contact qu’Eugène contracte le typhus, qui le conduit aux portes du tombeau. La maladie lui fait alors percevoir la précarité de ses entreprises s’il continue à agir en solitaire. Pour construire dans la durée, il lui faudra travailler avec d’autres…
Les prisonniers étaient rassemblés à la caserne Forbin. Pour une ville qui n’atteignait pas les 20 000 habitants, ce nombre de 2000 était considérable. Le typhus fit de nombreuses victimes parmi eux. « Médecins et aumônier, écrit Leflon (I, p. 446), succombent de la maladie contractée à leur chevet. A cette nouvelle, l’abbé de Mazenod se propose à l’administration diocésaine pour remplacer son confrère et, avec un mépris total du danger entoure de soins les plus empressés les malheureux frappés par la contagion, les prépare à paraître devant Dieu, leur administre les derniers sacrements. Bientôt lui-même se trouve atteint… Il refuse de se laisser soigner, il continue son assistance aux prisonniers. » Le 10 mars, il doit s’aliter, le 15 il reçoit l’extrême onction et le viatique…
On devine l’émotion de ses proches, et même de toute la ville. On pense aussi aux soins que lui procurent sa maman, son beau-frère Boisgelin et probablement surtout le Frère Maur, jamais cité. Dans une lettre du 17 mars à Mme de Mazenod, Roze-Joannis s’en prend à la négligence des autorités diocésaines : « Sans prétendre le condamner, parce que le principe qui l’a fait agir aussi imprudemment est respectable, je suis persuadé cependant que les plus saints évêques de l’antiquité auraient suspendu dans un pareil cas leurs fonctions pastorales. »
Qu’Eugène ait été marqué par cette maladie, en témoigne ce qu’il écrit quarante ans plus tard au p. Baudrand , supérieur de la première équipe oblate au Texas, touché lui-même par la fièvre jaune. « Je sais ce que c’est que les épidémies, moi qui en ai été atteint dans les premières années de mon ministère. C’était le typhus des prisons dont tous ceux qui en furent atteints moururent, excepté moi dont Dieu ne voulut pas, quoique je demandasse depuis que j’étais prêtre, tous les jours à la messe, de mourir de cette mort. J’étais seul alors, je pouvais faire ce vœu ; gardez-vous bien vous autres d’en faire de pareils, vous ne vous appartenez plus… » (EO 2, 63) La lettre est datée du 30 octobre 1853. Ironie tragique ; à cette date, le p. Baudrand était décédé depuis un mois, le Supérieur général l’ignorait…
Quand dans les semaines de sa convalescence, Eugène reviendra sur sa maladie, il insistera sur les réactions de ses « chers enfants ». Ainsi dans le résumé qu’il en fait dans le Journal de la Congrégation de la jeunesse (EO 16, 143-146). « Leur inquiétude fut à son comble quand ils furent informés que j’avais perdu connaissance deux ou trois heures après avoir reçu les sacrements. » Les jeunes multiplient les supplications. « Pour que l’œuvre de miséricorde qu’ils voulaient faire pour moi ne portât aucun préjudice à leurs études, ils devançaient l’aurore, et se rendaient de grand matin malgré les frimas à l’église où chaque jour ils assistaient au Sacrifice qui était offert en leur nom aux frais de leurs petites épargnes destinées à leurs menus plaisirs. Le soir, au sortir de la classe, ils se réunissaient encore dans l’église de la Madeleine pour y faire en commun des neuvaines qui étaient en quelque sorte devenues publiques. » C’était devant la statue de Notre-Dame de Grâces. Ces prières, « jointes aux autres que l’on eut la charité de faire pour moi, m’arrachèrent des bras de la mort dont j’étais presque devenu la proie… »
Il en parle aussi dans une lettre du 23 avril à Forbin Janson (Missions 1962, 134-137) : « Je comptais comme toi et avec plus de raison que toi, sur ma forte complexion et sans les innombrables neuvaines… je serais infailliblement mort. » Et au début de cette lettre : « Si tu savais le plaisir que l’on me fait quand on me dit que, dans mon délire qui a duré tout le temps de ma maladie… je m’occupais sans cesse à parler du Bon Dieu, à prêcher, etc., et à parler de toi. Quoi ! disais-je, vous me retenez ici sans rien faire, tandis que j’ai tant d’occupations ; tout souffre de mon inaction ; je déshonore mon ministère ; de ma vie je n’oserai plus paraître devant mon ami de Janson ; que voulez-vous qu’il dise, lui qui ne s’écoute jamais et qui se sacrifie pour le bien de l’Eglise… » Cette référence à Forbin Janson dans son délire nous dit beaucoup sur Eugène à cette époque, il ne faudra pas l’oublier.
Citons aussi cette lettre du 17 juin à son papa, avec qui la correspondance est maintenant renouée : « C’est prodigieux tout ce que l’on m’a témoigné d’intérêt ; j’en suis confus et humilié toutes les fois que l’on me le rappelle, et je ne pourrai jamais le reconnaître autrement que par le plus entier dévouement au salut et à l’édification de tous mes chers compatriotes… » (EO 15, 87)
On peut noter qu’au même printemps 1814, l’abbé de Quélen, futur archevêque de Paris, alors jeune prêtre, tomba malade lui aussi au service des prisonniers. « Quoique malade lui-même au point de cracher le sang, il se multiplia dans les différents hôpitaux parisiens », apportant aux malades les secours spirituels et distribuant aumônes et vêtements. On se rappelle qu’Eugène avait indiqué comme une des intentions de ses premières messes (EO 14, 171) : « Pour obtenir… la persévérance finale et même le martyre ou du moins la mort au service des pestiférés ou tout autre genre de mort pour la gloire de Dieu ou le salut des âmes… » Il commençait à découvrir qu’il avait à donner sa vie, non dans un acte unique de haute générosité, mais dans la longue et patiente fidélité du ministère.
Eugène eut besoin d’une longue convalescence, qu’il passa en partie à l’Enclos, meublant ses journées avec Billuart, Alphonse de Liguori, le catéchisme du Concile de Trente…, étudiant notamment les vertus théologales. Il avait recommencé à dire la messe le20 avril. « Il n’y a que les génuflexions qui me peinent un peu », peut-il écrire à Forbin le 23 avril (Missions 1962, p. 135). « Me voilà hors d’affaire et aujourd’hui 24 pour la première fois je mettais le nez à la rue. Je fais peur, mais grâces à Dieu, la poitrine, ce meuble si nécessaire pour nous, est à l’abri… »
Le Journal de la Congrégation reprend au début de mai. « Le 3 mai, (noter que c’était un mardi), je convoquai tous les congréganistes dans l’église de sainte Madeleine pour y assister à la messe que je devais dire pour eux ». Son exhortation porta sur « les devoirs d’amour et de reconnaissance dont nous étions redevables à Dieu, père de miséricorde, qui n’est jamais sourd à la prière de ceux qui mettent en lui toute leur confiance » (EO 16, 140). Et le 15 mai, (un dimanche), ce fut une journée de prière et de jeux à l’Enclos. Les jeunes retrouvaient cependant leurs familles pour le repas de midi et revenaient l’après-midi.
La nouvelle situation politique et ecclésiale
En un peu plus de deux mois, note alors Eugène (ibid.), « la France avait changé de visage et la sainte religion de nos pères reprenait tous ses droits sous la paisible domination de notre légitime Souverain ». Cette courte phrase, que tous les jeunes pouvaient lire dans le Journal de la Congrégation, dit bien que pour Eugène comme pour beaucoup de Français, une période douloureuse de 25 ans prenait fin, c’était comme une aurore. Roze-Joannis s’exprimait plus brutalement : « Le règne de la racaille finira donc, et nous ne verrons plus les assassins de leur roi entourés de flatteurs et comblés d’honneurs et de richesses… » (cité par Leflon II, p. 11). Le 6 avril, Napoléon abdiquait. Le 3 mai, Louis XVIII, « souverain légitime », faisait son entrée à Paris.
A Aix, raconte-t-on, ce ne furent partout pendant plusieurs mois qu’illuminations générales, drapeaux blancs aux fenêtres, arcs de triomphe, salles et guirlandes de verdure, danses, repas et chants joyeux. Le maire déclarait : « Le descendant chéri de saint Louis et de Henri IV remonte sur le trône de ses pères. » Un registre d’adhésion fut ouvert, qui recueillit en quelques jours 1500 signatures. On y trouvait, à côtés de prêtres, d’employés, de négociants, tous les grands noms de l’aristocratie…
Mgr Jauffret était toujours considéré comme l’archevêque nommé, bien qu’absent d’Aix depuis plus d’un an. Le 14 avril, il donne sa démission pour redevenir évêque de Metz. Les administrateurs capitulaires sont les vicaires généraux Guigou et Dudemaine ; ce dernier meurt en juin et son remplaçant est l’abbé Beylot, qu’Eugène avait eu comme confesseur avant son entrée au séminaire. Eugène en informe son ami Charles (cf. Missions 1962, p. 136). « Notre chapitre, sans attendre qu’aucun autre lui en donnât l’exemple, s’assembla le 14 ou le 15… Grands débats, consultations… Il prend à l’unanimité la délibération de rétracter tout ce qui avait été fait depuis la première élection des grands vicaires » quatre ans auparavant à la mort de Mgr de Cicé. Eugène ajoute que le Chapitre a pris soin de faire approuver ces délibérations par les cardinaux de passage en Provence.
