Eugène de Mazenod 1815-1816
Fondation des Missionnaires de Provence

Eugène de Mazenod 1815-1816
Fondation des Missionnaires de Provence

Renouveler des idées anciennes
Les Constitutions des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée s’ouvrent par le texte bien connu qu’on dénomme la Préface. « De tout temps, les Oblats l’ont considéré comme leur Règle de Vie ». La rédaction actuelle date en effet de l’approbation des Règles par le Saint-Siège en 1826 et n’a subi aucune modification. Eugène de Mazenod, le Fondateur, y explique en quelques formules percutantes comment quelques prêtres en sont venus à se réunir pour former la communauté des Missionnaires de Provence, futurs Oblats de Marie Immaculée. A l’origine, il y a le choc éprouvé par ces prêtres devant le triste état de l’Eglise avec un clergé peu à la hauteur des besoins. « La vue de ces désordres a touché le cœur de quelques prêtres… ».

Cette émotion, les lettres d’Eugène à sa maman l’expriment dès 1808. Ainsi pour lui annoncer sa décision d’entrer au séminaire. « Ce que le Seigneur veut de moi… c’est que je me dévoue plus spécialement à son service pour tâcher de ranimer la foi qui s’éteint parmi les pauvres ; c’est en un mot que je me dispose à exécuter tous les ordres qu’il peut vouloir me donner pour sa gloire et le salut des âmes qu’il a rachetées de son précieux sang… » (29 juin 1808, EO 14, 63). Puis, devant les objections de Mme de Mazenod : « Croyez-vous qu’un homme qui serait fortement poussé par l’esprit de Dieu à imiter la vie active de Jésus Christ enseignant sa divine doctrine.., croyez-vous que cet homme qui verrait de sang-froid les besoins de l’Eglise et qui malgré l’attrait que Dieu lui donne pour travailler à la secourir et les autres marques de sa volonté, voudrait rester les bras en croix à gémir tout doucement et en secret sur tous ces maux, sans se donner le moindre mouvement pour secouer un peu les cœurs endurcis des hommes, serait en grande sûreté de conscience » (6 avril 1809, EO 14, 136).

En ouvrant le Journal de l’Association de la Jeunesse d’Aix, Eugène décrit longuement les maux dont souffrent l’Eglise et plus particulièrement les jeunes. C’est comme un cri : « Fallait-il, triste spectateur de ce déluge de maux, se contenter d’en gémir en silence sans y apporter aucun remède ? Non certes… Le séducteur (Napoléon) croit ne pouvoir parvenir à corrompre la France qu’en pervertissant la jeunesse, c’est vers elle qu’il dirige tous ses efforts. Eh bien ! Ce sera aussi sur la jeunesse que je travaillerai… » (EO 16, 138). Et en septembre 1814, dans la Supplique au Souverain Pontife pour obtenir l’approbation de la Congrégation de la jeunesse : « Charles Joseph Eugène de Mazenod, prêtre, ayant remarqué avec douleur que par un effet déplorable de la funeste impulsion donnée par le philosophisme, la foi chrétienne était en danger de périr en France, il conçut le projet d’empêcher de tout son pouvoir un désordre aussi effroyable. Pour réussir dans cette entreprise, il fonda une Congrégation composée de jeunes garçons… » (EO 16, 154).

Un an plus tard, c’est la première lettre à Tempier. « Lisez cette lettre au pied de votre crucifix, dans la disposition de n’écouter que Dieu, ce que l’intérêt de sa gloire et le salut des âmes exigent d’un prêtre tel que vous… Pénétrez-vous bien de la situation des habitants de nos campagnes, de l’état de la religion parmi eux, de l’apostasie qui se propage tous les jours davantage et qui fait des ravages effrayants. Voyez la faiblesse des moyens que l’on a opposés jusqu’à présent à ce déluge de maux : consultez votre cœur sur ce qu’il voudrait faire pour remédier à ces désastres, et répondez ensuite à ma lettre… » (9 octobre 1815, EO 6, 6).

La même démarche guide la Supplique aux Vicaires généraux capitulaires d’Aix, en date du 25 janvier 1816 (EO 13, 12), le premier document officiel des Missionnaires de Provence, élaboré en communauté et signé par tous. « Les prêtres soussignés, vivement touchés de la situation déplorable des petites villes et villages de Provence qui ont presque entièrement perdu la foi, ayant reconnu par expérience que l’endurcissement ou l’indifférence des peuples rendent insuffisants et même inutiles les secours ordinaires que Votre sollicitude pour leur salut leur fournit… ont l’honneur de vous demander l’autorisation de se réunir…, convaincus (qu’ils sont) que les missions seraient le seul moyen par lequel on pourrait parvenir à faire sortir de leur abrutissement ces peuples égarés… ».

Retenons aussi cette note tirée d’une lettre d’Eugène à ses compagnons en juillet 1816 : « Je vous prie de changer la fin de nos litanies ; au lieu de dire Jesu sacerdos, il faut dire Christe salvator. C’est le point de vue sous lequel nous devons contempler notre divin Maître » (EO 6, 22). Les Missionnaires sont les collaborateurs du Christ Sauveur. Deux ans plus tard, l’ensemble du projet trouvera sa formulation dans les Constitutions des Missionnaires de Provence.

Dans son Commentaire des Constitutions, le P. Jetté attire notre attention sur la première publication de Félicité de Lamennais, encore laïc. Cet ouvrage « Réflexions sur l’état de l’Eglise en France » fut publié en 1808 et rapidement interdit par la censure impériale. Tout laisse penser qu’Eugène en eut connaissance à Saint-Sulpice et s’en est inspiré. Citons quelques passages : « Maintenant, si nous rapprochons les traits épars de cet affligeant tableau, et que nous considérions ce vaste ensemble de causes destructives, les progrès toujours croissants de l’incrédulité, l’effroyable corruption de mœurs qui en résultait, le renversement de tous les principes religieux et sociaux, l’affaiblissement de la discipline ecclésiastique, la foi expirante dans le cœur des peuples, le zèle refroidi et presque éteint dans celui des pasteurs, partout un esprit d’indépendance et de révolte… ». « Tous les jours la religion se perd dans notre France : et ce dépôt sacré, si précieusement conservé par nos ancêtres pendant quatorze siècles, va périr entre nos mains et périr pour jamais, si, par un miracle qu’on ne peut attendre que d’elle, la Providence ne ranime dans les pasteurs comme dans le troupeau, cet antique esprit de zèle, dont à peine aujourd’hui retrouverait-on quelques étincelles… ». « Si quelque chose pouvait la réveiller dans les cœurs cette foi, hélas ! si languissante, ce seraient sans doute les missions… Quel champ à cultiver ! quelle moisson à recueillir ! Il faut avoir été témoin des fruits de sanctification que peuvent produire quelques hommes véritablement apostoliques, pour sentir combien ce moyen est puissant… On gémit sur la multitude des désordres, et il semble qu’on ait tout fait quand on a gémi…Or, de quel secours ne seraient pas à cet égard, comme à tant d’autres, les congrégations… Le bien qu’ont fait les missions, les congrégations le conservent… ». Les textes sont cités d’après l’édition de 1819, pp. 70, 109-110 et 139-141.

L’idée de groupes de prêtres spécialisés pour les missions paroissiales fut, en France, celle de Vincent de Paul. Son cœur à lui aussi fut touché par la découverte du triste état de l’Eglise. Ainsi fut formulé le « Contrat de fondation de la Congrégation de la Mission », qui date de 1625. « Le pauvre peuple de la campagne demeure comme abandonné…On pourrait y remédier par la pieuse association de quelques ecclésiastiques… s’appliquant entièrement et purement au salut du pauvre peuple, allant de village en village prêcher, instruire, exhorter et catéchiser ces pauvres gens et les porter à faire tous une bonne confession générale de toute leur vie passée… ». Les Lazaristes, les Capucins, les Jésuites furent avec d’autres les grands missionnaires d’avant la Révolution. Et en Italie, où Eugène séjourna plus de dix ans, il faut pour le moins mentionner Alphonse de Liguori et Léonard de Port-Maurice.

L’idée fut reprise par le cardinal Fesch, archevêque de Lyon, qui dès 1806 envisageait pour toute la France une communauté de missionnaires. Il se dit « affligé de la pénurie des ouvriers évangéliques pour le progrès de la religion en France ». « Mon projet est vaste, c’est une maison de Missions intérieures, qui deviennent d’autant plus nécessaires à l’Eglise de France qu’elle ne trouve plus en son sein les anciens moyens que Dieu avait établi pour la régénération des principes et des mœurs ». Et il fonda la maison dite des Chartreux, avec comme supérieur M. Rauzan.

Nos archives OMI de Marseille possèdent une très ancienne copie du « Règlement pour les Missions » promulgué la même année 1805 par l’archevêque d’Aix, Mgr Champion de Cicé « Il sera formé divers corps de missionnaires suivant les besoins des lieux et le nombre des prêtres employés », dit l’article 1er. Cela en vue de « procurer à nos chers diocésains l’avantage des missions spirituelles dont jusqu’à présent les fidèles ont recueilli tant de fruits… » Le P. Charles Bretenière, qu’Eugène de Mazenod connaissait bien dès avant son entrée au séminaire, en fut nommé le responsable. Il semble que l’abbé Guigou, futur vicaire général, ait prêché des missions dans ce cadre. C’est certain pour le P. Mie, futur Missionnaire de Provence. Mais survint en 1809 l’interdiction portée par Napoléon, car les missionnaires échappaient au contrôle de l’administration.

Or la chute de Napoléon et le retour des Bourbons sur le trône de France en 1814 ouvrent une nouvelle période dans la vie politique et sociale ainsi que dans la vie de l’Eglise. Une étape d’abord caractérisée par la paix : c’en est fini, après plus de vingt ans, des guerres interminables et de la conscription. Pour l’Eglise, le temps qui s’ouvre est pense-t-on, un temps d’harmonie retrouvée (le trône et l’autel). Après des régimes persécuteurs, l’Eglise de France retrouve « le Roi très chrétien ». C’est un temps de liberté, donc de créativité possible. En quelques années, les séminaires vont se remplir, des congrégations nouvelles seront fondées par dizaines. Il s’agit d’initiatives locales, de créativité enracinée dans un terrain. Les Missionnaires de France sont pratiquement les seuls à penser France entière. L’échelon local, ou au plus diocésain, s’impose pour presque toutes les réalisations. Chaque évêque pense à son diocèse, où tout est à (re)construire. Il veut en conséquence être maître chez lui. Les ententes entre évêques ne sont qu’occasionnelles et fragiles. A plus forte raison des perspectives de coordination au plan national sont alors impensables.

Mais selon quels modèles construire ? Dans le domaine politique, certains considèrent les 25 années précédentes comme une parenthèse douloureuse, voire même diabolique, ils n’ont qu’une hâte, revenir à l’Ancien Régime. Le mot Restauration sera immédiatement accepté, et aura souvent le poids d’un retour en arrière. Dans l’Eglise, la tendance sera fréquemment analogue. Eugène de Mazenod se réfère aux anciens instituts. Typique en ce sens, la présentation qu’il en fait dans les Constitutions des Missionnaires de Provence (1818). Dans le chapitre De la fin de l’Institut, il indique en premier « Prêcher au peuple la Parole de Dieu ». Immédiatement après, le paragraphe 2 est intitulé « Suppléer à l’absence des corps religieux ». « La fin de cette réunion est aussi de suppléer autant que possible au défaut de tant de belles institutions qui ont disparu depuis la Révolution et qui ont laissé un vide affreux… C’est pourquoi ils tâcheront de faire revivre en leurs personnes la piété et la ferveur des ordres religieux détruits en France par la Révolution ; qu’ils s’efforceront de succéder à leurs vertus comme à leur ministère… ». La référence aux Ordres anciens reviendra plus ou moins fréquemment. Cependant, il ne cherche pas à rejoindre un ordre ancien, jésuite ou capucin par exemple, qu’on remettrait sur pied. Au modeste niveau qui est le sien, il fait du nouveau, formulant en termes nouveaux les tâches et les règles de vie. D’où de nombreux tâtonnements.

Pour d’autres, la recherche d’identité, et les ruptures qui s’ensuivent, la rédaction et l’approbation des Constitutions exigeront plusieurs dizaines d’années…Que les Missionnaires de Provence aient trouvé leur identité et la stabilité en à peine plus de dix ans (entre octobre 1815, date de la fondation, et juillet 1826, engagement de tous selon les Constitutions approuvées par Rome) est remarquable. La personnalité d’Eugène y est pour beaucoup : fermeté des principes et des projets, enracinement local, leadership plus qu’affirmé, et aussi modestie voulue. « Cette petite Congrégation » disaient les Constitutions de 1826, et le texte fut maintenu jusqu’en 1966.

Des vues d’ensemble
Avant d’entrer dans le détail des démarches de la fondation, il est bon de transcrire ici quelques documents majeurs, nous disant l’état d’esprit d’Eugène en ces moments de décision.

On se rappelle que Charles de Forbin Janson était allé en juin 1814 consulter Pie VII. La réponse avait été : « Il faut, en France, surtout, des missions pour les peuples et des retraites pour le clergé… ». Déjà le 28 octobre 1814, dans une lettre à Forbin Janson (EO 6, 3), Eugène de Mazenod exprimait un projet assez précis. « Je ne connais pas encore ce que Dieu exige de moi, mais je suis si résolu de faire sa volonté dès qu’elle me sera connue que je partirais demain sur la lune, s’il le fallait. Je n’ai rien de caché pour toi. Ainsi, je te dirai sans peine que je flotte entre deux projets : celui d’aller m’enterrer au loin dans quelque communauté bien régulière d’un Ordre que j’ai toujours aimé ; l’autre d’établir dans mon diocèse précisément ce que tu as fait avec succès à Paris. Ma maladie m’a cassé le cou. Je me sentais plus de penchant pour le premier de ces projets, parce que, à dire vrai, je suis un peu las de vivre uniquement pour les autres. Il m’est arrivé de n’avoir pas le temps de me confesser de 3 semaines, juge si je suis à la chaîne ! Le second, cependant, me paraissait plus utile, vu l’affreux état où les peuples sont réduits. Quelques considérations m’ont arrêté jusqu’à présent. Le défaut absolu de moyens n’est pas le moins embarrassant de l’affaire. Car ceux qui auraient pu se réunir à moi n’ont rien du tout, et moi je n’ai pas grand-chose, car sur ma pension de mille francs (celle que lui verse sa mère), il faut que je paie mon domestique, qui au reste va bientôt me quitter pour s’en retourner à sa Trappe. Nouvelle contrariété, car je faisais fond sur lui pour notre maison de mission. Cette communauté, qui n’est au reste encore que dans ma tête, se serait établie chez moi. Maman, à ce que je crois, n’aurait pas eu de peine à me céder, en attendant, la maison que j’habite tout seul à ce moment à la porte de la ville. Il y aurait de quoi loger huit missionnaires. Dans la suite, nous aurions cherché un plus vaste local, etc. J’avais aussi dans ma cervelle quelques règles à proposer, car je tiens à ce que l’on vive d’une manière extrêmement régulière. J’en suis là. Tu vois que ce n’est pas être fort avancé ». En un an, le projet aura bien mûri.

