Eugène de Mazenod 1816-1917
La première année des Missionnaires de Provence
Le 25 janvier 1816, dans l’ancien couvent des Carmélites d’Aix, ils se retrouvaient pour la première fois tous les cinq. Ils signèrent une adresse aux autorités diocésaines, demandant de pouvoir se réunir en communauté afin de prêcher des missions dans les petites villes et villages de Provence. C’était Eugène de Mazenod, qu’on élut supérieur, Jean-François Deblieu, Auguste Icard, Pierre Mie et François de Paule Tempier. Trois semaines plus tard, quatre des Missionnaires de Provence commençaient la mission de Grans, tandis que Tempier demeurait à Aix pour le service de l’église et des jeunes.
Grans : la première mission
Grans comptait alors environ 1500 habitants. Cette bourgade se trouve à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Aix, non loin de Salon-de-Provence. Roze-Joannis, oncle d’Eugène, en était le maire ; plus de deux ans auparavant il lui avait demandé d’y prêcher une mission. « Ce pays en a besoin… Je crois qu’on pourrait en attendre quelque bien… » (Rey I, p ; 193). La mission, enfin lancée, durera cinq semaines, du dimanche de la Septuagésime, 11 février, au 3ème dimanche de carême, 17 mars. Deux lettres d’Eugène à Tempier nous font entrevoir ce que fut ce premier travail collectif des Missionnaires de Provence (EO 6, 20-21).
« Grans, 24 février 1816
Il est absolument impossible que je vous écrive, mon bon frère et ami : nous n’avons pas le temps de manger, pas même celui de dormir. Je devrais être en ce moment au bureau de pacification, mais j’ai dû écrire à M. Guigou. Je vous envoie cette lettre ouverte, afin que vous la lisiez et la fassiez lire à nos amis. Si j’entrais dans les détails, vous pleureriez d’attendrissement. Je vous regrette dix fois par jour : la religion était perdue dans ce pays sans la mission, elle triomphe. Si nous en crevons, je ne m’en plaindrai pas. Notre œuvre est indispensable, et elle ne pourra se soutenir que si nous sommes douze. Appelez donc des sujets par vos prières. Je regretterai toute ma vie que vous n’ayez pas été avec nous, mais Dieu vous tiendra compte de votre sacrifice.
Mille amitiés à tous nos grands et petits amis : je pense à eux tous les jours dans le saint sacrifice : qu’ils ne nous oublient pas.
Je vous embrasse de tout mon cœur comme mon frère chéri que vous êtes. Adieu, adieu.
P.S. Entre nous, missionnaires, nous sommes ce que nous devons être, c’est-à-dire que nous n’avons qu’un cœur, qu’une âme, qu’une pensée : c’est admirable ! Nos consolations sont comme nos fatigues, sans égales ».
« Grans le 11 mars 1816
Tout en union de notre cher et bon frère Tempier, même le sacrifice que nous faisons en différant de huit jours d’aller le rejoindre. C’est bien malgré nous ; mais en conscience, nous ne pouvons pas laisser notre ouvrage imparfait, c’est énorme le nombre d’hommes que nous aurions laissé au croc, si nous avions fini le jour fixé. C’est en considération de ces hommes que nous prolongeons nos travaux jusqu’au troisième dimanche du carême. Dites bien à nos chers amis que ce retard me contrarie autant et plus qu’eux ; mais au nom de Dieu, qu’ils ne me donnent pas la douleur de les trouver moins fervents que je ne les ai laissés…
Le bien va son train ; le blasphème est banni de l’endroit. Les habitants ne savent comment ce prodige s’est opéré, car il n’y avait pas de pays où il fut plus fréquent.
Pour nous, nous ne finissons pas de confesser ; nous en prenons à toute sauce ; c’est notre prière, notre préparation, notre action de grâce et notre tout, le jour et la nuit. L’autre jour, je ne pus dire matines qu’à six heures du soir. Si vous ne priez pas pour nous, nous sommes mal campés ; ce ne sera que lundi prochain que nous partirons.
J’espère que le bon Dieu nous tiendra compte du sacrifice que nous faisons pour sa gloire et pour le plus grand bien… ».
Quelques semaines plus tard, le 1er mai, Eugène décrit à son père le plein succès de la mission (EO 13, 15-16) : « Notre premier essai fut à Pignans. Il s’y opéra des merveilles, je n’y étais pas, mais j’ai eu la consolation d’être à la tête de la mission de Grans. Je n’avais jamais vu de miracles, je ne puis plus en dire autant. C’était un peuple abandonné, absolument égaré. La foi y était éteinte. On n’y connaissait Dieu que pour blasphémer son saint nom de la manière la plus horrible, et cela par les femmes et les enfants aussi bien que par les hommes. Il est inutile de remarquer que personne ne faisait ses Pâques. Le curé ne confessait pas deux hommes, les femmes même et les filles avaient pris leur parti là-dessus, et bientôt on aurait pu fermer l’église, tant elle était peu fréquentée ; la moitié de la population n’y mettait plus les pieds depuis 25 ans. Que vous dirai-je de plus ? Tout ce que vous pourriez vous imaginer.