Dans cette question du rétablissement de l’autorité canonique légitime, Eugène ne se situe pas en simple observateur. Il prend parti et le fait savoir. Parlant des chanoines d’Aix qui s’étaient montrés favorables à Mgr Jauffret, il écrit à Forbin Janson (la lettre peut être datée du 20 juin, EO 15, 85-86) : « Les gens de cette espèce (les soutiens de Jauffret) en débitent ici de toutes les couleurs. Pas devant moi, parce qu’ils me redoutent, je ne sais trop pourquoi, ou plutôt je le sais très bien. C’est au point que l’Evêque de Metz, à ce que l’on mande de Paris, me regarde comme son plus redoutable adversaire, non seulement à Aix, ce qui pourrait avoir quelque fondement, mais encore à Paris, ce qui est absolument faux. Au reste, ce n’est que ses principes que je combats, parce qu’ils ne sont pas conformes à la vérité et aux traditions de nos Pères… Que l’Eglise romaine se persuade bien que ces gens-là et leurs adhérents sont les ennemis de tous ses droits et de toutes ses prérogatives… Au reste, leurs actions sont très bas ici, et j’ai un peu contribué à cette bonne œuvre… ». Comme l’indique Leflon (II, p. 13) : Le parti adverse « ne manquait pas de mémoire ; les oppositions tenaces que rencontrera l’apôtre de la jeunesse et le fondateur des Oblats se chargeront amplement de le démontrer ».
Le mandement de Mgr Miollis, originaire d’Aix et depuis 1806 évêque de Digne, indique bien l’état d’esprit, que partageait Eugène. Ce mandement est daté du 26 mai : « Béni soit le Dieu de miséricorde, qui nous console dans toutes nos tribulations… Le fléau dévastateur de la guerre s’avançait à grands pas vers nos foyers. L’orage qui d’abord n’avait grondé que de loin était prêt à éclater sur nos têtes, lorsque tout à coup un de ces événements, dans lesquels l’impie lui-même ne saurait méconnaître le doigt de Dieu, a donné à l’horizon une clarté inattendue. La paix, objet de tant de vœux, nous a enfin été accordée. Tout annonce qu’elle sera durable puisqu’elle a été cimentée pour le rétablissement de cette antique dynastie, qui pendant tant de siècles avait fait la gloire et le bonheur de notre nation… Déjà la capitale a accueilli avec enthousiasme dans ses murs notre légitime souverain, auguste frère de Louis XVI… Prince infortuné et digne d’un meilleur sort, doux, éclairé, vrai père du peuple, il nous sera enfin permis de répandre sans contrainte des larmes sur votre bonheur… » (cité par Ricard, Mgr de Miollis, p. 163).
C’est sous la date du 15 mai qu’Eugène écrit dans le Journal de la Congrégation (EO 16, 147) le mot déjà cité : « La France avait changé de visage ». Il ajoute : « La sainte religion de nos pères reprenant tous ses droits sous la paisible domination de notre légitime Souverain, la Congrégation n’a plus à craindre de revers, ni les congréganistes et leur Directeur de persécution. Sachons remercier Dieu de cette insigne faveur par un renouvellement de zèle et d’application pour remplir tous nos devoirs. Le premier bienfait que nous devons à cette heureuse et inattendue régénération, c’est de pouvoir faire nos exercices religieux sans contrainte et à découvert, leur donner plus d’étendue et de publicité… » Quelques jours plus tard, il note que la Congrégation a été rétablie à Marseille.
Le Journal indique donc la reprise régulière des activités : admissions, installation des dignitaires, participation aux processions de la Fête-Dieu… La « chapelle de la Congrégation » à l’Enclos obtient des grands vicaires l’autorisation de garder le saint Sacrement. L’abbé Guigou vient en personne y célébrer la messe du 15 août. Le Journal souligne tout particulièrement les célébrations de première communion, dont on soigne la préparation, et aussi la confirmation, sans que le nom de l’évêque soit mentionné. La situation politique était redevenue favorable à ce que les jeunes se proposent pour ces sacrements.
Le souci de son père et de ses oncles
Avec la nouvelle situation politique, la correspondance est maintenant rétablie entre la France et la Sicile. Pour Eugène, le souci des exilés de Palerme redevient central ; il tient à ce qu’ils reviennent en France et y trouvent une vie plus digne de leur condition. Leur indéfectible fidélité à la dynastie légitime des Bourbons doit obtenir sa récompense. Il n’a en outre pas perdu l’espoir d’une réconciliation entre son père et sa mère, séparés depuis près de vingt ans.
C’est Eugène qui relance la correspondance. Sa lettre du 17 juin déjà citée donne à son père des nouvelles de sa maladie et de sa guérison (cf. EO 15, 87). Il semble même envisager que les Siciliens sont déjà sur le chemin du retour, venant donner de vive voix de leurs nouvelles. « Il eût été urgent que vous vous trouvassiez ici au moment de la régénération générale. Dans la position où vous êtes il vous convenait de demander des places et, quoiqu’elles soient excessivement briguées, il me semble que nous avions assez d’amis à Paris pour espérer avec fondement d’être écoutés favorablement. Le Roi, d’ailleurs, vient de faire une ordonnance extrêmement favorable pour les anciens officiers de Marine et mon oncle est dans le cas d’en profiter. Nous avons un canonicat vacant et, quel que soit l’archevêque qui nous sera donné il est bien impossible qu’il pût l’accorder à tout autre qu’à l’abbé, s’il était sur les lieux. Entre tous vous aurez trouvé le moyen de céder tous les ans près d’un millier d’écus à vos créanciers ou à ceux de votre père, et vous auriez par là fait un acte de justice qui eût adouci tous les esprits, tandis qu’en persistant dans le système auquel vous avez tant tenu malgré tout ce que j’ai pu vous dire dans le temps, il semble qu’on a quelque raison de vous accuser de ne pas employer le seul moyen qui vous reste de réparer une petite partie du dommage qu’essuient vos créanciers, ce serait au moins une preuve de bonne volonté dont on vous eût su gré, comme on en a su gré à d’autres… ». Un canonicat pour l’abbé, une pension pour le chevalier et à eux trois commencer de dédommager les créanciers, tel est le plan d’Eugène, auquel il ne voit pas comment on pourrait raisonnablement s’opposer.