Mgr de Bausset avait été nommé archevêque d’Aix en août 1817. Pour différentes raisons, personnelles, mais aussi administratives, il ne fut installé que le13 novembre 1819. Il connaissait Eugène de Mazenod, mais manifestait à son égard une attitude assez ambivalente. Un mois après son installation, le 16 décembre, Eugène lui fait dans une lettre le récit des origines des Missionnaires de Provence (EO 13, 46-48). Cette lettre mérité d’être citée presque intégralement.

« Monseigneur,

Dans le courant de l’année 1815, M. l’abbé de Janson et M. l’abbé Rauzan s’étant concertés pour répondre aux vues du Saint-Père qui désirait que l’on fît des missions en France, ces Messieurs présumant de ma bonne volonté s’adressèrent à moi pour que je me joignisse à eux dans cette sainte œuvre. Leurs instances étaient si pressantes et les motifs qu’ils alléguaient si concluants, qu’il m’était impossible de ne pas m’y rendre.

Ce n’était pourtant pas sans une grande peine que je me voyais presque forcé de quitter mon diocèse. Dès l’instant que j’étais entré dans l’état ecclésiastique, je m’étais consacré dans ma pensée à son service. Quand j’eus le bonheur d’être fait prêtre, persévérant dans cette même volonté, j’avais refusé les offres obligeantes de M. l’Evêque d’Amiens qui voulait me retenir auprès de lui en qualité de son grand-vicaire, pour suivre cette sorte d’attrait qui me portait à travailler dans mon diocèse. Il me coûtait donc beaucoup d’en sortir pour n’y rentrer peut-être jamais.

J’étais dans cet état de perplexité lorsque le Seigneur m’inspira le dessein d’établir à Aix une société de missionnaires qui se chargeraient d’évangéliser de préférence les pauvres paysans jusque dans les plus petits hameaux de la Provence. Je fis part de ma pensée à MM. les Vicaires généraux qui l’approuvèrent, et à l’instant même je mis ce projet à exécution en jetant les fondements de cette petite société qui depuis cinq ans travaille sans interruption à la conversion des âmes avec un succès qui n’est dû qu’à Dieu, et que l’on peut regarder comme miraculeux.


Je pus dès lors répondre à MM. de Janson et Rauzan qu’il m’était impossible de me rendre à leur invitation, parce que les besoins de mon diocèse réclamaient mes services. J’allais incessamment commencer avec quelques compagnons zélés ce même ministère auquel ils voulaient m’associer, auprès des pauvres âmes abandonnées dont nous étions environnés. Ces messieurs revinrent à la charge comme s’ils avaient cru que je pusse être de quelque utilité à leur société. Ils ne se sont jamais désistés de me solliciter pour que j’allasse les joindre, m’alléguant toujours de très bonnes raisons. Ces raisons ne répondaient pas à mon grand argument, qui était pris dans les besoins extrêmes d’un diocèse dépourvu de prêtres et rempli de pauvres ignorants qui ne pouvaient être utilement secourus que par des missionnaires leurs compatriotes, parlant la même langue qu’eux et à portée de retourner auprès d’eux plus d’une fois par an, s’il en était besoin, pour consolider l’œuvre de leur conversion. Je persistai donc dans mon premier dessein.

Je ne saurais assez me louer de l’intérêt et de la confiance que me témoignèrent MM. les Vicaires généraux à l’occasion de cet établissement. Ils prirent cette œuvre sous leur protection, et ils la défendirent constamment en administrateurs éclairés contre tous les efforts que le démon ne manqua pas de susciter pour la détruire. Je me fis un devoir de soumettre à ces Messieurs le plan que j’avais formé pour rendre les services des missionnaires plus utiles au diocèse. Ils l’approuvèrent et il fut mis sur-le-champ à exécution.


Je m’étais chargé de faire à mes frais l’acquisition du local qui devait servir de demeure à la nouvelle communauté. Mais le diocèse devait comme de raison fournir à l’entretien des missionnaires. Il fut fixé que ce traitement serait pris sur les rectoreries ou vicariats vacants, à défaut d’autres moyens qu’il n’eût pas été impossible de trouver dans la caisse du produit des chaises dont l’excédent n’aurait pu être employé plus à propos. MM. les Vicaires généraux préférèrent de me promettre ce que feu M. de Cicé (l’archevêque précédent, décédé en 1810) appelait un custodi nos pour chaque missionnaire, c’est-à-dire les émoluments affectés au recteur d’une paroisse vacante ; mais je ne sais par quelle fatalité, jamais cette condition n’a pu s’effectuer. J’attribue cet oubli à la persuasion où étaient peut-être MM. les Vicaires généraux que je pourrais me procurer par quelque autre voie les moyens de faire vivre les missionnaires et que ce serait autant de gagné pour le diocèse. Je crus du moins le comprendre ainsi, et loin de leur en savoir mauvais gré, je souris à cette pensée, et pour répondre à l’intention secrète que je leur supposais, je fis en effet tout ce que je pus pour soulager le diocèse. Mais aujourd’hui nos ressources sont toutes épuisées… ». Et la lettre se poursuit en demande de secours de la part du diocèse. Il faudrait en outre six bourses pour les novices, qui de toute façon resteront au service du diocèse…

Nous n’avons pas à nous étonner que dans une lettre à l’archevêque récemment installé, Eugène de Mazenod insiste sur le choix qu’il a fait de servir le diocèse d’Aix, (même si la fondation à Notre-Dame du Laus l’année précédente n’est pas metionnée…) et la référence aux Vicaires généraux. Cette lettre est la plus détaillée en notre possession concernant les questions financières et le recours au diocèse. Comme l’Archevêque avait pris contact avec la communauté la veille de son installation (Cf. EO 6, 65, note 22), on s’explique qu’il ne fasse pratiquement pas allusion à la part prise par ses compagnons. Quatre ans après la fondation, le récit reste le même.

La lettre d’Eugène à son ami Charles, (EO 6, 8-9), le 23 octobre 1815, a évidemment un ton beaucoup plus personnel. « Maintenant je te demande, et je me demande à moi-même comment moi, qui jusqu’à ce moment n’avais pu me déterminer à prendre un parti sur cet objet, tout à coup je me trouve avoir mis en train cette machine, m’être engagé à sacrifier mon repos et hasarder ma fortune pour faire un établissement dont je sentais tout le prix, mais pour lequel je n’avais qu’un attrait combattu par d’autres vues diamétralement opposées ! C’est un problème pour moi et c’est la seconde fois en ma vie que je me vois prendre une résolution des plus sérieuses comme par une forte secousse étrangère. Quand j’y réfléchis, je me persuade que Dieu se plaît ainsi à mettre une fin à mes irrésolutions. Tant il y a que j’y suis jusqu’au cou, et je t’assure que, dans ces occasions, je suis tout autre. Tu ne m’appellerais plus cul de plomb si tu voyais comme je me démène ; je suis presque digne de t’être comparé, tant mon autorité est grande. J’en trépigne sourdement, parce que je n’ai plus un moment de repos, mais je n’en agis pas moins de bonne grâce. Voilà près de deux mois que je fais la guerre à mes dépens, tantôt à découvert, tantôt sourdement. J’ai la truelle d’une main, l’épée de l’autre, comme ces bons Israélites qui reconstruisaient la ville de Jérusalem. Et la plume va son train, car je n’ose pas te dire tout ce que j’ai écrit depuis que je me mêle de cette affaire, que tu as raison d’appeler notre affaire, car mon dessein est bien que ces deux œuvres n’en fassent qu’une. Mais, dans ce moment-ci et pour commencer, il fallait avoir l’air de n’avoir de commun que le nom, pour ne pas effaroucher et les supérieurs et les missionnaires eux-mêmes, qui, à l’exception de Deluy, ne voulaient pas entreprendre le voyage ni travailler hors du diocèse ou au plus des diocèses circonvoisins où l’on parle la langue provençale. Explique tout cela à Mr Rauzan ».

Rambert (I, pp.161-164) ce qu’il appelle « Mémoire justificatif de Mgr de Mazenod ». Ce document n’a pas été conservé et il est très difficile de le dater (le texte a été au moins retouché après 1844). Cette relecture par le Fondateur lui-même, quoique bien postérieure aux événements, garde son intérêt. « … C’est au sortir de cette grande crise de l’Eglise (sous l’Empire), au retour de nos princes légitimes, que nous pûmes concevoir l’espérance de réaliser, pour le salut des Français, quelques-unes des pensées que nous avions constamment nourries dans notre cœur… Le champ était vaste et les ronces n’y maquaient pas… Le Seigneur suscita quelques hommes qu’il remplit du zèle du salut des âmes, et d’un désir véhément de les faire rentrer dans le bercail du chef de famille. J’essayai de marcher sur leurs traces et la bénédiction que le bon Dieu a répandue sur notre ministère, et plus tard l’approbation solennelle que l’Eglise a donnée à notre petite Congrégation, me font espérer que nous avons répondu à notre vocation en nous consacrant comme nous l’avons fait, pour la plus grande gloire de Dieu, au service de l’Eglise pour la sanctification des âmes les plus abandonnées, et l’éducation ou la réforme du clergé…

Depuis ma rentrée en France (au retour de l’émigration), j’étais navré jusqu’au fond de l’âme de voir dédaigner le service des autels, depuis que l’Eglise n’avait plus de riches prébendes à offrir à l’avidité sacrilège des familles plus ou moins distinguées dans le monde… ». Eugène rappelle alors son choix de la vie ecclésiastique, puis la parole décisive du Pape à Forbin Janson, enfin ses premiers engagements à Aix (les jeunes, les prisonniers, les prédications en provençal…) « toutes ces considérations me persuadèrent que je ne devais pas quitter nos provinces méridionales, et que mon ministère y serait plus utile qu’ailleurs… ».

« Ce fut en 1815 que je jetai les premiers fondements de notre petite société. La fin principale que je me proposais était d’évangéliser les pauvres, les prisonniers et les petits enfants. Il me fallait des compagnons dévoués qui pussent entrer dans la pensée que Dieu m’inspirait. Nous devions nous consacrer au ministère apostolique, il fallait des hommes d’abnégation qui voulussent marcher sur les traces apôtres dans la pratique des conseils évangéliques ; je ne concevais pas qu’il fût possible de faire le bien que je me proposais à d’autres conditions. Il n’était pas facile de trouver des hommes de cette trempe, je n’en connaissais point ». Puis Eugène de Mazenod précise que c’est Icard (dont il omet le nom) qui lui indiqua Tempier, Mie et Deblieu…

Dans une conférence de 1974 à l’Union des Supérieurs généraux, le P. Arrupe, général des jésuites, faisait une réflexion éclairante. « L’histoire est maîtresse de vie. Il est intéressant d’observer de quelle manière et dans quelles circonstances les divers instituts religieux sont nés, car nous pouvons en retirer d’importantes leçons pour nous-mêmes, vis-à-vis de l’avenir. Quoique les origines de chaque institut soient différentes, leur dynamique d’ensemble pourrait se réduire, semble-t-il à trois lignes de force. La première est celle de rendre un service déterminé à l’Eglise et aux hommes d’une période donnée de l’histoire. La deuxième ligne de force est caractérisée par l’aspect conflictuel qui a donné naissance à certains instituts : des conflits non seulement avec la société laïque de leur temps, mais encore avec la société religieuse, voire avec ses autorités hiérarchiques, pas toujours ouvertes à l’esprit prophétique et charismatique des fondateurs. La troisième ligne enfin est marquée par la présence d’un homme ou d’un groupe qui sous l’impulsion de l’Esprit Saint et pleinement dociles à son action, mènent à bon terme leur œuvre en vertu du charisme reçu ». A la lumière de ces notations, nous étudierons successivement les divers aspects de la fondation des Missionnaires de Provence : approbation du projet par les autorités diocésaines, recherche de locaux et de financements, recherche de compagnons, mise en route effective.

L’approbation par les autorités diocésaines
L’abbé de Mazenod, prêtre diocésain d’Aix, n’a pu engager son projet que grâce à l’appui des autorités diocésaines. Non seulement elles l’ont libéré pour cette tâche, mais elles ont autorisé plus ou moins facilement quelques autres prêtres diocésains à quitter leurs fonctions paroissiales pour se lier au projet des Missionnaires. En 1815, les limites du diocèse d’Aix sont celles qui lui ont été données par le Concordat de 1801, à savoir le territoire des deux départements actuels des Bouches-du-Rhône et du Var, auquel est joint l’arrondissement de Grasse, qui fait aujourd’hui partie des Alpes-Maritimes. Depuis la démission de Mgr Jauffret (1814) qui n’a jamais reçu l’institution canonique, le diocèse est sous la responsabilité des Vicaires généraux élus par le Chapitre.

Eugène de Mazenod a surtout affaire avec le chanoine Jean-Joseph-Pierre Guigou, alors âgé de 48 ans. Ordonné prêtre en 1789, on sait peu de choses de son ministère dans la clandestinité. C’est le concordat qui lui permet d’exercer plus paisiblement le ministère paroissial, comme curé de St-Zacharie. On lui doit le rétablissement du pèlerinage de la Sainte-Baume. Il faut croire qu’il avait une personnalité hors du commun puis que l’archevêque, Mgr de Cicé, le choisit pour l’accompagner à Paris pour le sacre de Napoléon. Guigou a lui-même prêché des missions paroissiales dans le diocèse. Il a soutenu avec fermeté la fondation aixoise de ce qui sera les Sœurs de St Thomas de Villeneuve, il appellera dans le diocèse plusieurs autres instituts religieux. Il ne cache pas son ultramontanisme, qui le rapproche d’Eugène et lui vaudra l’hostilité de l’autre parti, plutôt gallican, dont le meneur est Flourens, l’ancien vicaire général de Mgr Jauffret. En 1825, il sera nommé évêque d’Angoulême.