Eh bien : la mission a tout changé ; dès la première semaine, le blasphème fut totalement banni, si bien que les habitants signifièrent aux Salonnais qui passaient par Grans et qui continuaient d’y proférer des blasphèmes, qu’ils eussent à perdre comme eux cette affreuse habitude ou à changer de route s’ils ne voulaient pas être punis de leur insolence. Nous plaçâmes le lendemain de notre arrivée les confessionnaux des quatre missionnaires ; ils étaient assiégés dès trois heures du matin et je vous le dirai puisque c’est fait, nous y sommes restés jusqu’à 28 heures de suite. Vingt-huit heures, il faut que je le répète pour que vous ne pensiez pas que c’est par erreur que je l’écris. Quant aux détails de ce qui s’est passé dans le cours de la mission, il est impossible de prétendre les raconter. Le froid excessif n’empêchait pas que l’église ne fût remplie dès trois heures du matin. Trois heures d’exercices ne lassaient pas la sainte avidité de ces bons habitants ; ils se hâtaient, le soir, de venir des champs pour prendre place… ».
40 ans plus tard, dans son Journal en date du 5 septembre 1857 (EO 22, 121), Eugène de Mazenod éprouve encore le besoin de rappeler « les merveilles qui s’opérèrent à Grans par la grâce de Dieu ».
L’importance donnée aux confessions
Le déroulement de cette mission et de celles qui suivirent mériterait de longues réflexions. Les études sont nombreuses, elles débordent le cadre de ce travail. Un point cependant peut être souligné : le temps passé à confesser. « 28 heures de suite ! » Et il en sera souvent de même.
Par définition, on ignore presque tout de la manière dont ce sacrement était célébré. On peut penser que les missionnaires demandaient les aveux les plus complets possibles, surtout pour des pénitents qui s’étaient abstenus pendant plus de 25 ans. Qu’ils insistaient aussi sur une véritable contrition et un vrai ferme propos. La prédication sur le péché et sur les menaces de l’enfer tenait à cette époque une grande place. Il semble aussi qu’on demandait habituellement aux pénitents de revenir plusieurs fois, avant de les absoudre. Et cependant les Missionnaires de Provence se virent assez souvent reprocher leur trop grande indulgence, voire leur laxisme, vu qu’ils s’attachaient à la théologie d’Alphonse de Liguori, très contestée par la tendance jansénisante.
Les premières Constitutions des Missionnaires de Provence (1818) (Missions 1951, pp. 36-38) fournissent une éclairante clé de lecture. « On ne prêche que pour amener les pécheurs jusqu’au bord de la piscine… Nul doute que dans l’alternative, il ne faille préférer le ministère de la confession à celui même de la parole, puisqu’on peut suppléer dans le tribunal de la pénitence par les avis particuliers que l’on donne au pénitent, au défaut d’instruction… Si la grâce a touché une âme par la force de la parole de Dieu, ce n’est que dans le tribunal de la pénitence qu’elle la façonne et la justifie ». Après les visites à domicile invitant à la mission et les visites aux malades, c’est dans le sacrement de pénitence que chaque personne pouvait être rejointe dans son histoire personnelle par l’évangile. On comprend que cela méritait d’y passer du temps.
A Aix
Pendant ce temps, ajoute Mgr de Mazenod (EO 22, 122), Tempier était resté à Aix : « Certes, ce n’était pas pour y rester oisif. Il fallait faire le service de l’église, où j’avais établi tous les soirs la prière en commun pour les fidèles. Cette prière était toujours suivie ou précédée d’un sujet de méditation. Tous les jours les nombreux jeunes gens (plus de trois cents) de ma congrégation se réunissaient dans le chœur, ou jouaient ensemble dans la salle de la maison. Le dimanche ils assistaient à la messe, pendant laquelle on leur faisait une instruction. L’après-midi, avant ou après les vêpres, on leur faisait le catéchisme, ce qui n’empêchait pas qu’on ne dût donner un sermon au public. J’avais établi l’usage aussi d’accompagner les jeunes congréganistes à mon Enclos, aux portes de la ville, pour qu’ils y jouassent tout à leur aise. Il fallait bien aussi confesser tout ce petit troupeau… le travail était vraiment excessif ».
A Aix, explique Rey (I, p. 194), « le P. Tempier avait beaucoup travaillé et sous son active surveillance, le chœur complètement restauré pouvait recevoir les fidèles et servir de chapelle publique. On y avait célébré solennellement pour la première fois les Quarante-Heures le 24 février, mais l’affluence des personnes pieuses montrait que le bien serait facile à opérer dès que l’église serait mise à la disposition du public ». Ce qui ne tardera pas.