M. de Mazenod répond le 24 juillet (cf. EO 15, 87, note 37), en vieux papa épanchant son cœur : « Mon fils, mon bon fils, Zézé, mon cher Zézé, douce consolation de mes tristes jours, soutien de ma vieillesse, Zézé, mon bien, mon espoir et ma vie, je me précipite dans tes bras, je te serre contre mon cœur. Le sens-tu palpiter, ce cœur sensible ? Vois-tu son agitation ? …» La lettre se poursuit en prière d’action de grâce : « Après avoir abattu mon fils ; vous l’avez relevé, après l’avoir blessé vous l’avez guéri, vous vous êtes laissé toucher par les prières ferventes des âmes fidèles qui s’intéressaient à sa conservation. Vous me l’avez rendu ! Quelles actions de grâce ne vous rendrais-je point ! O mon Dieu, daignez les agréer et veuillez bien continuer à jeter sur lui des regards de miséricorde. Et toi mon cher enfant, reçois nos félicitations, nos embrassements, partage notre joie… »
Le papa ajoute alors une confidence : « Le Chevalier nous a révélé un secret que nous ignorions. Il avait contracté depuis deux ans un mariage de conscience avec dona Antonia que tu avais vue chez nous, et qui n’était plus en âge d’avoir des enfants… Au reste, je n’ai pas besoin de te recommander de ne rien marquer en réponse à cet article qui puisse mortifier le chevalier ou sa femme, car 1° à chose faite conseils sont pris ; 2° en qualité de prêtre, tu dois dire ce que dit ton oncle l’abbé : le péché occasionné par la fréquentation est ôté par le mariage ; que Dieu en soit loué. » Dans une autre lettre, quelques semaines plus tard, le Président écrit à son fils : « Depuis 70 ans que j’habite en ce bas monde, je me suis convaincu de deux vérités qui ont beaucoup contribué à me faire supporter patiemment mes malheurs et dont je t’exhorte à te bien persuader toi-même : la première, c’est de ne jamais juger sur les apparences, parce que sous quelque aspect de probabilité qu’elles se présentent, elles sont presque toujours trompeuses ; la seconde, c’est de se méfier de tous les rapports, de ne pas se presser de condamner le prochain, et surtout de ne jamais le condamner sans l’entendre… »
La lettre d’Eugène le 25 août revient sur les problèmes familiaux. Les créanciers du papa se font insistants, le beau-frère d’Eugène a intenté un procès à sa famille. Quant au papa, il revient sur les projets d’Eugène pour Fortuné (cf. EO 15, 94, note 45) : « Tu me fais rire en me disant que l’abbé Fortuné laisse échapper l’occasion d’avoir un canonicat, comme s’il était naturel de croire qu’on pensât à un vieux prêtre qu’on a perdu de vue depuis si longtemps, tandis qu’on ne songe pas à un jeune homme de mérite, qui a fait ses preuves et qu’on a sous les yeux. C’est à toi qu’on aurait déjà dû le donner. Ce n’est pas que si on nommait ton oncle au dernier canonicat d’un chapitre où il a exercé une des premières dignités il le refusât, quoiqu’il lui fallût, comme on dit, d’évêque devenir meunier, mais il désirerait bien plus qu’on te rendît justice à toi-même… »
On sent que les insistances d’Eugène deviennent pesantes pour son père, lequel n’ose pas exprimer les véritables motifs de leur non-retour en France. D’une part, il y a les dettes, et les créanciers, il y a surtout le quasi-veto de Mme de Mazenod à l’égard des trois frères. « Ton billet particulier achève de faire perdre la tramontane à l’abbé et à moi. Il nous afflige au-delà de toute expression, » écrit le papa le 19 octobre. Et quelques jours plus tard, le Président écrit à Emile Dedons : « Votre cousin est un garçon rempli de mérite, de bonnes qualités et de vertus. Mais savez-vous qu’il est presque aussi despote que M. Bonaparte : lorsqu’il commande, non seulement il veut être obéi, mais il veut l’être sur le champ et sans réplique. »
On sent l’incompréhension grandir ; un nouveau fossé se creuse entre Eugène, pour qui tout est simple, et son père bien conscient des difficultés. La lettre d’Eugène à son père le 29 octobre se fait quelque peu accusatrice : « Je n’ai plus de voix pour vous appeler, mes chers amis, ni de raisons à vous alléguer. Je n’ai plus rien à ajouter sinon que je suis innocent de toutes les suites fâcheuses, désastreuses d’un retard que je ne puis m’expliquer. Si vous tardez encore et que vous laissiez achever le travail qui est déjà fort avancé, alors je mettrai aussi peu de zèle pour vous déplacer que je mets aujourd’hui d’importunité et que vous mettez de lenteur… On a beaucoup de peine à obtenir quelque chose étant sur les lieux, que voulez-vous espérer étant absent ? » Eugène parle ensuite des démarches auprès de l’archevêque de Reims, Grand Aumônier, donc chargé des nominations épiscopales, et frère du baron de Talleyrand, leur ami de Naples et de Palerme, pour placer Fortuné : « L’abbé peut-il s’y borner quand il s’ouvre devant lui une carrière plus conforme à sa vocation ? Depuis quand les prêtres sont-ils établis pour donner des leçons de langues ? … On se fait des montagnes de tout quand on a poca voglia (peu de volonté)… »
Dans sa lettre du 7 décembre, Eugène explique ses choix en fidélité à sa vocation (EO 15, 93-94), et insiste sur l’ « extrême répugnance » qu’il éprouve à se montrer solliciteur pour son père et ses oncles. « Jamais vous ne vous ferez une idée de ce qu’il m’en a coûté pour solliciter ainsi la protection même de nos plus affectionnés amis. Si c’eût été pour moi, j’aurais préféré tendre la main toute ma vie, plutôt que de demander la moindre chose ; mais j’ai dû céder à un devoir plus impérieux encore. J’ai sollicité, je solliciterai de nouveau, s’il le faut ; mais chaque mot me coûtera une goutte de sueur, chaque démarche sera une épine… » La situation familiale reste bloquée.
Les questions posées par Forbin Janson
Pour nous qui connaissons la suite, il est clair qu’à côté des activités d’Eugène pour les jeunes, à côté de ses soucis pour fournir à son père et à ses oncles un meilleur avenir, c’est dans les relations, complexes, avec Charles de Forbin Janson qu’Eugène construit son avenir. La correspondance révélait chez Eugène une dépendance certaine à l’égard de son ami, jamais à court d’initiatives. Charles était la référence ; dans son délire de malade, c’est à lui qu’il se comparait, pour exprimer son infériorité, « je suis loin d’être à sa hauteur ». Or, en un peu plus d’une année, Eugène se rend compte qu’il doit, non plus suivre, mais à son tour prendre les devants et fonder son propre groupe de missionnaires… Les lettres, publiées dans les Missions (1962) le font très bien sentir.
Alors que le retour du Roi ouvre à l’Eglise de nouveaux espaces, alors qu’Eugène convalescent reprend peu à peu son travail, Charles, toujours grand vicaire de Chambéry, mais qui n’a pas perdu le rêve de la mission en Chine, multiplie les prédications. On le signale à Lausanne, Lyon, Genève… C’est dans cette ville qu’il fait une rencontre décisive, celle de Mgr Padovani, évêque de Nocera près de Naples. Le P. Rey (I, p. 161) nous a conservé la lettre où il s’en explique à Eugène. « Mgr de Nocera me dit que Dieu demande une mission générale, une rénovation universelle. Il m’a parlé avec tant de force et un esprit de Dieu qui m’a paru si admirable que je me suis décidé à partir avec lui et à l’accompagner jusqu’à Rome. Je vais m’offrir au Très Saint Père pour faire ce qu’il voudra de moi, soit pour commencer les missions s’il l’exige, soit pour retourner à Paris où je puis être utile à la religion, soit pour attendre à Rome un ou deux ans, comme nous en fîmes le projet. Si ta santé, comme je le suppose, exige du repos et un voyage, viens m’y trouver… Ah ! si tu pouvais venir… » La lettre fait une claire allusion à un projet commun de séjour à Rome, sur lequel nous n’avons pas d’autres renseignements. Eugène apprend seulement que Charles est parti seul, sur un coup de tête, en vue de travailler à cette « mission générale de rénovation universelle ». Eugène, tout en en prenant acte, ne tarde pas à s’en dire « fâché »,.
Le 20 juin est la date probable de la lettre qu’Eugène envoie à Rome (Missions 1962, p. 137-146)) : « J’envie ton bonheur, mon bien cher Charles, sans jalousie pourtant. Mais j’avoue qu’il eût été bien doux pour moi de le partager. Le bon Dieu ne m’a pas fait cette grâce, car j’aurais regardé comme telle la possibilité de visiter tant de saints lieux, de me retrouver au milieu d’un aussi grand nombre de précieux souvenirs. Tout est dit maintenant. Il ne fallait rien moins que toi pour me lancer. Je suis de retour de mon pèlerinage. Je ne sais quel parti prendra notre troisième compagnon. Il t’accusera peut-être d’inconstance, et il fera son voyage tout seul. Moi, tout fâché que je suis que tu sois parti sans moi, je t’excuse, parce que je sens que l’occasion était séduisante. Et, sans te faire aucun reproche, je te donnerai mes commissions et, pour ne pas les oublier, je commence par elles… » Eugène prie alors Charles d’obtenir des reliques, des indulgences et des chapelets destinés à ce qui est désormais la Congrégation de la Jeunesse d’Aix.
Puis il poursuit : « J’ai vraiment joui de tout le bonheur que tu as éprouvé dans ta route. Ce n’est pas mal généreux à moi. Si j’avais été avec vous autres, j’aurais un peu expliqué les affaires au saint évêque de Nocera. Il n’est pas temps encore que tu ailles à l’autre monde. Quand il s’agit de solliciter d’un Supérieur et surtout d’un Supérieur comme le Vicaire de Jésus-Christ, une décision aussi importante que celle que tu attendais de lui, il faut mettre beaucoup de simplicité dans l’exposé des faits, etc. » Charles aurait dû aussi insister pour que le pape et les cardinaux prennent une position plus ferme à l’égard des complicités que Napoléon a trouvées dans les autorités de l’Eglise de France. Puis il continue : « Tu as bien fait de ne pas parler de moi au Pape. A quoi cela servirait-il ? Je ne demande rien à personne, si ce n’est qu’on m’aide par de bonnes prières à faire mon salut. »
Dans sa lettre du 19 juillet (Missions 1962, p. 193-196), Eugène reproche à Charles son inconcevable instabilité de projets, et le danger de faire passer ses propres préjugés dans l’esprit des supérieurs : « Je n’ose plus me flatter que tu sois encore à Rome, mon très cher et bon frère et ami, puisque dans la dernière lettre que j’ai reçue de toi, tu me marques que tu en partiras après le pontifical de Saint-Pierre. Je risque pourtant ce mezzo foglio dans l’espérance que tu auras changé d’avis, ce qui ne serait pas un phénomène chez mon ami Charles. Il faut bien que tu m’aies accoutumé à cette inconcevable instabilité de projets, pour que je ne sois pas tombé des nues en apprenant de toi-même que ces deux grandes années, que tu devais passer à Rome pour t’y perfectionner, etc., tout à coup se réduisent à quinze jours ou trois semaines. Où iras-tu ? Est-ce des pieds du Souverain Pontife que tu prends ton essor pour la Chine ? Cher ami ! y as-tu bien pensé ? Est-ce là ce que le bon Dieu demande de toi ? N’as-tu pas à te reprocher d’avoir fait passer tes propres préjugés dans l’esprit des supérieurs, qui n’eussent vraisemblablement jamais décidé que tu dusses, en ce moment du moins, t’éloigner de la France ? Pauvre France, si tous ceux qui peuvent se rendre témoignage qu’ils n’ambitionnent autre chose que la gloire du Souverain Maître et le salut des âmes qui se sont égarées si loin du vrai sentier, l’abandonnent, elle sera donc livrée aux intrigants de toute espèce, qui obsèdent nos princes pour dévaster chacun quelque portion de l’héritage du Seigneur. (Eugène fait allusion aux intrigues de beaucoup pour être nommés évêques aux nombreux postes vacants.)