Souvent dans sa correspondance, Eugène souligne l’appui que lui a apporté le chanoine Guigou. Ainsi dans sa lettre à Forbin Janson du 21 novembre 1814 : « L’abbé Guigou, que tu connais, est un homme très capable de faire aller la machine. On dit qu’il a été à Paris pour repousser les attaques que ne cesse de lui livrer l’évêque de Metz (Mgr Jauffret, nommé à Aix, sans l’aval du pape), qui se mêle encore très vivement de ce qui nous regarde. Quoique M. Guigou ait un peu manqué aux égards et à la confiance que devait lui inspirer ma façon de penser très prononcée et très franche en sa faveur, en partant sans me prévenir, je te le recommande. Il s’est parfaitement conduit dans toutes les affaires épineuses. Il s’est montré romain à se compromettre, et je l’ai toujours vu marcher droit. On ne lui pardonne pas d’avoir cessé d’être le partisan de l’intrus (Jauffret), après qu’il avait paru d’accord avec lui dans le principe. Tout cela s’explique, mais non dans une lettre. Les vieilles perruques ne peuvent pas se faire à l’idée de voir un prêtre plus jeune qu’eux au-dessus d’eux. On ne dirait pourtant pas à les entendre que les années donnent du bon sens… » (Cf. Missions 1962, p. 207). Le Journal de la Congrégation de la jeunesse signale plusieurs fois la présence de Guigou qui y célèbre la messe pour la Congrégation et intervient en sa faveur. C’est grâce à lui que les Missionnaires de Provence entreront en possession de l’église des Carmélites, désaffectée par la Révolution et restaurée sur fonds publics.

Le 23 octobre 1815, alors que les choses sont engagées, Eugène écrit à Forbin Janson : « Je l’avais bien compris, que ce qui refroidissait si fort nos grands vicaires pour l’œuvre des missions, c’était la crainte de se voir enlever des sujets dont vraiment le diocèse a le plus grand besoin. Toute difficulté a cessé par la tournure que j’ai prise. L’idée que les missionnaires que je veux réunir ne sortiront pas du diocèse, les tranquillisa si fort qu’ils sont devenus les protecteurs déclarés de notre œuvre. Et je leur en sais d’autant plus gré que tous les prêtres ne sont pas de leur avis… ».

Dès ce moment en effet, les indices ne manquent pas que le clergé aixois compte des opposants au projet d’Eugène, sinon à sa personne. Le P. Pielorz donne les noms de Rey, qui fut secrétaire de Mgr de Cicé et qui, par la suite, rencontrera bien des difficultés comme évêque de Dijon, et aussi Flourens, ancien vicaire général de Mgr Jauffret. Tous deux seraient plutôt gallicans, alors que Guigou et Mazenod sont très nettement romains. Il est vrai qu’Eugène manifeste de la sévérité à l’égard du clergé. Ainsi dans la lettre du 15 septembre 1815 à son père (EO 15, 137) : « L’évêque de Vannes, Ferdinand de Bausset, neveu de l’évêque de Fréjus, vient d’arriver dans notre ville, on se flatte qu’il pourrait être fait archevêque d’Aix. Mais quand s’occupera-t-on de la religion ? Il semble qu’on croit y être toujours à temps. Quel clergé que celui qui se forme : Pas un homme connu ; nous en sommes réduits à ce qu’il y a de plus pauvre, de plus abject dans la société. Il faut espérer qu’ils suppléeront par leurs vertus à ce qui leur manque d’ailleurs, mais il en faudra beaucoup… ».

Les lettres d’Eugène à Tempier soulignent aussi ce soutien apporté par Guigou. Ainsi dès la première lettre (9 octobre 1815, EO 6, 8) : « Nous aurons une certaine tactique à suivre avec les grands vicaires qui approuvent si fort notre œuvre qu’ils ont écrit à Paris pour la faire connaître dans les journaux… ». Puis le 15 novembre (EO 6, 12) : « La manière dont je vous parle vous doit prouver que je regarde comme assuré qu’on ne mettra pas d’obstacles invincibles à notre réunion. M. Guigou, à qui le Seigneur a donné du zèle pour la grande œuvre, est persuadé que notre petit nombre est insuffisant, il convient qu’il faudrait que nous fussions six… ». Dans sa lettre du 13 décembre (EO 6, 13-14), Eugène confirme à Tempier que Guigou « est parfaitement disposé pour l’œuvre des missions » et a « réitéré l’assurance la plus positive que vous (Tempier) seriez à nous ». A noter encore cette remarque, de janvier 1816, dans une lettre à Forbin Janson : « Nous allons, parce que nous avons pour nous un Grand Vicaire, mais gare que celui-ci mollît, tout serait perdu » (EO 6, 19). Le Grand Vicaire est évidemment Guigou.

Si l’Adresse des Missionnaires de Provence le 25 janvier 1816 est destinée aux vicaires généraux capitulaires, c’est Guigou qui quatre jours plus tard donnera la réponse officielle favorable.

Problèmes de locaux et de financements
Pour réunir les missionnaires, Eugène de Mazenod avait d’abord envisagé l’Enclos, ancienne maison de campagne de la famille Joannis, appartenant à Mme de Mazenod. L’Enclos se trouvait alors à la périphérie nord-ouest d’Aix, Eugène allait de temps en temps s’y reposer et semble même y avoir séjourné, sans doute avec le Frère Maur. Il fait cette hypothèse dans une lettre du 28 octobre 1814 à Forbin Janson (EO 6, 3). « Cette communauté qui n’est au reste encore que dans ma tête, se serait établie chez moi. Maman, à ce que je crois, n’aurait pas eu de peine à me céder, en attendant, la maison que j’habite tout seul en ce moment à la porte de la ville. Il y aurait de quoi loger huit missionnaires. Dans la suite nous aurions cherché un plus vaste local, etc. ».

Dans la lettre du 23 octobre 1815 à ce même ami (EO 6, 9-10), il décrit des démarches déjà bien avancées : « Les Minimes étaient à vendre. (Il s’agit du couvent contigu à Notre-Dame de la Seds). Ce local était parfaitement à notre convenance. Je pensais qu’il ne fallait pas le laisser échapper. Je me mis en devoir de l’acheter. Je me donnai pour cela des peines incroyables, mais en pure perte. Les religieuses du Saint-Sacrement, par un tour de passe-passe, me le soufflèrent poliment. En traitant cette affaire, j’avais agi auprès de quelques prêtres que je croyais propres à la sainte œuvre, et qui le sont en effet. Ceux-ci ne se tinrent pas pour battus, quand je fus débouté. J’eus honte ou scrupule de laisser amortir leur beau feu et je tentai d’obtenir le seul local qui nous reste dans la ville pour y établir une communauté. Mes démarches eurent un succès inattendu ; dans une seule entrevue, l’affaire fut conclue ; et je me trouvai propriétaire de la majeure partie de l’ancien couvent des Carmélites, qui est située à la tête du Cours, ayant attenant une charmante église, un peu délabrée à la vérité, mais qu’on pourrait mettre en état avec moins de cent louis.

Voilà mon histoire. Mais le plaisant, c’est que tout cela s’est fait sans que je fusse arrêté par la pensée que je n’avais pas le sou. La Providence, pour me prouver que je n’avais pas tort, m’a envoyé tout de suite douze mille francs que l’on me prête sans intérêt pour cette année. Maintenant, dis-moi comment je les rembourserai. J’ai fait une affaire d’or, puisque tout l’établissement, y compris les réparations de l’église, ne me coûtera que 20 000 francs. Mais où trouverai-je cette somme ? Je n’en sais rien. En attendant les missionnaires me désolent. Ils voudraient commencer demain. J’ai beau leur dire qu’il faut donner le temps de faire des chambres, de rendre la maison habitable. C’est trop long à leur avis…Comment faites-vous à Paris ? A quel saint vous êtes-vous voués ? Car, si je m’en souviens, la maison coûte mille écus de loyer…
». Et le lendemain, dans la même lettre : « Il surgit à chaque instant quelque nouvelle difficulté, c’est d’un ennui à périr. Comment ferons-nous sans l’église ? Il t’est commode de dire qu’il est juste de la laisser réclamer par les Carmélites. Et l’argent pour la leur payer, qui est-ce qui le fournira ? La locataire actuelle, qui me cédera son bail, n’avait jamais fait aucune réclamation pour faire réparer l’édifice. Toute la toiture est délabrée. Ce devis que j’ai sollicité fait monter la dépense des réparations urgentes à 17 et tant de cents francs. Le devis sera envoyé à Paris ; et certainement on reculera dans les bureaux, quand il s’agira de l’approuver. En attendant, puis-je prendre sur moi de faire une dépense aussi considérable sans savoir si l’édifice nous restera ? Tel qu’il est, il ne peut pas nous servir, il y pleut comme à la rue. Nous pourrons pourtant faire le service dans le chœur, qui est à nous et qui est très grand. Voici ce que M. Guigou se propose de faire, il veut demander cette église pour la faire desservir à l’avantage du public et nous la cédera ensuite… Ne vaut-il pas mieux que l’office divin s’y fasse que de la voir servir d’entrepôt à tous les saltimbanques qui passent et de caserne aux soldats de toute nation ? Occupe-toi un peu de cela… ».

Il faut préciser que l’ancien couvent des Carmélites, dont l’oncle Fortuné avait été « supérieur », avait été vendu au début de la Révolution comme bien national et donc appartenait à divers propriétaires, mais que l’église elle-même ne l’avait pas été, et donc continuait à appartenir à l’Administration. Si Guigou obtenait que les réparations soient faites sur fonds publics et que l’église soit restituée au diocèse, ce serait une chance considérable…

Le Journal de la Congrégation de la Jeunesse (EO 16, 175…) apporte d’autres informations. La Congrégation « a choisi le choeur de l’église autrefois des Carmélites où elle espère se fixer pour toujours. Ce changement devenu nécessaire devant occasionner quelque dépense, le Conseil dans sa séance de ce jour (la date n’est pas indiquée) a délibéré d’y pourvoir par le moyen d’une souscription volontaire qui a été fixée de un à six francs. Cette souscription ne doit être présentée qu’à ceux des congréganistes qui sont le plus à leur aise… Le chœur qui doit servir de chapelle à la Congrégation a été tellement profané pendant la Révolution qu’il a fallu le faire bénir. Cette bénédiction a eu lieu aujourd’hui (21 novembre) très solennellement en présence de toute la Congrégation. M. l’abbé Beylot, vicaire général capitulaire, y a célébré ensuite la première messe à laquelle un très grand nombre de congréganistes ont eu le bonheur de communier ». L’adoration perpétuelle du saint Sacrement a eu lieu tout le jour, les congréganistes se relevant de demi-heure en demi-heure…

Grâce aux tractations menées par Guigou, l’essentiel des réparations de l’église fut réalisé assez rapidement. Elle put être rendue au culte le dimanche des Rameaux, 7 avril 1816. Le diocèse la cédera aux Missionnaires de Provence quelque temps plus tard. Mais il fallut attendre jusqu’en mai 1822 pour que l’attribution à l’archevêché d’Aix soit entérinée par ordonnance royale. Ce qui permit au diocèse de la donner aux Missionnaires de Provence.

Les Archives OMI de Marseille possèdent un registre très précieux, rassemblant les copies de nombreux actes notariés concernant les premières maisons oblates, d’Aix à Vico, en passant par le Calvaire, l’Osier et Montolivet. On y trouve donc la copie des actes pour l’achat d’Aix.

L’acte officiel d’achat est daté du 30 décembre 1815. Il occupe trois pages du registre, d’une écriture fine et serrée, (45 lignes par page), mais très lisible. « La dame Victoire Gontier veuve Pascal, institutrice, originaire de Paris, demeurant à Aix, maison des ci-devant Carmélites a vendu à Monsieur Charles Joseph Eugène de Mazenod, prêtre, demeurant à Aix rue Papassaudy n°2 la partie de l’ancien couvent des Dames religieuses Carmélites, que la dite dame Gontier avait acquis de feu M. Jacques Ginézy, droguiste, par acte du 17 janvier 1810». Le tout pour une somme de 16000 francs.

En l’absence de plan, il est difficile de saisir les dimensions exactes de ce premier achat, comprenant un rez-de-chaussée, un premier et un second étage le long de l’église, ainsi que le choeur attenant à l’église. La dame Gontier se réserve « pour elle et pour son pensionnat » à titre personnel et non transmissible et cela pour sept ans jouissance et usage d’une partie du bâtiment. « Dans la présente vente se trouve compris tout ce qui est attaché et fixé contre les murs depuis le haut jusqu’en bas, comme armoires, placards, boiseries, portes vitrées et autres… ». « Il est convenu que l’acquéreur aura le droit de prendre de l’eau au puits et à la pompe qui se trouve dans la cour et jouira en entrant et exclusivement de la treille qui se trouve au midi attenant au bâtiment ci-dessus désigné ainsi que de l’allée servant de promenoir au-dessous de ladite treille… ».

Les conditions de paiement sont complexes, d’autant que la dame Gontier n’a pas entièrement payé ses dettes aux héritiers Ginézy. Ces dettes sont désormais à la charge de M. de Mazenod. Des clauses indiquent ce qui se passerait « dans le cas de l’évènement de la mort de la dame avant les sept années accomplies ». L’acte prévoit aussi le partage en deux parts égales de la contribution foncière, entre Mme Gontier et M. de Mazenod.

Un acte daté du 12 mars 1816 concerne le versement à la dame Gontier d’une somme de 2962, 96 franc par M. Armand Natal de Boisgelin au nom de M. Ch. J. E. de Mazenod son beau-frère. Le 13 mai 1816, la dame Gontier déclare abandonner la jouissance qu’elle s’était réservée et promet d’effectuer son déménagement dans le courant de la semaine. Ce qui entraîne un versement anticipé par M. de Mazenod. Mais de ce fait, les Missionnaires étaient chez eux. En 1819, ils purent acquérir une autre partie de l’ancien couvent.

A la recherche de compagnons
L’histoire de la prise de contact par Eugène avec ceux qu’il pressentait pour être ses compagnons est, elle aussi, complexe. Icard semble avoir été le premier. Il y eut aussi Hilaire Aubert, Mie, Deblieu, puis Tempier (la correspondance a été sauvegardée), enfin Maunier, quelques jours après la réunion du 25 janvier.

Faisons brièvement connaissance avec chacun, nous référant au Dictionnaire historique et au travail de Bernard Dullier sur Les Premiers Oblats (OMI Documents n° 15, février 1999). Les recherches fondamentales ont été faites par Cosentino et publiées dans Etudes oblates : « Un inconnu, le P. Icard », tel est le titre de l’article de Cosentino (Etudes oblates 1957, 321-346). Il était né en 1790 à Gardanne (Bouches-du-Rhône) où son père était menuisier. Au grand séminaire d’Aix, où Eugène de Mazenod avait pu les connaître, il fut le compagnon de Deblieu et de Tempier. Ordonné prêtre en 1814, il fut nommé vicaire à Lambesc. Dans ses Mémoires (Cf. Rambert 1, 164), Eugène écrit : c’est lui « qui m’indiqua MM. Tempier, Mie et Deblieu, comme des hommes qu’il connaissait capables d’entrer dans mes vues et de me seconder puissamment dans la grande œuvre que j’allais entreprendre ». Il semble même que c’est Icard qui prit l’initiative d’entrer en contact avec Eugène de Mazenod, une fois connu son projet. Icard semble avoir été l’associé de Mie pour prêcher la mission de Pignans (décembre 1815-janvier 1816), juste avant la première réunion du groupe le 25 janvier 1816. Il prit ensuite part à la mission de Grans en février-mars. Eugène le qualifie d’indigne et il fut expulsé du groupe dès la fin de cette première mission.

On a retrouvé aux Archives de la Sainte-Enfance à Paris la lettre écrite par Eugène à Hilaire Aubert, vraisemblablement en septembre 1815. Originaire du diocèse d’Aix, il était alors « prêtre-directeur » au grand Séminaire de Limoges. Aubert donna la préférence aux Missionnaires de France du P. Rauzan et de Forbin Janson.

Cosentino appelle Jean-François-Sébastien Deblieu « un inconstant » (Cf. Etudes oblates 1958, 152-179). Il était né en 1789 à Brignoles (Var) où son père était boulanger. Séminariste lui aussi au grand Séminaire d’Aix, il put y faire connaissance avec Eugène de Mazenod. Il fut ordonné prêtre en 1813 et nommé vicaire à St-Jean du Faubourg à Aix jusqu’en mai 1815, quand il fut nommé curé de Peynier, canton de Trets, à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Aix. Selon Icard, écrit Rey, c’était un prêtre « ardent pour la prédication, doué de toutes les qualités qui font les missionnaires, belle taille, forte voix, bonne santé… ». La notice de son décès (il était redevenu prêtre diocésain) lui attribue « un caractère difficile, un zèle dur et immodéré, une âpre vertu ». Sa maxime était : « Ne connaître les difficultés que pour les vaincre et les obstacles que pour les surmonter… ».

Au contraire d’Icard, Deblieu et Tempier, Mie et Maunier étaient des vieux de 47 et 46 ans, donc des aînés d’Eugène et par l’âge (Eugène avait alors 33 ans), et par le ministère sacerdotal exercé durant la période révolutionnaire.

Pierre Nolasque Mie (ou Mye) est sans contredit le plus original du groupe. Il était né en 1768 à Alleins (B.-du-Rh.) dans une famille de cultivateurs. La notice nécrologique du P. Mie, rédigée par Jeancard, nous le fait admirablement connaître (Cf. Missions 1866, 428-454). Il était en 3ème année de théologie et clerc minoré quand éclata la Révolution. « Il sortit alors du séminaire, pour se séparer des schismatiques qui s’en étaient emparés ». Ces schismatiques étaant les prêtres qui ont prêté le serment à la Constitution civile du clergé. Il mène alors une vie semi-clandestine et est ordonné prêtre à Marseille par Mgr de Prunières, évêque de Grasse, en 1797. Il est accueilli à La Fare près de Berre-l’Etang chez un tailleur. De jour, il travaille comme un apprenti, peu doué, et « la nuit, il remplissait les fonctions sacerdotales ». Jeancard le présente comme un très bon connaisseur de l’Ecriture sainte.

A la suite du Concordat, l’archevêque le nomme curé de Puyloubier, au pied de la Montagne Ste-Victoire. « Il vivait dans la plus grande pauvreté, écrit Jeancard. Sa maison était dépourvue de tout, sa nourriture était des plus grossières et son vêtement misérable. Il y contracta l’habitude de n’avoir jamais qu’une seule soutane et une seule paire de souliers. Cette habitude, il l’a conservée toute sa vie. Il tenait tout le peu d’argent qu’il possédait sur sa cheminée, et c’est là qu’il prenait pour les pauvres qui lui demandaient l’aumône, et pour lui-même, souvent le plus pauvre de tous ».

Voulant se vouer à la retraite et à la pénitence, il entra chez les Pères de la Retraite du P. Bretenière, avec qui il passa six ans, mais sans engagement ni vœux. « Les principes du rigorisme suivis alors dans cette communauté ne pouvaient se concilier chez lui avec l’esprit de mansuétude et de miséricorde qui lui était naturel… La terreur des jugements de Dieu l’impressionnait vivement, c’était là le motif le plus souvent mis en avant dans cette maison… ». On se rappelle qu’Eugène, à la même époque, rassurait sa maman dans une lettre écrite de St-Sulpice (24 mars 1809, EO 14, 131) : « Je n’ai jamais pensé une seule minute à prendre un parti si fort au-dessus de mes forces et si peu conforme à mon goût. Il faut avoir bien autre vertu que je n’ai pour embrasser le plus haut point de la perfection évangélique et Dieu ne m’a jamais inspiré le moindre attrait pour la Retraite… ».

Mie remplissait les fonctions d’aumônier à l’hôpital d’Aix lorsqu’il rencontra le jeune abbé Tempier qui venait d’être ordonné prêtre et qui « lui proposa, sans préambule d’aller avec lui faire une Mission ». Nous suivons toujours le récit de Jeancard. Si bien qu’ayant « obtenu les pouvoirs, ils partent ensemble pour Saint-Paul-les-Durance où ils donnent une Mission complète pendant un mois ou un mois et demi ». C’était très probablement au printemps 1814. « Au retour, le P. Mie fit des remplacements dans diverses paroisses, unanimement apprécié, service qu’il continua tout en étant nommé vicaire à Salon. Ce qui lui permettait de faire le missionnaire où il paraissait. Il ne se lassait pas d’instruire, tous les jours il était en chaire. Il faisait le catéchisme aux enfants et confessait un grand nombre de pécheurs… ». Telle était sa situation à l’automne 1815.

Jeancard présente longuement sa manière de prêcher, en provençal d’abord, puis en français, à partir du Laus. « Peu d’hommes ont possédé au même degré que lui l’art d’instruire solidement de la religion les classes ignorantes… ». « L’accent pouvait être dur, le ton de la voix toujours le même… Mais ces défauts disparaissaient devant l’idée que personne n’a jamais exprimée de manière plus originale. Cette originalité était celle d’une simplicité incomparable… Il parlait à l’intelligence plus qu’à l’imagination. Tout était vrai et solide dans ses expressions comme dans ses sentiments et dans sa doctrine… ».

François de Paule Henri Tempier était né en 1788 à Saint-Cannat, près de Lambesc, dans une famille de cultivateurs. Il fit sans doute la connaissance d’Eugène de Mazenod quand il était séminariste à Aix. Tout en étant séminariste, il fut pendant un an le collaborateur, apprécié, de M. Abel, supérieur du petit séminaire, qu’Eugène de Mazenod connaissait bien. Il est ordonné prêtre le 26 mars 1814. Il put donc prêcher la Mission de Saint-Paul avec le P. Mie. Jeancard écrit : « Le P. Tempier s’initia par là à la vie de missionnaire, sous les auspices et en compagnie d’un des plus saints prêtres de la Provence, homme vraiment apostolique, digne par ses vertus de former à son exemple des hommes animés de l’esprit apostolique… ». La même année, il est nommé vicaire à Arles, à la paroisse Saint Césaire. Dès lors, confessions, prédications, œuvres de charité et surtout, de l’épiphanie à Pâques, catéchismes tous les jours, rien ne demeura étranger à son zèle.

C’est Cosentino qui, dans Etudes oblates (1958, 219-269) nous fait connaître Maunier. Emmanuel Fréjus Maunier était né à Fréjus en 1769, dans une famille de fonctionnaires. Son père était commissaire des classes de la marine et adjoint au maire. Il se maria en 1787 ou 1788 et eut une petite fille. En deux mois, il perdit successivement et sa fille et son épouse. (1790). On ne sait rien de sa vie durant la période révolutionnaire et donc de sa formation, sinon qu’il fut ordonné prêtre dans la clandestinité la même année que Mie et par le même évêque. L’abbé Jean-Joseph Allemand le sera lui aussi l’année suivante. C’est à Marseille qu’il exerce son ministère de prêtre, clandestinement au début, puis ouvertement. Il fut vicaire d’abord à Notre-Dame-du-Mont, puis à St-Laurent, enfin à Notre-Dame de la Palud, maintenant Ste Trinité. Eugène prit contact avec lui dès septembre. Il rejoignit les Missionnaires de Provence en mars 1816.
Les lettres à Hilaire Aubert et à Tempier
La lettre d’Eugène de Mazenod à Hilaire Aubert ainsi que la correspondance avec Tempier ont été heureusement en grande partie conservées. Bien que ces textes soient disponibles dans différentes publications, la plus récente étant les Ecrits Oblats, il n’a pas paru inutile de les reproduire ici. Ce sont les textes fondateurs des Oblats. Etonnamment, ils n’ont pas vieilli. S’y exprime, en toute spontanéité ce que bien plus tard on appellera le charisme. Cet appel de 1815 retentit encore aujourd’hui.

La lettre à Hilaire Aubert peut être datée de septembre 1815. Elle est publiée dans EO 6, 5-6.
« Personne n’est plus attaché que moi à la très sainte Compagnie de Jésus. Son rétablissement a toujours fait l’objet de mes vœux et j’attache le plus grand prix à sa propagation. Cependant je vous aimerais mieux ici, pour le moment, que parmi les Jésuites. Le bien que nous nous proposons doit remédier à des maux plus pressants. Moins de personnes s’en occupent ; rien n’est plus indispensable. Il s’agit de se réunir, quelques prêtres, pour faire sans relâche des missions dans toutes les parties de ce vaste diocèse et des circonvoisins. Nous voulons faire en petit, mais avec non moins d’utilité, ce qu’on travaille à faire réussir à Paris plus en grand. Nous voudrions faire les choses sans bruit, mais quels coups nous porterons à l’enfer ! Oh ! cher ami, si vous vouliez être des nôtres ! Nous commencerions par votre patrie, où la religion est presque éteinte, comme dans une infinité d’autres endroits. J’ose presque dire que vous seriez nécessaire. Ah! si nous pouvions former un noyau, bientôt il s’y rattacherait ce qu’il y a de plus zélé dans le diocèse. Pensez un peu à cela devant le bon Dieu. Vous savez qu’il faut, pour faire le bien dans nos contrées, des gens du pays qui sachent la langue. Oh ! n’en doutez pas, nous deviendrons des saints dans notre Congrégation, libres, mais unis par les liens de la plus tendre charité, par la soumission exacte à la Règle que nous adopterions, etc. etc. Nous vivrions pauvrement, apostoliquement, etc. ».

Plus remarquable encore, la lettre à Tempier.
« Aix, 9 octobre 1815
Mon cher ami, lisez cette lettre au pied de votre crucifix, dans la disposition de n’écouter que Dieu, ce que l’intérêt de sa gloire et le salut des âmes exigent d’un prêtre tel que vous. Imposez silence à la cupidité, à l’amour des aises et des commodités ; pénétrez-vous bien de la situation des habitants de nos campagnes, de l’état de la religion parmi eux, de l’apostasie qui se propage tous les jours davantage et qui fait des ravages effrayants. Voyez la faiblesse des moyens qu’on a opposés jusqu’à présent à ce déluge de maux ; consultez votre cœur sur ce qu’il voudrait faire pour remédier à ces désastres, et répondez ensuite à ma lettre.

Eh bien ! mon cher, je vous dis, sans entrer dans de plus grands détails, que vous êtes nécessaire pour l’œuvre que le Seigneur nous a inspiré d’entreprendre. Le chef de l’Eglise étant persuadé que, dans le malheureux état où de trouve la France, il n’y a que les missions qui puissent ramener les peuples à la foi, qu’ils ont par le fait abandonnée, les bons ecclésiastiques de différents diocèses se réunissent pour seconder les vues du suprême Pasteur. Nous avons été à même de sentir l’indispensable nécessité d’employer ce remède dans nos contrées et, pleins de confiance dans la bonté de la Providence, nous avons jeté les fondements d’un établissement qui fournira habituellement à nos campagnes de fervents missionnaires. Ils s’occuperont sans cesse à détruire l’empire du démon, en même temps qu’ils donneront l’exemple d’une vie vraiment ecclésiastique dans la communauté qu’ils formeront, car nous vivrons ensemble dans une même maison que j’ai achetée, sous une règle que nous adopterons d’un commun accord, et dont nous puiserons les éléments dans les Statuts de saint Ignace, de saint Charles pour les Oblats, de saint Philippe de Néri, de saint Vincent de Paul et du bienheureux Liguori.

Le bonheur nous attend dans cette sainte Société, qui n’aura qu’un cœur et qu’une âme ; une partie de l’année sera employée à la conversion des âmes, une autre partie à la retraite, à l’étude, à notre sanctification particulière ; je ne vous en dis pas davantage pour le moment, cela suffit pour vous donner un avant-goût des délices spirituelles que nous goûterons ensemble. Si, comme je l’espère, vous voulez être des nôtres, vous ne vous trouverez pas en pays inconnu, vous aurez quatre confrères ; jusqu’à présent nous ne sommes pas plus nombreux, c’est que nous voulons choisir des hommes qui aient la volonté et le courage de marcher sur les traces des apôtres. Il importe de poser des fondements solides ; il faut que la plus grande régularité s’établisse et s’introduise dans la maison dès que nous y entrerons nous-mêmes. Et c’est précisément pour cela que vous m’êtes nécessaire, parce que je vous connais capable d’embrasser une règle de vie exemplaire et d’y persévérer. Au reste, on ne sera point lié par vœu ; mais j’espère qu’il en sera de nous comme des disciples de saint Philippe de Néri, qui, libres comme nous continuerons de l’être, mouraient avant d’avoir songé qu’ils auraient pu sortir d’une congrégation qu’ils affectionnaient comme leur mère.