Un autre passage mérite d’être cité : « Ne pouvant être avec toi à Rome, je me serais consolé un peu en te suivant en esprit dans tes visites et tes pieux pèlerinages, mais tu vas trop vite. L’idée seule de tes courses accélérées me fatigue. Aussi as-tu fini avant que j’aie commencé.» Pour le reste, Eugène continue à dire ses inquiétudes devant les prochaines nominations d’évêques. Il demande à Charles de lui procurer divers ouvrages sur saint Philippe Néri et sur le bienheureux Léonard de Port-Maurice ainsi qu’un livre écrit pour l’instruction des jeunes confesseurs.
L’allusion à la Chine indique que Charles n’a pas encore fait part à Eugène de sa rencontre décisive avec le pape, rencontre qu’on ne peut dater avec précision. C’est elle pourtant qui détermina Charles ainsi qu’Eugène à abandonner le rêve de la Chine et à se consacrer à la mission en France. Voici comment Rey (I, p. 169) la rapporte, sans donner de date, et se référant aux Mémoires, disparus, d’Eugène : « Avant d’arriver à Rome, Charles de Janson eut l’occasion de voir le Saint-Père et de lui exposer ses desseins : dans l’ardeur de son zèle, il s’offrait à embrasser les missions étrangères, les plus éloignées et les plus difficiles, à aller jusqu’en Chine même. Le Pape ne goûta pas son projet et lui répondit ces mémorables paroles : ‘Votre projet est bon, sans doute, mais il convient davantage de venir au secours des peuples qui nous entourent : maxime autem ad domesticos fidei. Il faut, en France, surtout, des missions pour les peuples et des retraites pour le clergé.’ Ce sont les propres paroles du Saint Pontife. »
Il ne semble pas, contrairement à ce qu’en dit Rey, que Charles se soit hâté d’informer son ami, puisque la lettre d’Eugène le 19 juillet n’y fait pas allusion. Rey ajoute cependant que Charles écrivit à Eugène « qu’il allait s’occuper de former une compagnie de missionnaires qui s’emploieraient sans relâche à évangéliser les peuples. Il l’invitait de la manière la plus pressante à se réunir à lui pour commencer l’œuvre qu’ils avaient tant affectionnée et il ne doutait pas que son ami ne se rendît à son ardent appel. » (cf. Rey, I, p. 169-170)
Eugène attendait un signe qui lui indiquant de quelle manière Dieu lui demandait de répondre aux nombreux besoins de l’Eglise. Maintenant le Vicaire de Jésus-Christ a parlé et Eugène y lit la volonté de Dieu. Lui-même, et les Oblats après lui, seront toujours conscients que cette parole de Pie VII a été déterminante pour leur vocation. « Il faut, en France, surtout, des missions pour les peuples et des retraites pour le clergé… » Pour Eugène, la question devient désormais comment être missionnaire, et surtout avec qui, tandis que Charles se fait pressant à son égard, lui demandant de le rejoindre.
Forbin Janson et les Missionnaires de France
L’Eglise en France se trouve en effet face à l’immense tâche de liquider les séquelles de vingt-cinq ans de crise d’abord révolutionnaire, puis napoléonienne. Beaucoup pensent à une restauration catholique. Le temps est venu de reconstruire. Pourtant Eugène ne cache pas son malaise devant certaines attitudes, certaines ambitions, tant à Aix qu’au plan national. Mais il reste plutôt discret. Charles, lui, renoue avec l’abbé Rauzan et s’engage avec lui dans la fondation des Missionnaires de France.
L’abbé Rauzan est un prêtre du diocèse de Bordeaux, où il est né en 1757 et a été ordonné en 1782. Dans ses premières années de ministère, il s’est montré particulièrement attentif aux jeunes. Vient la Révolution. Il refuse de prêter serment à la Constitution et se met au service pastoral des émigrés en Allemagne et en Angleterre. Il rentre en France peu après le 18 brumaire. On le voit prêcher à Paris et à Bordeaux. Le cardinal Fesch, archevêque de Lyon et oncle de l’Empereur, qui veut relancer les missions paroissiales, fait appel à lui pour la Société dite des Chartreux qu’il fonde à Lyon dans ce but. Ce sont alors deux années et demie de missions, d’abord approuvées par Napoléon, puis interdites par lui en 1809. Forbin-Janson avait rencontré l’abbé Rauzan à Paris, durant les années de séminaire. Dès son retour de Rome, il part à Paris pour se joindre à lui et à l’abbé Legris-Duval, lui aussi lié à la Congrégation, en vue de cette re-fondation. L’équipe se reconstitue peu à peu, avec plusieurs anciens de Lyon. Elle s’établit dans une petite maison, 8 rue Notre-Dame-des-Champs, « vivant dans des conditions d’étroite pauvreté ».
Dès cette année 1814, Forbin-Janson présente un Mémoire au Roi sur un établissement de missions pour la France, concerté avec ses collègues et approuvé du Grand-Aumônier (le futur cardinal de Talleyrand-Périgord, oncle du fameux ex-évêque) qui prenait sous sa protection l’œuvre naissante. Voici le résumé qu’en fait Sevrin (on ne manquera pas de sentir les analogies avec les analyses d’Eugène à Aix) : « Les missions ont toujours été regardées comme la grande ressource des peuples, et peut-être il n’est aucune nation dont l’état politique et moral en réclame le secours aussi impérieusement que la France. La philosophie du XVIIIème siècle a été une mission à rebours dont les funestes effets durent encore, même dans la jeunesse qui est impie et frondeuse. La nation n’a pas compris le miracle du rétablissement des Bourbons. Au milieu de ce royaume, un des plus beaux et des plus anciens héritages du Christianisme, le nom de Dieu est maintenant profondément oublié, quand il n’est pas publiquement insulté ; l’ambition et l’intérêt sont les dieux de la France, et le mépris de tous les devoirs d’état a été la suite nécessaire du mépris de tous les devoirs religieux. Le remède à un si grand mal ne peut venir de l’Université, jusqu’ici impuissante à éduquer, ni des ordres religieux qui n’existent plus, ni même du clergé de paroisse, décimé, sans prestige, et qui sera lent à se recruter. Il faut donc des missions, moyen éminemment populaire, béni de Dieu dans tous les temps. Seules elles peuvent ranimer l’esprit chrétien dans les familles et dans les collèges, apaiser les haines de partis et procurer l’union des esprits et des cœurs. Ce qui soutiendra les missionnaires dans leur rude labeur, c’est la pensée qu’ils serviront à la fois les deux meilleurs maîtres, Dieu et le Roi ; gagner une âme à Dieu, c’est donner à l’Etat un citoyen utile, c’est assurer au Roi un sujet fidèle. » (cité par E. Sevrin : Les Missions religieuses en France sous la Restauration, tome I, Paris 1948, pp. 25s). L’établissement obtient l’approbation des vicaires généraux de Paris le 9 janvier 1815 ; l’approbation royale suivra bientôt…
Insistance de Charles, hésitations d’Eugène
Les appels de Charles à Eugène trouvent place dans ce contexte. Eugène y répond dans une lettre qu’on peut dater du 12 septembre 1814 (Missions 1962, pp. 197-199) et envoyée à Chambéry, que Charles a déjà quitté. Eugène met en avant le retour, qu’il pense proche, de son père et de ses oncles pour ne pas se lier à son ami : « Je passe ma vie à écrire, c’est toujours à recommencer. Ceux avec qui je me plairais davantage à m’entretenir sont précisément ceux que je mets à la queue toujours (que je fais passer après les autres), dans l’espérance d’avoir un peu plus de temps. Et puis, c’est précisément avec eux qu’il faut que j’abrège. J’ai reçu ta lettre à Marseille, où des affaires pressantes m’avaient conduit. De retour à Aix, je vois que je ne te trouverai plus à Chambéry. Je risque deux lignes pourtant, afin que tu ne sois pas en peine. Que n’as-tu passé par ici en revenant de Rome ! On s’entend mieux en quatre mots que par cent lettres. Tu aurais peut-être trouvé quelques missionnaires à Marseille. J’en connais un, pas des plus jeunes, mais qui en a beaucoup fait (il pourrait s’agir du p. Mye). Tu aurais causé avec lui. Peut-être t’aurait-il convenu. Je te l’adresserai, s’il se détermine d’aller à Paris. Il est un prêtre plus jeune qui a le même goût. Il ne manque pas d’une certaine facilité, mais il n’a pas de fond ; il a un genre doucereux qu’il faudrait corriger. D’autres peut-être se seraient présentés !