Quand j’aurai reçu votre réponse, je vous donnerai tous les détails que vous pouvez souhaiter ; mais, cher ami, je vous en conjure, ne vous refusez pas au plus grand bien qu’il soit possible de faire dans l’Eglise. On trouvera facilement des vicaires qui vous remplacent, mais il n’est pas si aisé de rencontrer des hommes qui se dévouent et veuillent se consacrer à la gloire de Dieu et au salut des âmes, sans autre profit sur la terre que beaucoup de peine et tout ce que le Sauveur a annoncé à ses véritables disciples. Votre refus serait pour notre œuvre naissante d’un détriment incalculable ; je parle avec sincérité et avec réflexion, votre modestie en souffrira, mais n’importe, je n’hésiterai pas à ajouter que, si je croyais qu’il fût nécessaire que je fisse le voyage d’Arles pour vous déterminer, je le ferais en volant. Tout dépend de ces commencements, il faut unanimité parfaite dans les sentiments, même bonne volonté, même désintéressement, même dévouement, en un mot.

Gardez le secret ; vous sentez que toute confidence à Arles n’aboutirait qu’à vous détourner d’un projet dont vous ne saurez jamais calculer tous les avantages que vous n’ayez commencé à l’effectuer. Nous aurons une certaine tactique à suivre avec les grands vicaires qui approuvent si fort notre œuvre qu’ils ont écrit à Paris pour la faire connaître dans les journaux ; mais nous aurons à combiner les démarches nécessaires pour obtenir votre remplacement. La moindre imprudence pourrait déjouer nos projets ; ils seraient tentés de croire que nous sommes assez de quatre, et il est certain qu’il faut au moins que nous soyons six. Ils m’ont promis ce nombre de sujets. Qui dirait que la difficulté est de les trouver ? Il est vrai que nous sommes difficiles, parce que nous voulons que cela aille bien, et nous y parviendrons si vous êtes des nôtres. Répondez-moi donc vite affirmativement, et je serai content. Adieu, bien-aimé frère ».

Presque trois semaines plus tard, Eugène de Mazenod recevait la réponse tant attendue de l’abbé Tempier. On la trouve dans les Ecrits Oblats, série II, volume consacré aux écrits de Tempier, pp. 9-11.

« Arles, le 27 octobre 1815
Monsieur et très cher confrère,
Pardonnez-moi si je n’ai pas répondu plus tôt à votre aimable lettre. Vous aviez manqué d’y apposer votre signature, et cet oubli m’a beaucoup fait travailler pour découvrir de quelle part elle me venait. Il me semblait y reconnaître votre écriture, que je connais assez peu ; je voyais encore que le projet dont on m’y parlait, s’il était réel, ne pouvait venir que de vous, mais je craignais toujours que quelqu’un n’eût voulu s’amuser de moi en m’écrivant une lettre anonyme. Un ami m’a tiré de cette incertitude, et je vous réponds aujourd’hui même que j’ai reçu sa lettre.

Que le bon Dieu soit béni de vous avoir inspiré le dessein de préparer aux pauvres, aux habitants de nos campagnes, à ceux qui ont le plus besoin d’être instruits de la religion, une maison de missionnaire qui iront leur annoncer les vérités du salut. Je partage entièrement vos vues, mon cher confrère, et bien loin d’attendre de nouvelles instances pour entrer dans cette œuvre sainte et si conforme à mes désirs, je vous avoue, au contraire, que si j’avais eu connaissance de votre dessein, je vous aurais demandé le premier de me recevoir dans votre société. Ainsi, j’ai des remerciements à vous faire de m’avoir jugé digne de travailler à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Il est vrai que je ne reconnais pas en moi le talent de la parole nécessaire à un missionnaire, mais alius quidem sic alius vero sic (un de telle façon, un autre d’une autre, 1Co 7, 7) Ce que je ne ferai pas dans de grands discours, je le ferai dans des catéchismes, dans des conférences, dans le tribunal de la pénitence et par tous les autres moyens qui pourront établir le règne de Jésus-Christ dans les âmes. Je ne trouve rien de bas et de pénible pour cela. En attendant, l’exercice me donnera plus de facilité que je n’en ai maintenant. Je vois d’ailleurs ce que vous recherchez le plus dans le choix de vos collaborateurs ; vous voulez des prêtres qui ne suivent pas la routine et le tran-tran, comme disait le prédécesseur du P. Charles, qui soient disposés à marcher sur les traces des apôtres, à travailler au salut des âmes sans attendre d’autre récompense ici sur la terre que beaucoup de peines et de fatigues. Par la grâce de Dieu, je sens dans moi ce désir, ou si je ne l’ai pas, je désire grandement de l’avoir, et avec vous, tout me deviendra encore plus facile. Ainsi, comptez entièrement sur moi.

Je ne crains qu’une chose, c’est que les grands vicaires ne fassent quelque difficultés de me tirer d’Arles … Ménagez toute chose afin que je puisse partager votre sainte œuvre. Il serait à désirer qu’on me demandât avant l’Epiphanie, époque où nous commençons à faire le catéchisme tous les jours, autrement on aurait plus de peine, et je craindrais qu’on ne me fît rester jusqu’après Pâques, où nos enfants auront fait la première communion… Vous êtes à portée de voir les difficultés que l’on suscitera.

Adieu, très aimé confrère, je suis pressé par le courrier et je ne puis pas prolonger ma lettre.
Tempier, prêtre
».

La réponse de l’abbé de Mazenod est du 15 novembre (EO 6, 11-12)
« Dieu soit béni, très cher frère, des dispositions qu’il a mises dans votre bon cœur ; vous ne sauriez croire la joie que j’ai éprouvée à la lecture de votre lettre. Je l’ouvris avec anxiété, mais je fus bientôt consolé. Je vous assure que je regarde comme très important pour l’œuvre de Dieu que vous soyez des nôtres ; je compte sur vous plus que sur moi-même pour la régularité d’une maison qui, dans mon idée et mon espérances, doit retracer la perfection des premiers disciples des apôtres. Je fonde bien plus mes espérances sur cela que sur les discours éloquents ; ont-ils jamais converti personne ? Oh ! que vous ferez bien ce qu’il est important de faire ! Que n’êtes-vous assez près de moi pour que je puisse vous serrer contre mon cœur, vous donner une accolade fraternelle, qui exprimerait mieux que ma lettre les sentiments que le bon Dieu m’a inspirés pour vous ! Qu’ils sont doux les liens d’une parfaite charité !
La manière dont je vous parle vous doit prouver que je regarde comme assuré qu’on ne mettra pas d’obstacles invincibles à notre réunion. M. Guigou, à qui le Seigneur a donné du zèle pour la grande œuvre, est persuadé que notre petit nombre est insuffisant ; il convient qu’il faudrait que nous fussions six. J’ai donc commencé ce matin à le prévenir, en lui disant que je savais que vous aimiez la vie de communauté, et que notre œuvre vous offrirait tout ce que vous pouvez désirer. Il n’a pas repoussé cette idée… Je m’attends à de nouvelles difficultés, mais le bon Dieu nous protège. Je ne crains rien. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur. Eugène de Mazenod ».

Le 13 décembre, Eugène écrit à Tempier une troisième lettre (EO 6, 13-14), en réponse à deux autres lettres de celui-ci qui n’ont pas été conservées.

« Mon cœur me le faisait pressentir, très cher ami et bon frère, que vous étiez l’homme que le bon Dieu me réservait pour être ma consolation. Que ne puis-je vous montrer tout ce que m’a fait éprouver de bonheur la sainte résolution où vous êtes ! Comme je me suis promis, de mon côté, de faire tout ce qui dépendrait de moi pour contribuer au vôtre ! Dès que j’eus lu votre première lettre, permettez que je vous le dise, je me livrai à la plus douce espérance ; je découvris l’homme qui saisit le bien et qui s’y attache, et qui, par conséquent, avec le secours de la grâce, réussit parfaitement à l’opérer. Votre seconde et votre troisième lettre m’ont confirmé dans l’opinion que j’avais conçue, et maintenant la pensée que nous parviendrons malgré les obstacles, à travailler ensemble à la gloire de Dieu et à notre sanctification, me soutient au milieu de tous les chagrins que l’enfer m’a suscités depuis que je prépare de bonnes batteries pour détruire son empire. Humiliez-vous tant qu’il vous plaira, mais sachez néanmoins que vous êtes nécessaire pour l’œuvre des missions. ; je vous parle devant Dieu et à cœur ouvert. S’il ne s’agissait que d’aller prêcher tant bien que mal la parole de Dieu, mêlée à beaucoup d’alliage de l’homme, parcourir les campagnes, dans le dessein, si vous voulez, de gagner des âmes à Dieu, sans se mettre beaucoup en peine d’être soi-même des hommes intérieurs, des hommes vraiment apostoliques, je crois qu’il ne serait pas difficile de vous remplacer ; mais pouvez-vous croire que je veuille de cette marchandise ?

Il faut que nous soyons franchement saints nous-mêmes. Ce mot comprend tout ce que nous pourrions dire. Or y a-t-il beaucoup de prêtres qui veuillent être saints de cette manière ? Il faudrait ne pas les connaître pour se le persuader ; moi je sais bien le contraire ; la plupart veulent aller au ciel par une autre voie que celle de l’abnégation, du renoncement, de l’oubli de soi-même, de la pauvreté, des fatigues, etc. Peut-être ne sont-ils pas obligés à faire plus et autrement qu’ils ne font, mais au moins ne devraient-ils pas se tant formaliser si quelques-uns, croyant connaître que les besoins du peuple en exigent davantage, veulent essayer de se dévouer pour les sauver. La seconde raison, qui m’a fait regarder comme un présent du ciel la résolution où vous êtes de vous réunir à nous, c’est le besoin que nous avons d’un prêtre qui pense comme vous pour l’intérieur de notre communauté ; j’en suis tellement convaincu que j’ai dit hier soir au Grand Vicaire que je ne m’engageais pas à former cette communauté si vous n’en faisiez pas partie. Je suis si assuré que nous nous entendrons toujours, que je ne craindrais pas de promettre de ne jamais penser autrement que vous sur tout ce qui a rapport à la vie intérieure et aux obligations, plus étendues qu’on ne croit ordinairement, du prêtre qui veut vivre selon son état.

Il est temps que je vous rende compte de la conversation que j’ai eue à votre sujet avec M. Guigou. Vous savez qu’il est parfaitement disposé pour l’œuvre des missions. Je lui ai fait connaître la résolution où j’étais de ne pas continuer l’œuvre, si je n’étais sûr que vous seriez des nôtres ; je lui dis ce que je pense : que vos dispositions et votre caractère me répondaient de la constance de vos résolutions, que je vous regardais comme celui sur qui je devais compter pour l’amour de l’ordre et de la régularité, que j’avais besoin de vous avoir pour être le confident de mes pensées pour le bien, que nous n’avions d’avance qu’une volonté ; en un mot, je répétai que sans vous je ne me sentais pas le courage de poursuivre. M. le Grand Vicaire me réitéra l’assurance la plus positive que vous seriez à nous, mais il me demanda en grâce que ce ne fût pas tout de suite. Je ne goûtai pas entièrement ce délai, parce que je voudrais, au contraire, que vous fussiez des premiers à entrer dans la maison, qui est toute prête pour recevoir les missionnaires. Ce premier pas est, à mon avis, de la plus haute importance.

A cette réunion nous arrêterons le règlement que nous aurons à suivre ; nous conférerons sur la manière dont nous opérerons le bien ; nous nous aiderons mutuellement de nos conseils et de tout ce que le bon Dieu inspirera à chacun de nous pour notre sanctification commune ; nous jetterons ensuite notre premier éclat pour l’édification de l’Eglise et des peuples. C’est un coup décisif : je tiens donc à vous avoir alors, c’est ce que je n’ai pas encore obtenu.

Ecrivez à MM. les Grands Vicaires quelles sont vos intentions formelles. En attendant, n’entreprenez pas une besogne qui aille au-delà des fêtes de Noël, car c’est après les fêtes que je voudrais que nous nous réunissions, il faudrait commencer ensemble l’année 1816. Nous commencerons par travailler sur nous-mêmes ; après, nous règlerons le genre de vie que nous adopterons pour la ville et pour les missions ; enfin nous deviendrons des saints.

Quand nous serions vingt, nous ne suffirions pas au travail qu’il y a à faire. On nous demande de tous côtés. Je renvoie les demandes au bon Dieu, espérons qu’il visera enfin les suppliques. Priez-le qu’il me donne la force et la patience qu’il me faut ; on la met terriblement à l’épreuve. Si je n’avais pas fait dans la nuit la moitié de cette lettre, elle ne serait pas encore partie pour la poste. Adieu très cher et bon frère, je vous embrasse de tout mon cœur, en soupirant après l’heureux moment de notre réunion. Eugène de Mazenod ».

La réponse de Tempier est du 20 décembre (EO, II, Tempier pp.11-12) :

« Saint ami et véritable frère, je ne sais comment reconnaître tout ce que vous avez fait pour mon salut. Vous êtes véritablement l’ami le plus cher à mon cœur. Je vous affectionnais, auparavant, j’avais pour vous une estime toute particulière, et je ne cessais de parler de vous toutes les fois que je me trouvais avec mes amis ; mais depuis que vous avez jeté les yeux sur moi pour m’associer à vos travaux apostoliques et me faire part des fruits de sainteté qui nous attendent dans notre chère Congrégation, je ne puis plus penser à vous qu’avec de grands sentiments de reconnaissance et remercier sans cesse le bon Dieu de vous avoir inspiré ce dessein de miséricorde sur moi. Je voudrais seulement que vous rabattissiez dans votre esprit la trop bonne opinion que vous vous êtes formée de ma prétendue nécessité, comme vous l’appelez, afin de ne pas être trompé lorsque vous serez à même d’en juger. Vous reconnaîtrez bientôt que s’il y a dans moi quelque bonne volonté, il n’y a guère autre chose de plus.

Je me suis déterminé à partir pour Aix le lendemain de la Noël, bien résolu de ne plus retourner à Arles et de montrer toute la fermeté nécessaire pour obliger les grands vicaires à me laisser entrer dans l’œuvre des missions. Je leur ai écrit une lettre pour les préparer à mon arrivée ; elle est entièrement conforme à votre intention, et si mes péchés n’y mettent pas obstacle, je crois que, infailliblement, nous l’emporterons. Préparez tout pour cette journée décisive.

Adieu, très cher et bon frère ; je suis ici à grelotter dans ma chambre, et mes engelures sont un peu cause de mon griffonnage. Prions bien le Seigneur afin qu’il facilite mes démarches, si elles sont conformes à sa volonté. Tempier ».