Et toi ? me diras-tu ! Moi, je n’y pense pas pour le moment. Outre que tout me manque pour travailler avec succès, surtout auprès des prêtres, je prévois que je serai bientôt dérangé. Mon père et mes oncles sont au moment de rentrer. Ils ont, à leur arrivée, un besoin indispensable de moi. Il faudra ensuite que je les place. Après, je serai à moi, si toutefois cela est possible ; car dès à présent et depuis longtemps, je suis le serviteur de tous et à la disposition du premier venu. C’est apparemment la volonté de Dieu. J’ai peu de goût à ce métier ; je ne sais pas s’il ne me fera pas changer de vocation. Je soupire quelquefois après la solitude ; et les Ordres religieux qui se bornent à la sanctification des individus qui suivent leur Règle sans s’occuper autrement que par la prière de celle des autres, commencent à m’offrir quelques attraits. Je ne répugnerais pas à passer ainsi le reste de mes jours ; et certes, c’est être un peu différent de ce que j’étais. Qui sait ! Peut-être, je finirai par là ! Quand je n’aurai pas sous les yeux les besoins extrêmes de mes pauvres pécheurs, j’aurai moins de peine à ne pas les secourir. Il se peut bien d’ailleurs que je me persuade de leur être plus utile que je ne le suis en effet. En attendant, pourtant, mon temps et mes soins sont pour eux. »
Parlant ensuite de sa surcharge de travail, il explique : « C’est à n’y pas tenir ; toujours tout pour les autres, rien pour soi. Au milieu de tout ce tracas, je suis seul. Tu es mon unique ami – j’entends dans toute la force du terme – car de ces amis bons et vertueux d’ailleurs, mais à qui il manque tant d’autres choses, il ne m’en manque pas. Mais à quoi servent-ils ? Sont-ils capables d’adoucir une peine ? Peut-on causer avec eux sur le bien même que l’on voudrait faire ? A quoi bon ! On n’en retirerait que des éloges ou que du découragement. Au reste, quoique tristement, je vais mon train, ne mettant ma confiance qu’en Dieu. Aimons-le toujours davantage. Adieu. »
Eugène à cette date (septembre 1814) n’a donc pas encore l’idée de réunir lui-même des missionnaires, puisqu’il en propose à Charles. Mais celui-ci étant loin, Eugène se sent seul, ce qui lui coûte, spirituellement aussi. Dans ses notes de retraite de décembre 1814, Eugène va écrire : « Je ne dois point oublier que ce qui me faisait le plus de peine lors de ma maladie, c’était de m’être trouvé dans une position où j’agissais par ma seule volonté, de manière que je ne savais pas si mes œuvres, qui n’avaient pas le mérite de l’obéissance, étaient agréées de Dieu. »(EO 15, 96) Ainsi, pense-t-il, quand on obéit, on est assuré de faire la volonté de Dieu. Devoir décider par soi-même, cela lui pèse. Quelle peut donc être cette volonté de Dieu ?
La lettre suivante, du 28 octobre (Missions 1962, pp. 199-203), est de la même tonalité que celle de septembre. Cependant Eugène veut davantage d’informations sur les projets parisiens. Pour la première fois, il dit penser à quelque chose d’analogue pour la Provence. « Nos contrées sont dépourvues de tout secours, il faut prêcher en provençal. Ce serait les abandonner que de nous joindre à vous. »
« …Je suis ravi, cher ami, de voir ton affaire en bon train. Il ne nous reste plus qu’à prier le Seigneur de donner l’accroissement et le succès à cette excellente œuvre. J’aurais voulu que, ne pouvant le faire toi-même, tu chargeasses un des tiens de me donner les plus menus détails de tout ce qui se passe à ce sujet, des règlements que vous suivez, du genre de vie que vous mènerez, etc. A part l’intérêt très vif que je prends à la chose et qui me fait souhaiter d’en suivre les progrès, etc., il m’est désagréable de m’entendre donner des nouvelles que j’ignore sur ce que tu fais ; personne ne devrait en être mieux et plus tôt informé que moi… Le roi vous a accordé 150 000 francs pour votre premier établissement. Quand le formerez-vous, et comptez-vous vous y établir bientôt ? Vous êtes donc bien nombreux, puisque vous comptez avoir deux maisons. J’ai le plus vif désir de connaître vos Constitutions. Ce n’est pas que je croie probable qu’il me soit possible d’aller m’adjoindre à vous. Je ne connais pas encore ce que Dieu exige de moi, mais je suis si résolu de faire sa volonté dès qu’elle me sera connue que je partirais demain sur la lune, s’il le fallait. Je n’ai rien de caché pour toi. Ainsi je te dirai sans peine que je flotte entre deux projets : celui d’aller au loin m’enterrer dans quelque communauté bien régulière d’un Ordre que j’ai toujours aimé ; l’autre d’établir dans mon diocèse précisément ce que tu as fait avec succès à Paris. Ma maladie m’a cassé le cou. Je me sentais plus de penchant pour le premier de ces projets, parce que, à dire vrai, je suis un peu las de vivre uniquement pour les autres. Il m’est arrivé de n’avoir pas le temps de me confesser de trois semaines ; juge si je suis à la chaîne ! Le second cependant me paraissait plus utile, vu l’affreux état où les peuples sont réduits. Quelques considérations m’ont arrêté jusqu’à présent. Le défaut absolu de moyens n’est pas le moins embarrassant de l’affaire. Car ceux qui auraient pu se réunir à moi n’ont rien du tout, et moi je n’ai pas grand-chose ; car sur ma pension de mille francs, il faut que je paie mon domestique, qui au reste va bientôt me quitter pour s’en retourner à sa Trappe. Nouvelle contrariété parce que je faisais capital sur lui pour notre maison de mission. Cette communauté, qui n’est au reste encore que dans ma tête, se serait établie chez moi. Maman, à ce que je crois, n’aurait pas eu de peine à me céder, en attendant, la maison que j’habite tout seul en ce moment à la porte de la ville. Il y aurait de quoi loger huit missionnaires. Dans la suite nous aurions cherché un plus vaste local, etc. J’avais aussi dans ma cervelle quelques règles à proposer, car je tiens à ce que l’on vive d’une manière extrêmement régulière. J’en suis là. Tu vois que ce n’est pas être fort avancé.
Maintenant, tu me demanderas peut-être pourquoi voulant être missionnaire, je ne me joins pas à vous avec la petite bande que je pourrais réunir. Si je voulais répondre en gascon, je te dirais d’abord que c’est parce que tu t’es très faiblement soucié de m’avoir ; mais ce n’est pas là la vraie raison, puisque je pense réellement ce que je t’ai mandé dans ma dernière lettre, que je ne suis pas à même de t’être fort utile. Mais ce qui doit nous retenir, c’est que nos contrées sont dépourvues de tout secours, que les peuples laissent quelque espoir de conversion, qu’il ne faut donc pas les abandonner. Or ce serait les abandonner que de nous joindre à vous, parce que nous seuls, et non pas vous, pouvons leur être utiles. Il faut parler leur propre langage pour être entendu d’eux ; il faut prêcher en provençal. Si nous pouvons nous former, rien ne nous empêchera de nous affilier à vous, si cette union doit être pour le bien. Que Dieu soit glorifié, que les âmes se sauvent ; tout est là, je n’y vois pas plus loin. Malgré cela, un secret désir me porterait ailleurs… » Puis Eugène questionne sur les suites que Charles a pu donner aux demandes faites dans les lettres précédentes, ainsi que sur les rumeurs autour de la nomination du futur archevêque d’Aix.
Dans sa lettre du 21 novembre, Eugène revient sur les même thèmes (Missions 1962 pp. 204-209). Des raisons qui ne peuvent être méprisées l’empêchent de ramer avec Forbin-Janson. « Pour le coup, cher ami, je ne me plaindrai pas que ta dernière lettre soit scarsa (modique) ; elle est, au contraire, telle que je les aime de toi. Les détails en sont satisfaisants, et j’y vois avec une vraie consolation que le grand œuvre s’opère. Si tu rencontrais quelques obstacles, des dégoûts, des contrariétés, l’opposition de ceux mêmes qui, par état, devraient le plus seconder tes efforts, je regarderais l’affaire comme bien avancée. Cela viendra peut-être. En attendant, jouis du calme pour faire voguer la barque. J’y ramerais bien volontiers avec toi, sans les raisons qui me retiennent ; elles sont de nature à ne pouvoir être méprisées. A celles que je t’avais précédemment communiquées s’en joint maintenant une dernière d’un autre genre, qui m’oblige à suspendre jusqu’au printemps toute résolution à cet égard. Mon père et mes oncles vont rentrer après 24 ans d’exil. » Eugène parle alors de la possibilité pour son oncle d’être évêque, puis de la situation d’Aix : « Notre diocèse est dans un état pitoyable ».
L’interruption, ou plus probablement la disparition de la correspondance des onze mois suivants nous prive de beaucoup d’informations. La lettre suivante en notre possession est du 28 octobre 1815, quand les décisions sont prises. Eugène s’apprête maintenant à regrouper les premiers Missionnaires de Provence et à acheter une partie de l’ancien Carmel d’Aix. Heureusement Rey nous fournit d’autres informations, notamment des extraits des lettres de M. Duclaux à son cher Eugène. Le 24 août, de M. Duclaux : « Je serais charmé pour notre cher ami Charles que vous puissiez vous rencontrer avec lui, parce que personne ne le connaît mieux que vous et n’a plus de facilité pour lui parler ; conjurez-le d’être plus sédentaire, de prendre du temps pour étudier et de ne se livrer au ministère extérieur que lorsqu’il sera bien rempli de toutes les connaissances que demande le sacerdoce. » (Rey I, p. 170) Ce vœu ne fut guère exaucé.
Et encore plus précisément le 1er décembre, en réponse aux questions que se pose Eugène : « L’établissement que veut former M. de Janson est excellent en lui-même et propre à faire de grands biens, et vous ferez bien, si vous y avez de l’attrait, de vous y associer quand il sera formé et composé de gens aptes à la bonne œuvre qui en est le but, ce qui n’est pas encore prêt. Mais, en attendant, vous devez continuer les bonnes œuvres que vous avez entreprises et prendre surtout soin de cette Congrégation de jeunes gens que vous avez établie et que vous dirigez, et dans les intervalles libres faire des missions. » (ibid.)
La Congrégation de la Jeunesse
Nous nous sommes attardés sur ce qui nous paraît déterminant à cette période, les relations entre Eugène et Charles. Eugène consacre cependant l’essentiel de son temps à la Congrégation de la Jeunesse, qui regroupe des jeunes de plus en plus nombreux. Le Journal (cf. EO 16) nous en fait connaître quelques événements remarquables.
Le 20 février 1815, il est noté : « Le nombre des congréganistes (postulants) s’étant augmenté considérablement, parmi ceux qui se sont présentés il s’en trouve plusieurs d’âge mûr… » En conséquence, a été établie une section particulière pour les plus de 18 ans. Changement important pour le visage de la Congrégation, qui jusque-là rassemblait des adolescents du Collège. Est aussi mentionnée l’admission de Paul de Magallon, futur restaurateur en France des Frères de saint Jean de Dieu, alors en recherche de son avenir.
Comme la chapelle de l’Enclos ne permettait guère des réunions en hiver, la Congrégation reçoit l’hospitalité de l’hôtel de Valbelle, sur le Cours. Depuis juillet (EO, 16, 152), a été établie l’adoration du saint sacrement. « Il y aura constamment au moins trois congréganistes en adoration le dimanche et le jeudi… Ils se relèveront de demi-heure en demi-heure dans l’ordre prescrit par le tableau qui sera placé à la porte de la chapelle. »
Le Journal indique quelques expulsions. Voici ce qui est dit de Casimir Pierre Jacques Topin, (EO 16, 161) : « Il a été prouvé par ses propres aveux qu’au mépris des lois chrétiennes et du Règlement der la Congrégation, il s’était permis d’aller au spectacle. Ce seul grief a suffi pour qu’à l’unanimité, il soit chassé de la Congrégation. » Le Journal parle longuement de la maladie et du décès de Victor Antoine Chabot, âgé d’environ 13 ans. « La charité de la Congrégation a été dans cette triste circonstance à la hauteur de ses devoirs. Comme une mère tendre, elle n’a rien négligé pour aider de tout son pouvoir le fils chéri qu’elle formait à la piété… »
Mais pour la Congrégation, l’événement majeur fut l’approbation donnée par le pape. Voici comment le Journal nous présente les choses (EO 16, 153-157). En septembre 1814, « Le nombre des congréganistes augmentant tous les jours et la piété faisant des progrès sensibles parmi eux, M. le Directeur a pensé de consolider davantage encore le bien qui se fait dans l’Association, et d’encourager ceux qui la composent dans la pratique de la vertu, en suppliant le Souverain Pontife d’ériger par son autorité apostolique cette intéressante société en Congrégation, et de lui accorder un certain nombre d’indulgences partielles et même plénières… » Du texte de la supplique, retenons ceci : « Charles Joseph Eugène de Mazenod, prêtre, ayant remarqué avec douleur que par un effet déplorable de la funeste impulsion donnée par le philosophisme, la foi chrétienne était en danger de périr en France, il conçut le projet d’empêcher de tout son pouvoir un désordre aussi effroyable. Pour réussir dans cette entreprise, il forma une Congrégation composée de jeunes garçons auxquels il donnait les instructions nécessaires pour se maintenir dans la crainte du Seigneur pour connaître et pratiquer la vertu… » La réponse de Rome fut positive, les indulgences accordées pour trente ans et l’Ordinaire était autorisé à ériger la Congrégation… Le Journal ajoute : « On a résolu de se faire ériger par l’Ordinaire selon la teneur du rescrit, au moins verbalement, en attendant qu’on prenne d’autres dimensions pour être érigé par le Saint-Siège directement et sans intermédiaire. » On peut s’interroger sur l’absence du diocèse dans la requête, et sur ce souci d’être érigé directement par Rome…
Le 21 novembre, « jour où l’on célèbre dans le diocèse la fête de l’Immaculée Conception », fut le jour choisi pour l’installation de la Congrégation, Il est dit que « tous les membres reçus précédemment ayant renouvelé leur consécration et leur réception n’étant légale que d’aujourd’hui qu’elle est faite en vertu du rescrit pontifical, ils dateront de ce jour leur entrée définitive dans la Congrégation… » C’était vraiment un nouveau départ…
La retraite de décembre 1814
En décembre 1814, Eugène de Mazenod se retire au grand séminaire pour sa retraite annuelle. Le Journal de laCongrégation note que les 16 et 19 décembre, ce sont le directeur et l’économe du séminaire qui le remplacèrent pour la messe et l’instruction aux jeunes (EO 16, 158). Les notes d’Eugène pour sa retraite ont été publiées dans EO 15, 95-131.
Eugène commence par porter un jugement sur l’année écoulée et décrire l’état de son âme. « Quel besoin n’avais-je pas de cette retraite !… Il m’est évident qu’en travaillant pour les autres, je me suis trop oublié moi-même. Cette retraite sera particulièrement dirigée à réparer le détriment qui en est résulté pour mon âme et à prendre des mesures sages pour éviter cet abus à l’avenir. Les prisonniers de guerre, la maladie qu’ils m’ont donnée, l’établissement, la propagation de la congrégation de la Jeunesse, tout a contribué cette année à me jeter au dehors et les soucis qu’ont nécessairement entraînés ces diverses œuvres, les difficultés qu’il a fallu surmonter, les obstacles, les oppositions qu’il a été nécessaire de combattre ont été cause que j’ai entièrement perdu l’esprit intérieur, aussi j’ai agi bien souvent en homme et homme très imparfait… Au lieu de me confier uniquement dans la prière pour la réussite du bien que je désirais faire, combien de fois ne me suis-je pas servi d’autres armes. Mon amour-propre blessé quand j’ai rencontré des obstacles ne m’a-t-il pas fait faire beaucoup de fautes soit en murmurant, soit en jetant du ridicule, en témoignant du mépris pour ceux qui avaient tort sans doute de ne pas me seconder, mais qui après tout méritaient des égards à cause de leur caractère… Ce serait folie que de ne se donner aucun mouvement, je pense même en considérant comment ont agi les Saints, qu’il faut s’en donner beaucoup, mais il serait moins sage encore de ne pas faire son principal capital de la prière. »
« J’aurai encore dans cette retraite à régler invariablement l’emploi de mes journées. Je reconnais que je me suis laissé aller trop facilement à intervertir l’ordre que je m’y étais fixé. Il est bon sans contredit d’être toujours disposé à servir le prochain, mais cette année de service a été un véritable esclavage, et il y a beaucoup de ma faute. La complaisance poussée trop loin dégénère en faiblesse, et les suites en sont extrêmement fâcheuses, puisqu’elles finissent par vous jeter dans la perte de temps. Il faut me fixer une règle de conduite avec mes jeunes gens. Travailler sur les vertus de douceur, sur la mortification de la langue quand je suis piqué, sur l’humilité, l’amour-propre, etc…. en un mot fouiller partout car j’ai besoin de réforme en tout. »
C’est au cours de cette retraite et dès le premier jour qu’il mentionne sa rencontre avec le Christ « à la vue de la croix un vendredi saint ». Le cinquième jour, méditant sur le Royaume de Jésus-Christ, il écrit : « Ce prince généreux m’épiait pour me sauver, il me saisit dans un défilé au moment où je pensais le moins à lui, et me liant plus encore par les liens de son amour que par ceux de sa justice, il me ramena dans son camp… Cette fois ce fut pour toujours, oui, pour toujours. »
On sait que ces notes de retraites, comme souvent à cette époque, sont un genre littéraire très délicat à interpréter. Pour 1814, les notes s’arrêtent au 7ème jour, sans que l’on sache s’il s’en est tenu là ou s’il a simplement cessé de noter la suite. Notons deux phrases particulièrement fortes. « Pour travailler au salut des âmes, il faut que je sois saint, très saint. » « Si je veux être semblable à Jésus-Christ dans la gloire, il faut auparavant que je lui sois semblable dans ses humiliations et ses souffrances, semblable à Jésus crucifié ; tâchons donc de conformer en tout ma conduite sur ce divin modèle… »
Nouvelles instances de Forbin Janson
Dès les premiers jours de 1815, écrit Rey, il reçoit de nouvelles et plus vives instances de la part de Charles. La lettre est du 11 janvier (Rey I, 172-173). Le vouvoiement surprend, est-il dû au p. Rey ? On est surpris que Forbin-Janson annonce que les Missionnaires de France vont former un établissement à Aix et Marseille, dont il verrait bien Eugène être le supérieur. « Très cher ami et bien-aimé frère en Jésus-Christ, je vous ai adressé un petit paquet contenant l’abrégé de nos Règles et les Statuts de notre Société, lesquels vont être approuvés par le Gouvernement. J’y ai joint un précis de mon audience du Roi et le projet du Mémoire que je dois lui présenter. J’ai vu M. l’abbé Guigou. Je lui ai parlé de vous comme il convenait. J’ai été content de lui quant à notre œuvre. Il me donne dès maintenant un sujet, M. Deluy, et il m’a promis de nous en envoyer deux ou trois autres pour être formés à Paris. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre notre œuvre. Ce n’est point une œuvre particulière : elle doit s’étendre dans toute la France et nous formerons bientôt un établissement à Aix. Mais il faut de l’unité et que les sujets prennent notre esprit dans notre Maison Mère.