Avant de reprendre cette histoire dans l’ordre chronologique, il est important de rappeler les deux autres grands soucis d’Eugène de Mazenod à cette époque. Et d’abord la Congrégation de la Jeunesse, qui continue à lui prendre presque tout son temps. Le Journal (16,173) mentionne la venue de Mgr de Bausset, alors évêque de Vannes et futu’r archevêque d’Aix, pour « donner le sacrement de confirmation à MM. les congréganistes qui étaient dans le cas de le recevoir ». C’était probablement dans le courant d’octobre. De nouveaux membres sont admis, parmi lesquels Coulin et Honorat qui deviendront à leur tour Missionnaires de provence. En décembre, Eugène tint à accompagner jusqu’à sa mort le jeune Casimir Archange. « La maladie fut assez longue et très pénible, mais jamais sa patience ne se démentit. Je fus le témoin de ses souffrances et de sa résignation car cet enfant m’ayant témoigné le dési que je ne quittasse pas le chevet de son lit, je passai plusieurs jours et deux nuits aupr-s de lui. Il rendit l’âme dans la paix du Seigneur après avoir reçu avec ferveur les sacrements de l’Eglise » (EO 16, 179). C’était le 17 décembre.

L’autre souci majeur et permanent d’Eugène, c’est celui de son père et de ses oncles, toujours bloqués en Sicile. Dans une lettre qu’on peut dater de janvier 1816 et publiée dans Missions 1962, pp. 218-224, il demande à Forbin Janson d’intervenir en leur faveur au près des ministres « que tu me dis être tes amis », et il nomme Alexis de Noailles et Mathieu de Montmorency qui eurent beaucoup d’influence à cette époque. Eugène rappelle les états de service de son père (« La place que je demande lui est due, c’était un des meilleurs magistrats de son temps »), de Fortuné (« il n’y a guère de prêtres capables de faire autant de bien que lui ») et du Chevalier (« capitaine des vaisseaux du roi »,) dont un Mémoire rappelle la carrière de marin. Mais le retour des exilés va encore se faire attendre.

Tout laisse penser que c’est dans le courant d’août ou au début de septembre 1815 qu’Eugène mit fin à ses hésitations et entreprit les démarches décrites ci-dessus : obtenir au moins l’accord des autorités diocésaines et se trouver des locaux, des financements et des compagnons. On peut dater de cette période la lettre à Hilaire Aubert et les premiers contacts avec Icard.

On sait par ailleurs que le frère Maur quitta Aix le 18 septembre. « Vous trouverez difficilement un sujet pour le remplacer », lui avait écrit M. Duclaux. Mais « il est obligé en conscience » de rejoindre la Trappe, récemment réouverte. « C’est un sacrifice que vous devez à Dieu et à la Religion ». Le P. Rey, qui cite cette lettre (I, pp. 176-177) commente : « M. de Mazenod s’était préparé à cette séparation ; elle n’en fut pas moins très sensible pour son cœur. Son isolement lui sembla plus profond… ».

Le 2 octobre 1815 est une date majeure. « Nous jetâmes les fondements de la Société des Missionnaires de Provence à Aix le 2 octobre de l’année 1815 », écrit Eugène dans sa formule d’amission au noviciat, rédigée quelques années plus tard. Il lui fallut une « forte secousse étrangère », écrit-il à Forbin Janson le 23 octobre (EO 6, 8-9) : « Maintenant je te demande, et je me demande à moi-même comment moi, qui jusqu’à ce moment n’avais pu me déterminer à prendre un parti sur cet objet, tout à coup je me trouve avoir mis en train cette machine, m’être engagé à sacrifier mon repos et hasarder ma fortune pour faire un établissement dont je sentais tout le prix, mais pour lequel je n’avais qu’un attrait combattu par d’autres vues diamétralement opposées ! C’est un problème pour moi et c’est la seconde fois en ma vie que je me vois prendre une résolution des plus sérieuses comme par une forte secousse étrangère. Quand j’y réfléchis, je me persuade que Dieu se plaît ainsi à mettre fin à mes irrésolutions. Tant il y a que j’y suis jusqu’au cou, et je t’assure que dans ces occasions, je suis tout autre. Tu ne m’appellerais plus cul de plomb si tu voyais comme je me démène ; je suis presque digne de t’être comparé tant mon autorité est grande. J’en trépigne sourdement parce que je n’ai plus un moment de repos, mais je n’en agis pas moins de bonne grâce. Voilà près de deux mois que je fais la guerre à mes dépens, tantôt à découvert, tantôt sourdement. J’ai la truelle d’une main, l’épée de l’autre comme ces bons Israélites qui reconstruisaient la ville de Jérusalem. Et la plume va son train, car je n’ose pas te dire tout ce que j’ai écrit depuis que je me mêle de cette affaire, que tu as raison d’appeler notre affaire, car mon dessein est bien que ces deux œuvres n’en fassent qu’une. Mais, dans ce moment-ci et pour commencer, il fallait avoir l’air de n’avoir de commun que le nom, pour ne pas effaroucher et les supérieurs et les missionnaires eux-mêmes, qui, à l’exception de Deluy, ne voulaient pas entreprendre le voyage ni travailler hors du diocèse ou au plus des diocèses circonvoisins où l’on parle la langue provençale. Explique tout cela à Mr Rauzan.

Voici l’état des choses, sans entrer dans tous les préalables qui seraient trop longs à raconter ».

Revenons à la date du 2 octobre, indiquée plus haut. En août 1820 fut décidée, lors d’une réunion à Notre-Dame du Laus l’ouverture d’un registre des formules d’admission au noviciat (Cf. Missions 1952, pp. 7-34). Chacun écrivit sa propre formule. Tout naturellement, Eugène de Mazenod vint en premier. Le numéro 2 donné à Tempier est chronologiquement inexact puisque celui-ci ne donna sa réponse qu’à la fin d’octobre. Mais ce numéro 2 correspond à la place qu’il devait tenir dans la Société. Deblieu et Mie ont les numéros 3 et 4. Le numéro 5 est celui d’Icard, « octobre 1815 » lui aussi. Mais en 1820, il n’écrivit pas sa formule, on le mentionne pour mémoire, en précisant qu’il est sorti « immédiatement ». Vient ensuite Maunier, en numéro 6, avec la date du 15 mars 1816.

Il vaut la peine de citer intégralement les premières formules. Chacune est vraiment personnelle.

1 / Mazenod / Octobre 1815
Je Charles-Joseph-Eugène de Mazenod, voulant me consacrer d’une manière spéciale au service de l’Eglise et à la sanctification du prochain dans l’exercice des missions, et reconnaissant que pour réussir dans cette sainte entreprise, il fallait marcher sur les traces des saints et suivre surtout les exemples de ceux qui ont exercé le même ministère, je rédigeai quelques Règles, qui furent approuvées par les supérieurs ecclésiastiques et adoptées par les prêtres que j’avais associés à mes desseins. Animés du même esprit que moi, ils s’engagèrent, ainsi que moi, à les observer toujours, en persévérant jusqu’à la mort dans le saint Institut qui devait nous aider à acquérir les vertus propres à l’état de perfection auquel nous nous vouions d e bon cœur. C’est ainsi que nous jetâmes les fondements de la Société des Missionnaires de Provence à Aix le 2 octobre 1815.
Fait à Notre-Dame du Laus le 12 août 1820
Eugène de Mazenod, prêtre missionnaire, né à Aix le 1er août 1782.

2 / Tempier / octobre 1815
Je, François Henry Tempier, invité par monsieur de Mazenod à me joindre à lui pour former une Société de prêtres qui se consacrassent spécialement au service de l’Eglise dans l’exercice des missions, je me rendis sans délai et de grand cœur à ses désirs ; et quoique le dernier appelé des quatre qui, unis à lui, formèrent dans ces commencements, la Société des Missionnaires dits de Provence, j’arrivai le premier à Aix, et je fus le premier à entrer dans la maison qui fut le berceau de notre Société naissante et à laquelle je me dévouai de cœur et d’âme pour me sanctifier dans son sein et y persévérer jusqu’à la mort.
Fait à Notre-Dame du Laus le 12 août 1820
Tempier, prêtre missionnaire, supérieur de Notre-Dame du Laus, né à St-Cannat le 1er avril 1788

3 / Deblieu / octobre 1815

Je, Jean-François Sébastien Deblieu, ayant été invité par monsieur de Mazenod de lui répondre si mon sentiment sur le projet de nous réunir pour le sublime exercice des missions, était toujours le même que celui que je lui avais manifesté étant à Aix, lui répondis qu’il pouvait compter sur moi, et d’autant plus volontiers qu’il me disait que, de suite mon adhésion donnée, il allait se mettre en mouvement pour acheter le local qu’il avait en vue. En effet, pas plutôt ma réponse reçue, il acheta la maison des Carmélites, où je ne pus me rendre de suite, retenu par les soins d’une paroisse dont j’étais alors chargé. Mais ce retard n’empêche pas qu’il m’ait toujours regardé comme le premier prêtre qu’il a daigné s’associer pour servir l’Eglise dans la Société naissante des Missionnaires dits de Provence, dans le sein de laquelle je pris dès lors la résolution de vivre et de mourir.

Fait à Notre-Dame du Laus le 12 août 1820

Deblieu, prêtre missionnaire, premier assistant, né à Brignoles le 20 janvier 1789

4 / Mye / octobre 1815
Je, Pierre Mye, ayant été invité par monsieur de Mazenod à me joindre à lui pour former une Société de prêtres qui se consacreraient spécialement au service de l’Eglise dans l’exercice des missions, consentis d’autant plus volontiers à cette proposition qu’elle répondait à l’attrait que le Seigneur m’avait donné pour ce saint ministère. Je m’associai donc de grand cœur aux projets de monsieur de Mazenod en octobre 1815 et je fus dès lors agrégé à la Société naissante’ des Missionnaires dits de Provence pour y vivre dans l’observance des saintes Règles de son Institut.
Fait à Marseille le 14 juillet 1821
Mye, prêtre missionnaire, né à Alleins le 30 janvier 1768.

Bien des remarques seraient à faire sur ces formules. On souligne l’initiative d’Eugène de Mazenod. L’engagement est jusqu’à la mort. On aime que « le service de l’Eglise » ait la première place, alors qu’à l’époque beaucoup s’exprimaient en termes de service de la Religion. Evidemment, le ministère des missions est central. Plusieurs soulignent aussi la volonté de se sanctifier, la communauté et les Règles. On est en 1820, presque cinq ans après la première réunion.

Eugène de Mazenod fait allusion à cette date du 2 octobre quand il écrit dans son Journal, le 2 octobre 1841, soit 36 ans plus tard (EO 20, 261) : « Je suis à Aix depuis quelques jours. J’ai dit la messe à la Mission au jour mémorable des saints Anges par le secours desquels nous formâmes cet établissement ».
On peut penser que cette date du 2 octobre a été retenue (il fallait bien choisir une date), car c’est celle où l’accord a été donné pour l’achat du couvent des Carmélites, comme semble l’indiquer la formule de Deblieu. L’acte notarié sera signé le 30 décembre et les quatre ou cinq premiers ne se réunirent qu’aux derniers jours de janvier.

Du 2 octobre date aussi une lettre de M. Duclaux, transcrite par Eugène dans son Journal en 1843 (EO 21, 113) : « Continuez de travailler de toutes vos forces au rétablissement de la religion : prêchez, instruisez, éclairez les Français sur la cause des maux qui les accablent ; que votre voix se fasse entendre dans toutes les parties de la Provence ; le bon Dieu n’attend que notre conversion pour nous combler de ses grâces. Mais formez surtout l’esprit ecclésiastique parmi les prêtres. Vous ne ferez que très peu de bien, tant qu’il n’y aura pas d’excellents prêtres à la tête des paroisses. Engagez donc tous les ecclésiastiques à être des saints ; qu’ils lisent les vies de saint Charles et de saint Vincent de Paul ; ils verront s’il est permis à un prêtre, à un pasteur de vivre dans la tiédeur et sans zèle. Je vous assure que je ne cesse de penser à vous et de remercier le bon Dieu du courage qu’il vous donne. J’espère que vous ferez beaucoup, parce que vous aimez sincèrement le bon Dieu et l’Eglise. Je vous embrasse de tout mon cœur et suis de toute mon âme tout à vous ».

Le 9 octobre, Eugène écrit sa première lettre à Tempier.

Les 23 et 24 octobre, Eugène écrit à son ami Charles pour faire le point de la situation. Cette lettre, publiée intégralement dans EO 6, 8-11, a déjà été citée à plusieurs reprises. Eugène commence par parler des réserves des grands vicaires d’Aix : « L’idée que les missionnaires que je veux réunir ne sortiront pas du diocèse les tranquillisa… ». Il décrit alors son engagement personnel : « Dieu se plaît ainsi à mettre fin à mes irrésolutions… ». Il est ensuite question de l’achat du couvent des Carmélites, grâce à un prêt sans intérêt de 12 000 francs, qu’il se demande comment il le remboursera. Après une brève allusion à ses parents en Sicile ; « Il serait temps que ces malheureux vissent luire un beau jour pour eux », il s’attarde sur le coût des réparations de l’église des carmélites, espérant que le diocèse interviendra auprès des autorités civiles. Vient alors la conclusion : « Moi, je suis à bout de ma patience. Si j’avais prévu le tracas, le souci, les inquiétudes, la dissipation où cet établissement me jette, je crois que je n’aurais pas eu assez de zèle pour l’entreprendre. Je demande tous les jours à Dieu de me soutenir dans mes serrements de cœur, et je me recommande à tous les saints missionnaires, sur les traces desquels nous voulons marcher. Aide-moi aussi et prie le bon Dieu pour ton meilleur ami ».

Dans son édition du 31 octobre, le Mémorial religieux, politique et littéraire, édité à Paris, publiait l’information suivante : « Il vient de se former en Provence une association de missionnaires qui se proposent de parcourir les campagnes pour y prêcher la parole sainte ??? M. l’abbé de Mazenod est à la tête de cette utile entreprise ».

La première réponse de Tempier est datée du 27 octobre. Quand son destinataire en eut-il connaissance, lui qui l’attendait avec impatience ? On ne peut le préciser. On s’étonne cependant qu’Eugène ait attendu le 15 novembre pour en accuser réception et dire sa joie du oui de son futur compagnon.