« Les statuts et règles que vous avez entre les mains ont été composés par MM. Frayssinous, d’Astros, Rauzan, Duclaux, etc ; MM. Montagne, Boyer et d’autres en ont pris connaissance et les regardent comme très sages et très bons. Ils croient cette œuvre la plus importante de toutes. Tâchez donc de bien disposer M. le vicaire général Beylot en notre faveur afin qu’il nous envoie les sujets que vous reconnaîtrez propres à notre société. Ce sera plus facile maintenant qu’avec un nouvel archevêque.
« J’ai toujours cru que si vos goûts ou vos devoirs de famille vous retenaient en Provence, vous feriez un excellent supérieur de l’établissement d’Aix et de Marseille. M. Duclaux le juge ainsi. Priez et consultez-vous beaucoup vous-même. Mais en attendant ne croyez pas pouvoir faire quelque chose de plus agréable à Dieu que de nous aider en procurant à notre maison de bons sujets. Dans quinze jours ou trois semaines nous entrerons en communauté et nous aurons déjà une dizaine d’hommes, vraiment distingués par leurs talents et leur grande piété. Nous avons en outre l’espérance d’une vingtaine de fort bons sujets pour le courant de cette année dans laquelle nous entrons. Voilà les succès que le Seigneur daigne nous accorder. Ne croyez pas cependant que les contradictions et les désagréments me manquent… Mais nous allons notre train… Vale in Christo. »
Forbin Janson continue donc à faire appel à Eugène. La communauté de missionnaires qui se constitue rassemble des prêtres qu’Eugène connaît et apprécie. Plusieurs fois, dans ses écrits Eugène explique que sa préférence le porte à entrer dans les projets des autres, il ne se voit pas prendre des initiatives, a fortiori la responsabilité d’un groupe… D’autre part, on le sent déçu de ce qu’il appelle la passivité de son père et de ses oncles, qui ne semblent pas vouloir bouger. Plusieurs indices laissent penser qu’à Aix il se sent isolé, qu’il commence à rencontrer des oppositions dans le clergé. Il ressent fortement la surcharge de travail et se demande si Dieu ne l’appelle pas à la vie monastique, où le seul souci sera sa sanctification personnelle…
A la suite de la lettre de Forbin Janson, le p. Rey ajoute ce long commentaire : « Comment l’abbé de Mazenod a-t-il résisté aux propositions si attrayantes de son ami de cœur ? Cette société en voie d’organisation ne réalisait-elle pas l’objet de ses aspirations apostoliques ? La France entière à évangéliser, la protection du Roi, le crédit dont jouissait l’abbé de Janson auprès de M. l’abbé de Montesquiou, ministre de l’Intérieur, qui avait promis la reconnaissance légale de la nouvelle Compagnie, les ressources assurées à l’œuvre naissante, en un mot, toutes les garanties d’un avenir brillant et heureux à tous les points de vue naturels et surnaturels, que fallait-il de plus pour entraîner le cœur sensible et généreux de l’abbé de Mazenod ? Nous estimons que c’est cette abondance de biens, cette perspective de tant de succès et de si nombreux avantages qui a effrayé le missionnaire provençal. Il connaissait l’imagination enthousiaste de son ami, les brillantes couleurs dont M. de Janson savait embellir les objets de ses rêves saintement ambitieux. Leurs anciennes relations lui inspirèrent une réserve discrète et il répondit à l’ardent organisateur des Missionnaires de France que sa décision n’était point encore arrêtée et que ses œuvres le retenaient impérieusement dans sa ville natale. » D’un côté, imagination enthousiaste, rêves saintement ambitieux, de l’autre réserve discrète. Le p. Rey nous paraît bien exprimer les hésitations d’Eugène, à travers lesquelles mûrit la décision de fonder une société séparée. Il se lançait ainsi dans une aventure à laquelle son tempérament ne le portait guère.
Les Cent-Jours remettent tout en question
Un témoignage fondé, originaire d’Aix, indique qu’Eugène avait decide de faire un voyage à Paris. On devine dans quel but…On en est là quand, de façon totalement inattendue, le paysage politique est à nouveau bouleversé. Napoléon échappe à son exil de l’île d’Elbe et, le 1er mars 1815, débarque près de Cannes. Le 20 mars, il est accueilli triomphalement à Paris. Le Roi s’est enfui précipitamment en Belgique. Toute la société française et même européenne en est renversée. A quoi doit-on s’attendre ? Quelles seront les conséquences pour ceux qui avaient cru plus ou moins à la restauration de l’Ancien Régime, y compris pour le statut de l’Eglise ? Napoléon ne s’en cache pas : « Je suis venu pour tirer les Français de l’esclavage, où les prêtres et les nobles voulaient les plonger. » (cité par Leflon II, 26) De fait toute l’Europe se coalise à nouveau contre Napoléon. Le 18 juin, il est défait à Waterloo. Le 22, il abdique une deuxième fois et est envoyé en exil à Sainte-Hélène. Le tout n’a duré que cent jours. Le 8 juillet, Louis XVIII revient à Paris.
Au début de ces événements, Rauzan, Forbin-Janson et leurs compagnons sont en pleine mission à Beauvais, c’est même leur première mission. L’abbé Rauzan, prétextant qu’il est chapelain du roi, suit Louis XVIII en Belgique. Forbin-Janson, sans que l’on sache pourquoi ni comment se constitue aumônier général de l’armée royale formée en Vendée contre Napoléon. Il accompagne ces soldats, à la suite du duc d’Angoulême, neveu de Louis XVIII, et de son épouse, fille de Louis XVI. Dans les Souvenirs inédits d’un conspirateur, Ferdinand de Bertier écrit : « A quelques postes d’Agen, M. l’abbé de Janson m’exprima le désir de dire la messe ; ce qui ne nous retarderait pas beaucoup, m’assura-t-il ; je voulais aussi l’entendre, car c’était un dimanche. M. de Janson, en costume de gentleman anglais, portait une redingote de chasse verte à grands boutons blancs, un gilet rouge, une culotte de peau collante et des bottes à retroussis. Il fit la réflexion qu’il ne serait pas convenable qu’il fît son entrée dans la petite ville où nous allions nous arrêter, avec l’intention de dire la messe, dans un pareil costume. En un clin d’œil il se dépouilla de ses habits mondains et reprit le costume ecclésiastique, soutane, rabat, calotte, du noir de la tête aux pieds. Le postillon, quand il vint recevoir sa course et nous ouvrir la portière, fit un mouvement presque d’effroi en voyant son dandy anglais transformé en ecclésiastique ; cela sembla lui faire l’effet d’une espèce d’opération diabolique. » L’anecdote est la seule au sujet de Forbin-Janson, mais elle révèle bien le personnage. De fait, l’expédition échoua du côté de Lyon. Charles, poursuivi par les émissaires de Napoléon, s’enfuit alors en Belgique.
Eugène s’apprêtait alors à prêcher une mission à Grans, où son oncle Roze-Joannis est maire. Tout est remis en question. Ses lettres à son père nous disent à la fois son pessimisme : « Quelle nation que la nôtre ! Avec la foi elle a perdu tout sentiment d’honneur et de probité… O l’exécrable peuple ! »(26 mars 1815) et son espérance : « Ma confiance en la Providence est sans borne ». Il a écrit au duc d’Angoulême pour lui offrir ses services, ce qu’il explique à son père : « Ne pouvant servir mon roi avec l’épée, je dois le servir par tous les moyens que me fournit mon ministère… Dans un mois nous aurons abattu et puni tous nos ennemis qui sont ceux de l’honneur, du bien public et de la religion » Et avec beaucoup de vantardise, en juillet : « J’ai été le plus intrépide royaliste de la ville que j’habite… Mais je ne me ferai jamais valoir pour cela, j’obéissais à un devoir sacré ; c’était pour moi une espèce d’instinct…Je suis royaliste par principe, comme je suis catholique. » (7 juillet) Eugène poursuit cette lettre en souhaitant une punition exemplaire pour ces « crimes », et non pas « la clémence intempestive, outrage à la morale publique » dont Louis XVIII avait fait preuve à son premier retour. (cf. Leflon II, p. 25-28)
Il semble bien qu’Eugène s’en est tenu là. En cette période de crise, il n’a pas caché ses opinions, une loyauté totale à l’égard du légitime souverain et du drapeau blanc, ainsi qu’à l’égard de l’autorité ecclésiastique légitime, le vicaire général Guigou, contesté par le clan opposé. Mais, comme il l’écrit dans ses Mémoires (cité dans Rambert I, PP. 161-163) : « Mon attention était uniquement fixée sur le déplorable état de nos chrétiens dégénérés… Pendant mon séminaire, j’entretenais la pensée de me rendre le plus utile que je pourrais à l’Eglise notre mère, pour laquelle le Seigneur m’a fait la grâce d’avoir toujours une affection filiale. L’abandon dans lequel je la voyais avait été une des causes déterminantes de mon entrée dans l’état ecclésiastique… » Il s’agissait de gagner ou de regagner à l’Evangile les âmes les plus abandonnées. Les jeunes d’Aix (ils sont maintenant une bonne centaine) et la perspective de s’unir à d’autres pour prêcher des missions l’occupaient totalement.
Eté- automne 1815
Nous aimerions mieux connaître le détail des démarches d’Eugène qui aboutirent à sa décision de fonder les Missionnaires de Provence. Mais nous nous trouvons devant une quasi-absence de documents. La correspondance avec Forbin Janson ou a été interrompue, ou n’a pas été conservée. Et il y a peu d’autres lettres significatives.
De même le Journal de laCongrégation de la Jeunesse est très peu développé pour cette période, Eugène ayant sans doute d’autres soucis que de rédiger le Journal pour les jeunes. On apprend cependant qu’au collège, ceux qui « dans toutes les classes depuis la rhétorique jusqu’à la sixième » ont remporté le prix d’excellence étaient des congréganistes. Venus donner le sacrement de confirmation dans la chapelle de la Congrégation, Mgr de Bausset, futur archevêque d’Aix, insista auprès des jeunes sur « la reconnaissance qu’ils devaient à Dieu pour leur avoir fait la grâce de les appeler dans une telle société, en leur exposant et leur faisant remarquer ce que M. le Directeur s’efforce de faire pour leur bonheur et leur sanctification ; il leur a fortement inculqué d’avoir pour lui une confiance sans bornes et un amour plus que filial… » (EO 16, 173-174).
Le 17 septembre, le Journal fait mention du Frère Maur. C’est la première fois, et cela fait réfléchir. Maur va quitter Aix le lendemain pour la Trappe de Port du Salut dans la Mayenne. Le Journal précise qu’ « il a eu le bonheur de suivre tous les exercices (de la Congrégation) depuis son établissement, qu’il avait édifiée par sa ferveur évangélique, qu’il avait même servie avec un zèle remarquable, sans s’y faire agréger et sans en devenir membre ; s’il a différé jusqu’à présent de faire cette demande, c’est par un effet de sa profonde humilité. » M. le Directeur fit remarquer aux congréganistes « tous les avantages qu’ils allaient retirer de la communion de prières et de mérites qui étaient désormais établie entre eux… » (EO 16, 171)
Deux lettres à son père nous apportent, sur lui-même et sur la situation qu’il affronte des réflexions qui ne manquent pas d’intérêt. La première est du 8 août : « Quand la malice des hommes, aidée de tout ce qu’il y a de plus raffiné parmi les esprits infernaux, parvient à déjouer mes projets en bouleversant tout ce qui m’entoure, je tâche alors de trouver dans mon caractère des ressources contre l’infortune ; et loin de m’abattre, par une grâce spéciale de Dieu, mes moyens redoublent, et l’énergie de mon âme augmente à proportion du danger. Il semble que je me renforce de tout le courage qui abandonne la plupart de ceux qui m’entourent, ou qui se rencontrent sur mes pas. Je me doutais bien de cela ; j’avais un secret sentiment de ces ressources intérieures que la Providence m’avait accordées, pour qu’elle se développassent au besoin, mais j’en ai acquis la certitude dans les malheurs qui viennent de nous accabler, et dont nous ressentons encore les tristes effets. J’ose presque dire que j’étais le seul debout au milieu d’une multitude courbée, affaissée sous le poids des circonstances, qui étaient vraiment désastreuses… » Et le 15 septembre (EO 15, 137), parlant de la visite de Mgr Bausset : « On se flatte qu’il pourrait être fait archevêque d’Aix. Mais quand s’occupera-t-on de la religion ? Il semble qu’on croit toujours y être à temps. Quel clergé que celui qui se forme ! Pas un homme connu, nous en sommes réduits à ce qu’il y a de plus pauvre, de plus misérable, de plus abject dans la société. Il faut espérer qu’ils suppléeront par leurs vertus à ce qui leur manque d’ailleurs, mais il en faudra beaucoup… »
Le Registre des Formules d’Admission au Noviciat, publié dans Missions 1952 p.7-34 porte cette petite phrase dans la formule de Charles Joseph Eugène de Mazenod : « Nous jetâmes les fondements de la Société des Missionnaires de Provence à Aix le 2 octobre de l’année 1815. » Tout fait considérer cette date comme la date charnière, ouvrant une nouvelle étape, celle du travail en groupe. Ce qui veut dire qu’en quelques semaines, Eugène a obtenu l’accord des autorités diocésaines, qu’il a recherché, et bientôt acquis les locaux indispensables, ainsi évidemment que les financements correspondants et qu’il a noué des contacts engageants avec plusieurs prêtres du diocèse. La première lettre à Tempier est datée du 9 octobre. Comme il va l’expliquer à Forbin Janson, il lui a fallu pour cela « comme une forte secousse étrangère ». Ce dernier ne pourra plus l’appeler « cul-de-plomb »…
Cette recherche sur le retour d’Eugène à Aix, ses trois années de tâtonnements, trouve ainsi un premier couronnement. Elle se poursuivra désormais non plus avec Eugène seul, mais avec le petit groupe des Missionnaires de Provence.
De 1812 à 1815
En octobre 1812, à son arrivée à Aix, l’abbé de Mazenod souhaitait garder sa liberté, pour pouvoir mieux discerner ce que Dieu voulait de lui. L’intention de se mettre totalement au service de l’Eglise, dont l’état est déplorable, était affirmée. Il fallait trouver les lieux et la manière de servir. Des prédications de carême à la Madeleinen Eugène retient la nécessité de s’adresser au petit peuple provençal dans sa langue. Les jeunes d’Aix l’accaparent entièrement, et sa maladie lui a montré que s’il restait seul, il n’y avait aucun espoir de durer. Il a appris que le retour de son père et de ses oncles restait très aléatoire, mais ne pouvait être obtenu que s’il restait en Provence. Il a compris aussi que la collaboration avec Forbin Janson serait semée de difficultés. Il lui a fallu « comme une forte secousse étrangère », confirmée par les autorités diocésaines, pour qu’il prenne sur lui-même de fonder à son tour un groupe de missionnaires pour la Provence. Qui sait d’ailleurs si ceux sur qui il espérait compter ne se laisseraient pas tenter par le groupe parisien, dont la réputation commençait à se propager…
La lettre à Tempier : « Vous êtes nécessaire pour l’œuvre que le Seigneur nous a inspiré d’entreprendre.. » est du 9 octobre 1815. L’adresse aux Vicaires généraux capitulaires d’Aix est la première lettre collective, datée du 25 janvier 1816 : « Les prêtres soussignés vivement touchés de la situation déplorable des petites villes et villages de Provence qui ont presque entièrement perdu la foi… s’étant convaincus que les missions seraient le seul moyen… demandent l’autorisation de se réunir dans l’ancienne maison des Carmélites pour y vivre en communauté… »
Tournant combien décisif pour Eugène de Mazenod, que celui de se lier à d’autres, Le mot de conversion semble le plus approprié, conversion ouvrant un chemin de vie nouvelle pour lui et pour des milliers de disciples, se mettant ensemble au service de l’Evangile. Il reste à réfléchir sur ce que signifie fonder, il reste à vivre en se laissant inspirer par les choix qui furent ceux d’Eugène de Mazenod et de ses premiers compagnons. L’appel est aussi d’aujourd’hui.
Marseille, août 2010
Michel Courvoisier, omi