Le 8 novembre, Eugène écrit à son père à Palerme. Il fait d’abord des réflexions d’ordre politique. Les Cent-Jours ne sont pas loin. Selon lui, le roi s’est montré trop clément à l’égard des « égarés ». Puis il ajoute ; « Laissons la politique, je n’ai pas assez de temps », pour parler de sa fondation. « C’est un établissement de Missionnaires qui seront chargés de parcourir les campagnes pour ramener les peuples aux sentiments de religion qu’ils ont perdus… ce qu’il y a de bon, c’est que je le forme sans un sou. Il faut avoir bonne confiance en la divine Providence… On ne se fait pas d’idée du besoin des peuples ». Et il fait appel à ses amis « richards de Palerme », les Cannizzaro. (Cf. Leflon 2, p. 35 et EO 13, 11-12).

On a conservé un genre de tract, « Prospectus pour les missions », faisant connaître le projet et faisant appel aux générosités. Il en existe plusieurs versions (Cf. Missions 1956 pp. 234-246). « L’état déplorable où se trouve la religion dans nos campagnes, dont les habitants semblent avoir renoncé à la foi de leurs pères, ayant vivement touché plusieurs ecclésiastiques qui ont été à même de sonder la profondeur de la plaie, ils ont déterminé de se consacrer entièrement à l’œuvre des Missions, pour tâcher de ramener les peuples aux principes religieux. Le mal paraît à son comble, et cependant il croît encore journellement…).

« Dans cette extrémité, on a pensé qu’il fallait avoir recours au seul moyen que l’expérience a prouvé être presque toujours efficace, au ministère des Missionnaires. L’impiété la plus obstinée finit par céder aux envoyés extraordinaires, dont le Seigneur avoue ordinairement la mission par des conversions éclatantes, qui tiennent du prodige…).

« Les Missionnaires ne se sont point dissimulé les difficultés d’une si grande entreprise. Mais, quelque invincibles que paraissent les obstacles qui s’opposent à l’œuvre des missions, les ecclésiastiques, qui s’y dévouent, n’en ont pas été abattus. Ils se flattent de se réunir dans la suite en assez grand nombre, pour que les uns puissent vaquer à la prière, à l’étude, à la méditation des vérités saintes, tandis que les autres se répandront dans le pays, pour y annoncer la parole de Dieu et y faire renaître la pratique des préceptes évangéliques ».

Vient alors l’appel à des générosités : « On ne doute point que ceux qui portent dans leur cœur un amour sincère pour la religion, ne se fassent un devoir agréable de semer quelques biens temporels, pour en recueillir d’éternels ». Après avoir signalé les prières faites pour les bienfaiteurs, le Prospectus se conclut par une « formule de souscription ». « Je promets de payer chaque année pendant… ans (…) autant toutefois que mes facultés me le permettent, la somme de… pour contribuer aux frais de l’établissement de la maison des Missions de Provence, fondé à Aix dans l’ancien couvent des Carmélites ».

Une lettre à Forbin Janson, le 19 décembre, nous aide à faire le point (EO 6, 15-17). La deuxième partie de cette lettre, écrite en janvier, sera citée plus loin.

« Tu seras sans doute surpris, mon bien-aimé frère et ami, de n’avoir pas encore reçu de lettres de moi. Mais il fallait pour t’écrire que je susse sur quoi compter, et j’ai vu le moment que ma baraque s’écroulait de fond en comble. On a fait jouer tous les ressorts pour la détruire, et je ne puis pas dire qu’elle soit bien sur pieds. La maison est achetée depuis longtemps ; l’église, louée et en partie réparée ; tout le matériel est prêt, mais les sujets sont chanceux et en petit nombre. Celui sur qui je comptais le plus se laisse étourdir par le caquet des dévotes de sa paroisse ; il se persuade faire un grand bien dans son trou ; il hésite pour l’abandonner et me désole par son indécision (il s’agit de Deblieu).Un autre, qui est excellent par l’habitude qu’il a d’annoncer au peuple la parole de Dieu, ne tient que très superficiellement à l’œuvre, se persuadant qu’il fait assez de bien en travaillant tout seul dans les courses qu’il fait de pays en pays (c’est Mie). Un troisième, trop ardent, se dépite de la lenteur des autres et me menace de se démancher s’ils ne prennent pas promptement un parti (Icard).Un quatrième, qui est un ange, qui semble créé pour faire le bonheur d’une communauté, ne peut pas sortir de son vicariat, quoiqu’il proteste qu’il ne peut s’y souffrir et qu’il ne veut travailler que dans les missions, etc. (Tempier). Moi, accablé de soucis et de fatigues, je fais la guerre à contrecoeur, ne me soutenant au milieu de ces tracas que par les vues surnaturelles qui m’animent, mais qui ne m’empêchent pas de sentir tout le poids de ma situation, d’autant plus pénible que je ne suis aidé ni par le goût ni par l’attrait, qui sont au contraire chez moi tout à fait contraires au genre de vie que j’embrasse. Voilà les éléments que le bon Dieu me met en main pour entreprendre une chose aussi difficile. Comment s’attendre à ce qu’un prêtre (Deblieu) qui vous donne sa parole dans les termes du dévouement le plus absolu, vienne ensuite se dédire pour la raison que sa mère, qui a été depuis dix ans séparée de lui, ne peut pas vivre sans lui, qu’il se regarderait comme homicide s’il ne lui donnait pas la consolation de manger avec elle, et autres fadaises de cette espèce. Et les Grands Vicaires qui ne répondent à ce bel argument que par ces paroles : Cela fera beaucoup de peine à M. de Mazenod, entendez-vous avec lui, tandis qu’il aurait fallu pulvériser cette faiblesse, qui n’aboutit à rien moins qu’à s’embarquer avec eux seuls. Tu comprends maintenant que de pareils hommes n’étaient guère capables d’entreprendre le voyage de Paris : il n’aurait pas eu sa mère pour manger avec elle… ».

La lettre de Tempier, annonçant sa très prochaine arrivée à Aix, est du 20 décembre. « Je me suis déterminé à partir pour Aix le lendemain de la Noël, bien résolu de ne plus retourner à Arles et de montrer toute la fermeté nécessaire pour obliger les grands vicaires à me laisser entrer dans l’œuvre des missions. Je leur ai écrit une lettre pour les préparer à mon arrivée ; elle est entièrement conforme à votre intention, et si mes péchés n’y mettent pas obstacle, je crois que, infailliblement, nous l’emporterons. Préparez tout pour cette journée décisive ».
« Fidèle à sa promesse, écrit Rambert (I, pp. 174), l’abbé Tempier quitta Arles le lendemain de Noël et arriva à Aix le 27. M. de Mazenod l’attendait à l’arrivée de la diligence. Après les premiers épanchements de l’amitié la plus cordiale qui fut jamais, (ils ne se connaissaient pratiquement que par lettres), ils se rendirent ensemble auprès de MM. les vicaires généraux et, dit M. Tempier (dans ses Mémoires) grâce aux précautions prises, à la considération qui s’attachait à la personne de notre vénéré père, et, par-dessus tout, grâce à la bonté de Dieu qui avait des desseins miséricordieux sur moi, l’accueil de MM. les vicaires généraux fut bon ; pas une parole de blâme sur mon départ d’Arles ne fut prononcée ;nous voilà contents et heureux, comme on ne peut pas davantage. A partir de ce jour, jusqu’au 25 janvier, je n’allais guère chez mes parents que pour mon repos de la nuit ; durant la journée, j’étais chez M. de Mazenod et nous nous occupions avec bonheur de tout ce que nous proposions de faire pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, nous disions ensemble notre office et faisions en commun nos exercices de piété, autant que nous le pouvions, car M. de Mazenod était souvent dérangé par ses congréganistes ».

Les parents de Tempier étaient alors cultivateurs aux Milles, où ils étaient propriétaires d’une ferme. Tempier y retournait pour la nuit, passant la journée avec Eugène de Mazenod, « souvent dérangé » par les jeunes. On peut deviner le contenu de ces échanges quotidiens, c’était comme un début de vie de communauté. Ils eurent aussi de quoi s’occuper pour préparer les locaux dans la partie de l’ancien Carmel, où les Missionnaires de Provence allaient s’établir. Ce fut surtout la tâche de Tempier. Comme l’écrit Rey (I, p. 189), « il commença dès lors à remplir les fonctions de procureur qu’il a conservées pendant longtemps. Il veilla avec soin aux réparations et aux préparatifs nécessaires à la mise en ordre » des locaux.

Vers ce moment, sans qu’on en connaisse les dates exactes, Mie s’était adjoint Icard pour prêcher une mission comme il l’avait souvent fait. C’était à Pignans, dans le Var, alors diocèse d’Aix, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Brignoles. Ecrivant à son père (EO 13, 15), Eugène considère cette mission comme « notre premier essai ». Il donne quelques précisions supplémentaires dans une lettre à Forbin Janson (EO 6, 16-17) : « Nous ne battons que d’une aile, quoique deux de nos missionnaires aient déjà fait des merveilles dans le bourg qu’ils viennent d’évangéliser, dix-huit cents personnes se sont approchées des sacrements ? Tous les curés des environs les demandaient… Il (Mie) a prêché tous les jours, et quelquefois deux fois par jour… Pignans n’est qu’un bourg, mais on y prêche en provençal ».

Le 30 décembre, signature de l’acte notarié d’achat.

Eugène n’avait pas pu achever sa lettre de décembre à Forbin. Il la reprend donc en janvier (EO 6, 16-17) : « Décidément, nous ne battons que d’une aile… » Et après un mot du succès de la mission de Pignans : « Nous n’en sommes pas moins bien contrariés. Celui qui devait nous rendre de plus grands services (Deblieu probablement), s’est démenti, il reste dans sa paroisse, dont il a excité la sensibilité par des adieux ridicules, qui ont poussé ses gens à s’opposer à son départ. Je suis obligé de te prévenir qu’il ne faut pas que tu comptes sur nous pour la mission de Marseille. Les missionnaires n’en ont pas la volonté et moi, je n’en ai pas le pouvoir. Je n’ai jamais eu le temps de rien écrire, de sorte que je n’ai pas un seul sermon. Je me fie bien à ma facilité pour prêcher à un petit auditoire ou à des gens de campagne, mais je ne prendrai jamais sur moi de parler ainsi dans une grande ville, surtout dans une mission. Je sens que cette résolution te contrariera un peu, mais à l’impossible, nul n’est tenu. Je crois que, si tu étais ici, tu pourrais persuader à un de nos messieurs de te suivre à Marseille, parce que je le crois plein de bonne volonté et assez résolu, mais il ne pourra pas vous être très utile, parce qu’il n’a que trois ou quatre sermons tout au plus. Cependant il a prêché tous les jours, et quelque fois deux fois par jour, dans la mission de Pignans qu’il vient de faire ; mais Pignans n’est qu’un bourg, mais on y prêche en provençal.

Mr Guigou ne pense pas comme possible que l’on fasse dans cette saison la retraite de prêtres dont tu parles. Il pense qu’elle ne peut avoir lieu qu’en été. Il t’écrira, je crois, là-dessus. Elle serait pourtant bien nécessaire, ne fût-ce que pour apprendre aux prêtres qu’il n’est pas permis de calomnier, et qu’il est peu chrétien de se déchaîner contre et d’entraver le bien que d’autres veulent faire. C’est un clabaudage parmi eux à n’en pas finir. Il n’y a que ma présence qui dissipe leurs murmures à la sourdine. Devant moi, tout va bien, mais gare quand j’ai tourné le pied ! Pauvre engeance que la nôtre, cher ami, je ne l’aurais cru ! ».

Aucun prêtre n’est nommé, explique le P. Pielorz (Missions 1957, p. 115). Mais il pense à Rey et Florens, auxquels d’autres se joindront les années suivantes. Rey avait été secrétaire de Mgr Jauffret. Il avait des opinions gallicanes et s’était montré favorable à Napoléon (donc à l’opposé de celles d’Eugène, ultramontain et royaliste. Il en était de même de Florens, professeur (sans élèves) à la faculté de théologie. Les divergences idéologiques de la Révolution étaient toujours là. Quant à la mission de Marseille en 1816, nous aurons à en reparler.

Dans l’ensemble des lettres à Forbin Janson, on en trouve une non datée (Missions 1962, pp. 218-220). Son objet premier est de demander, une fois de plus, l’appui (le piston !) de Charles et de ses amis bien placés en faveur du papa et des deux oncles. « Si tu n’obtiens rien d’aucun côté, je dirai que c’est ta faute ».

Puis Eugène ajoute : « Par charité, sois à l’affût de l’archevêque qu’on nous donnera, pour me mettre dans ses bonnes grâces. Autrement notre maison tombe à plat : le vent et la marée est contraire aux missionnaires. Nous allons, parce que nous avons pour nous un grand vicaire (en Guigou) ; mais gare que celui-ci mollît ; tout serait perdu. Je crois, pour le bien de l’œuvre et de tous les autres petits biens que je fais, malgré beaucoup de gens de notre robe qui abhorrent tout ce qu’ils ne font pas, pouvoir sans ambition désirer d’être grand vicaire, ne dussé-je me mêler de rien. Mais il me faudrait un peu d’autorité et d’indépendance pour faire le bien, sans ces continuelles entraves qui me minent et me désespèrent. Je vais mon train, mais je ne fais pas la moitié du chemin que je pourrais faire autrement ? C’est pitoyable que je sois obligé de dire cela et rechercher ce qu’on m’aurait jeté à la figure en d’autres temps. On est furieux ici de ce que l’abbé Rey est fait chanoine. Garde-toi bien de l’introduire auprès du nouvel archevêque ; nous serions perdus. Adieu, je t’embrasse de tout mon cœur et je te supplie de prier beaucoup pour moi ; je te le rends faiblement ».

C’est ainsi qu’on arrive à la date décisive du 25 janvier 1816. Ce jour-là cinq Missionnaires de Provence apposent leur signature à la demande d’autorisation adressée à Messieurs les Vicaires généraux capitulaires d’Aix. On en trouve le texte dans EO 13, 12-14. L’approbation de la part des Vicaires généraux porte la date du 29 janvier. Selon le P. Beaudoin, l‘adresse portait cinq signatures, celles de Mazenod, Tempier ; Icard, Mie et Deblieu. La signature d’Icard fut raturée par la suite. Ce dernier ne semble pas mentionné dans la réponse, par contre on y trouve celui de Maunier. (Cf. EO 13, 14 notes 5 et 6).

Dans une lettre au P. Mille (24.1.1831, EO 8, 10), Eugène de Mazenod écrit : « Je célèbre demain l’anniversaire du jour où il y a seize ans (une erreur d’une année), je quittais la maison maternelle pour aller m’établir à la mission. Le p. Tempier en avait pris possession quelques jours auparavant… ». Dans ses Mémoires citées par Rambert (I, pp. 174-176), Tempier écrit : « Le 25 janvier 1816, jour que nous avions fixé à l’occasion de la fête de la Conversion de saint Paul pour nous réunir, nous quittâmes définitivement, l’un et l’autre, la maison paternelle et nos familles, pour prendre possession de notre humble demeure et ne plus la quitter… Nous vécûmes là, seuls, pendant trois semaines environ. Ce ne fut qu’à la mi-février que MM. Mie, un certain Icard et Deblieu vinrent se joindre à nous ». Vers la mi-mars, Icard quitta dans les conditions qu’on connaît, et Maunier rejoignit le petit groupe.

Ce 25 janvier fut donc, semble-t-il, les cinq premiers Missionnaires tinrent leur première réunion. On mit au point l’Adresse aux Vicaires généraux capitulaires, et on la signa. Cette Adresse est composée de deux parties que la lecture distingue aisément, l’énoncé des motifs de la demande, puis le règlement provisoire.

« Les prêtres soussignés vivement touchés de la situation déplorable des petites villes et villages de Provence qui ont presque entièrement perdu la foi,
Ayant reconnu par expérience que l’endurcissement ou l’indifférence de ces peuples rendent insuffisants et même inutiles les secours ordinaires que Votre sollicitude pour leur salut leur fournit,
S’étant convaincus que les missions seraient le seul moyen par lequel on pourrait parvenir à faire sortir de leur abrutissement ces peuples égarés,
Désirant en même temps répondre à la vocation qui les appelle à se consacrer à ce pénible ministère,
Et voulant le faire d’une manière aussi utile pour eux qu’avantageuse pour les peuples qu’ils se proposent d’évangéliser ;
Ils ont l’honneur de vous demander l’autorisation de se réunir à Aix dans l’ancienne maison des Carmélites dont l’un d’eux a fait l’acquisition pour y vivre en communauté sous une règle dont ils vont vous exposer les points principaux… ».

Viennent ensuite 16 courts alinéas, dans lesquels est esquissé le règlement. Ils formeront, est-il écrit, « une communauté régulière de Missionnaires », qui « ne dépendra que de l’Ordinaire. Les Missionnaires doivent se proposer en entrant dans la Société d’y persévérer toute la vie. Et le supérieur élu le sera à vie. Tel est, Messieurs les Vicaires généraux, l’aperçu général du règlement que les prêtres soussignés Vous proposent d’approuver en Vous faisant la demande de se réunir en communauté.

Fait à Aix, le 25 janvier 1816

Eugène de Mazenod, Tempier, Icard, Mie, Deblieu ».

La réponse ne tarda pas. Nous la citons d’après Rey (I, 192)

« Approbation

Nous Vicaires généraux du Diocèse d’Aix et Arles, le siège vacant,
Convaincus de l’utilité de la réunion susdite formée par des prêtres respectables et dévoués au salut des âmes, pleins de confiance que la miséricorde de Dieu bénira leur entreprise, reconnaissant que c’est un signe de sa bonté infinie d’avoir inspiré aux prêtres susnommés la généreuse résolution de se consacrer de concert à l’instruction et à l’éducation du prochain, en vivant à cette fin en communauté dans la maison dite des Carmélites à Aix, sous l’observance du règlement ci-dessus ; dont nous avons examiné et dont nous approuvons les dispositions, avons autorisé Messieurs de Mazenod, Maunier, Deblieu, Tempier et Mie à se réunir en communauté dans la maison dite des Carmélites à Aix, pour l’observance du règlement susdit, nous réservant toutefois de leur accorder une plus ample et plus formelle autorisation avec les modifications de règlement que l’expérience pourra faire connaître plus utiles, si besoin est.
Donné à Aix le 29 janvier 1816
Guigou, Chanoine, Vicaire général ».

C’est vraisemblablement le 25 janvier que l’on procéda à l’élection du supérieur. Voici ce qu’en écrit Jaencard (Mélanges… p.p. 18-19) : « Le premier soin de ces prêtres réunis dans la maison d’Aix fut de se constituer en communauté par l’élection régulière d’un supérieur. Toutes les voix se portèrent, comme on le pense bien, sur M. de Mazenod, qui d’abord se refusa à la charge imposée à son dévouement, Mais sa résistance ne put être longue, et il lui fallut céder… ».

Dans ses Mémoires citées par Rambert (I, pp. 176-1777), Eugène décrit les conditions de cette première équipe de trois. Il avait fallu accepter « les conditions onéreuses de la directrice du pensionnat : « Elle nous avait étroitement séquestrés dans les pièces qu’elle nous avait cédées ; mais, pour arriver aux appartements du haut de la maison, qui forment à présent la bibliothèque, il fallait passer par le petit escalier qui communique au dehors. Nous avions bien de la peine à nous caser, aussi deux missionnaires couchaient dans cette pièce et moi je couchais dans ce petit boyau qui sert de passage pour y arriver ; et comme nous n’étions pas très fournis en meubles dans ces commencements, nous placions une lampe sur le seuil de la porte de communication, laquelle servait ainsi à trois de nous pour nous déshabiller et nous coucher. Le réfectoire, soi-disant provisoire, resta longtemps malmeublé, nous placions une planche sur deux tonneaux qui servaient de pieds à cette table improvisée. La cheminée où bouillait notre pot fumait tellement, qu’elle obscurcissait le jour dans cette renardière, où nous mangions avec assez d’appétit la pauvre portion qui nous revenait à chacun. Delà allait mieux aux dispositions que le bon Dieu avait mises dans nos cœurs, que les dîners confortables que ma mère aurait bien voulu nous donner chez elle… Nous n’avions rein perdu de notre gaieté au contraire ; comme cette manière de vivre formait un contraste assez frappant avec celle que nous venions de quitter, il nous arrivait souvent d’en rire de bon cœur».

Cela dit pour essayer de qualifier l’ambiance du temps et les mentalités, on peut en venir au pas à pas de la fondation. Il faut d’abord reconnaître que nos sources restent lacunaires. Pas de journal des démarches, seulement de rares mais précieuses correspondances… Et quelques récits ultérieurs. On ne connaît qu’en gros les démarches d’Eugène auprès des autorités diocésaines, sa recherche d’un lieu pour se réunir, celle des financements, les contacts pris avec d’autres prêtres. Ce qui nous reste permet cependant de nous faire une idée assez précise du projet et des étapes de sa réalisation.

Nous sommes bien éclairés sur les sentiments d’Eugène à ce moment par la lettre qu’il écrit les 23 et 24 octobre à Forbin Janson (EO 6, 8-11). « Je l’avais bien compris, mon cher ami, que ce qui refroidissait si fort nos Grands Vicaires pour l’oeuvre des missions, c’était la crainte de se voir enlever des sujets dont vraiment le diocèse a le plus grand besoin. Toute difficulté a cessé par la tournure que j’ai prise. L’idée que les missionnaires que je veux réunir ne sortiront pas du diocèse, les tranquillisa si fort qu’ils sont devenus les protecteurs déclarés de notre œuvre. Et je leur en sais d’autant plus de gré, que tous les prêtres ne sont pas de leur avis.

Maintenant je te demande, et je me demande à moi-même comment moi, qui jusqu’à ce moment n’avais pu me déterminer à prendre un parti sur cet objet, tout à coup je me trouve avoir mis en train cette machine, m’être engagé à sacrifier mon repos et hasarder ma fortune pour faire un établissement dont je sentais tout le prix, mais pour lequel je n’avais qu’un attrait combattu par d’autres vues diamétralement opposées ! C’est un problème pour moi et c’est la seconde fois en ma vie que je me vois prendre une résolution des plus sérieuses comme par une forte secousse étrangère. Quand j’y réfléchis, je me persuade que Dieu se plaît ainsi à mettre fin à mes irrésolutions. Tant il y a que j’y suis jusqu’au cou, et je t’assure que dans ces occasions, je suis tout autre. Tu ne m’appellerais plus cul de plomb si tu voyais comme je me démène ; je suis presque digne de t’être comparé tant mon autorité est grande. J’en trépigne sourdement parce que je n’ai plus un moment de repos, mais je n’en agis pas moins de bonne grâce. Voilà près de deux mois que je fais la guerre à mes dépens, tantôt à découvert, tantôt sourdement. J’ai la truelle d’une main, l’épée de l’autre comme ces bons Israélites qui reconstruisaient la ville de Jérusalem. Et la plume va son train, car je n’ose pas te dire tout ce que j’ai écrit depuis que je me mêle de cette affaire, que tu as raison d’appeler notre affaire, car mon dessein est bien que ces deux œuvres n’en fassent qu’une. Mais, dans ce moment-ci et pour commencer, il fallait avoir l’air de n’avoir de commun que le nom, pour ne pas effaroucher et les supérieurs et les missionnaires eux-mêmes, qui, à l’exception de Deluy, ne voulaient pas entreprendre le voyage ni travailler hors du diocèse ou au plus des diocèses circonvoisins où l’on parle la langue provençale. Explique tout cela à Mr Rauzan.

Voici l’état des choses, sans entrer dans tous les préalables qui seraient trop longs à raconter. Les Minimes étaient à vendre. Ce local était parfaitement à notre convenance. Je pensais qu’il ne fallait pas le laisser échapper. Je me mis en devoir de l’acheter. Je me donnai pour cela des peines incroyables mais en pure perte’. Les religieuses du Saint-Sacrement par un tour de passe-passe me le soufflèrent poliment. En traitant cette affaire, j’aurais agi auprès de quelques prêtres que je croyais propres à la sainte œuvre, et qui le sont en effet. Ceux-ci ne se tinrent pas pour battus, quand je fus débouté. J’eus honte ou scrupule de laisser amortir leur beau feu et je tentai d’obtenir le seul local qui nous reste dans la ville pour y établit une communauté. Mes démarches eurent un succès inattendu ; dans une seule entrevue, l’affaire fut conclue ; et je me trouvai propriétaire de la majeure partie de l’ancien couvent des Carmélites, qui est situé à la tête du Cours, ayant attenant une charmante église, un peu délabrée à la vérité, mais qu’on pourrait mettre en état avec moins de cent louis.

Voilà mon histoire. Mais le plaisant, c’est que tout cela s’est fait sans que je fusse arrêté par la pensée que je n’avais pas le sou. La Providence ; pour me prouver que je n’avais pas tort, m’a envoyé tout de suite douze mille francs que l’on me prête sans intérêt pour cette année. Maintenant, dis-moi comment je les rembourserai. J’ai fait une affaire d’or, puisque tout l’établissement y compris les réparations de l’église, ne me coûtera que 20 000 francs. Mais où trouverai-je cette somme ? Je n’en sais rien. En attendant, les missionnaires me désolent. Ils voudraient commencer demain. J’ai beau leur dire qu’il faut donner le temps de faire des chambres, de rendre la maison habitable. C’est trop long à leur avis. Et puis, les ressources pour vivre, quand nous serons en communauté ? Je crois que je me recommanderai à Saint Gaétan de Thiène. Quand il sonnait la cloche, le peuple venait apporter de quoi manger. Nous sommes quatre pour le moment, sans compter Deluy qu’on a envoyé dans une paroisse, il n’y a pas plus de quinze jours. De ces quatre, j’ai mille francs de pension ; en voilà pour deux. Un troisième m’a dit qu’il aurait strictement de quoi vivre ; le quatrième, Dieu y pourvoira sans doute. Comment faites-vous à Paris ? A quel saint vous êtes-vous voués ? Car, si je m’en souviens, la maison coûte mille écus de loyer. Voilà la pension ! e poi e poi (et après, et après), pour tout le reste ! Dis-moi ce que tu crois que je doive faire pour bien mener ma barque et pour la faire marcher de conserve avec la vôtre, sans choquer ceux qui doivent être ménagés. Ecris-moi à vingt reprises, si tu veux, mais ne me fais pas de ces lignes de procureur qui mettent à bout ma patience. Douze lignes par page, c’est à n’y pas tenir. Il y en a trente dans les miennes ! Comment veux-tu approfondir une question avec tes papillotes ? Corrige-toi, ou je me fâche.

Il y aurait du malheur si, avec tant d’amis dans le ministère, tu n’obtenais rien pour mes parents. Je te ferai passer des notes sur chacun d’eux. Tu en tireras bon parti, j’espère. Il serait temps que ces malheureux vissent luire un beau jour pour eux ».

24 octobre
« Je suis aux abois. Jamais affaire n’a donné plus de soucis que cet établissement. Il surgit à chaque instant quelque nouvelle difficulté, c’est d’un ennui à périr. Comment ferons-nous sans l’église ? Il t’est commode de dire qu’il est juste de la laisser réclamer par les Carmélites. Et l’argent pour la leur payer, qui est-ce qui le fournira ? La locataire actuelle, qui me cédera le bail, n’avait jamais fait aucune réclamation pour faire réparer l’édifice. Toute la toiture est délabrée. Ce devis que j’ai sollicité fait monter la dépense des réparations urgentes à 17 et tant de cent francs. Le devis sera envoyé à Paris ; et certainement on reculera dans les bureaux quand il s’agira de l’approuver. En attendant, puis-je prendre sur moi de faire une dépense aussi considérable sans savoir si l’édifice nous restera ? Tel qu’il est, il ne peut pas nous servir ; il y pleut comme à la rue. Nous pourrons pourtant faire le service dans le chœur qui est à nous et qui est très grand. Voici ce que M. Guigou se propose de faire : il veut demander cette église pour la faire desservir à l’avantage du public et nous la cédera ensuite. Je ne vois pas pourquoi cela paraîtrait injuste. Les Carmélites sont actuellement chez les Pères de l’Oratoire ; trois églises paroissiales de la ville appartiennent à des Ordres religieux : les Incurables et les religieuses du Saint-Sacrement occupent les maisons et les églises de deux autres Ordres religieux. Pourquoi ne desservirions-nous pas à notre tour l’église des Carmélites ? Ne vaut-il pas mieux que l’office divin s’y fasse que de la voir servir d’entrepôt à tous les saltimbanques qui passent et de caserne aux soldats de toute nation ? Occupe-toi un peu de cela. Moi, je suis à bout de ma patience. Si j’avais prévu le tracas, le souci, les inquiétudes, la dissipation où cet établissement me jette, je crois que je n’aurais pas eu assez de zèle pour l’entreprendre. Je demande tous les jours à Dieu de me soutenir dans mes serrements de cœur, et je me recommande à tous les saints missionnaires, sur les traces desquels nous voulons marcher. Aide-moi aussi et prie le bon Dieu pour ton meilleur ami ».

Marseille, mai 2011

Michel Courvoisier, omi

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