La mission de Grans s’était terminée le 17 mars, 3ème dimanche de carême. Le projet de la petite Société était de prêcher des missions en Provence, afin de ranimer la foi, mais bien aussi de « vivre en communauté ». Entre les missions, « les missionnaires s’exerceront dans la communauté à acquérir les vertus et les connaissances propres d’un bon Missionnaire… » (EO 13,13). Ainsi se formulait la demande aux autorités diocésaines. On aimerait beaucoup savoir comment ces cinq prêtres diocésains vécurent leurs premiers mois de vie commune. Pour les trois jeunes, Eugène de Mazenod, Deblieu et Tempier, le séminaire était encore récent. Mais la Révolution avait obligé Mie à interrompre le séminaire 25 ans auparavant. Et sa participation à la vie commune restera toujours, à ce qu’il semble, assez originale. Pour Maunier, c’était encore plus simple, puisqu’il n’avait jamais fait de séminaire, sa formation ayant été clandestine et sur le tas. Il serait cependant malvenu d’appliquer au petit groupe commençant des critères de vie de communauté religieuse. Et les premiers biographes restent très discrets sur ce point. On doit donc se contenter de quelques brèves notes.
« L’indigne Icard avait été chassé dès le retour de notre première mission, » écrit Eugène de Mazenod dans ses mémoires (Rambert I, p. 187). Il est un peu plus explicite dans le registre des admissions au noviciat (Missions 1952, p. 10) : « Des raisons majeures me forcèrent peu après de lui signifier qu’il ne devait plus désormais se réputer de notre Société, qui ne le jugeait pas propre pour elle. Il en sortit en effet immédiatement et ne pourra plus y rentrer ».
Quant à Maunier, selon le même registre (ouvert en 1820, on s’en souvient), il quittera en mars son vicariat de la Trinité à Marseille pour rejoindre la petite communauté. Voici sa formule ;
« Maunier / 15 mars 1816
Je, Emmanuel-Fréjus Maunier, prêtre demeurant à Marseille, ayant une sincère volonté de m’agréger à la Société des Missionnaires de Provence, je me rendis à Aix le dix-huit mars mil huit cent seize, avec le dessein d’y vivre dans l’observance des saintes Règles de son Institut, et je commençai dès ce jour-là mon noviciat.
Fait à Aix, le 23 août 1820, Maunier prêtre missionnaire
Monsieur le Supérieur général a autorisé Monsieur Emmanuel-Fréjus Maunier, prêtre, à entrer au noviciat le 15 mars 1816. Signé Tempier ».
On n’a pas d’explications pour la légère divergence des dates.
Pour ce qui est du P. Mie, selon le Dictionnaire historique I, « il n’entra définitivement en communauté qu’à l’occasion du Chapitre général et de la retraite annuelle de 1818 ». Jeancard écrit : « Il vint se joindre au zélé Fondateur et à ses autres confrères et se trouva avec eux à plusieurs Missions. Pendant l’hiver, il allait parcourir les villages de Provence, travaillant à l’œuvre de Dieu, et pendant l’été, époque de l’année où les Missions étaient suspendues, il continuait à Salon son ministère de vicaire de la paroisse » (Missions 1866, p. 442).
Le petit livre du P. de L’Hermite sur le P. Courtès nous donne cette information (p.23) : « Une bonne femme, Thérèse Bonneau, qui achève à Aix en ce moment (1868) une longue et chrétienne vieillesse, passa du service du pensionnat à celui des missionnaires. Elle aime à raconter la ferveur et l’austérité des premiers jours. Un modique salaire de cent francs lui était donné par M. de Mazenod ; le genre de vie ne se distinguait pas par le confortable, disent les chroniques ; et bien souvent Thérèse, s’apitoyant sur le pauvre ordinaire de la communauté, prenait sur le produit de sa quenouille pour ajouter au dîner de ces hommes mortifiés qu’elle servait, dit-elle, sans leur parler jamais ».
Les premiers biographes donnent beaucoup d’importance au jeudi saint 11 avril 1816. « Le P. Tempier et moi,… le jeudi saint, nous étant placés tous les deux sous l’échafaudage du beau reposoir que nous avions élevé sur le maître-autel de l’église de la mission, dans la nuit de ce saint jour, nous fîmes nos vœux avec une indicible joie» (Mémoires, dans Rambert I, p. 187). Rambert et Rey semblent voir là le début de la vie religieuse chez les Missionnaires de Provence. Leflon, dans une note (II, p. 50), cite Jeancard qui, « plus sobre, explique que les deux missionnaires firent entre eux le sacrifice de leur volonté propre par un vœu d’obéissance réciproque » (Mélanges historiques, p. 104). Leflon ajoute que c’est Jeancard « qui se rapproche le plus de la vérité », puisque le vœu de pauvreté n’intervint qu’en 1818. Ce vœu d’obéissance réciproque semblait souhaité dès les premiers échanges de correspondance. Désormais, les deux amis lui donnaient un caractère sacré, tout privé qu’il restait. La suite de leurs relations montrera à la fois la solidité de ce lien et son importance pour l’histoire de la Congrégation. Au sujet des autres, Eugène note en effet : « Je ne trouvai pas M. Deblieu si docile à cette bonne inspiration… ; je ne sais où se trouvait en ce moment le bon P. Mye, vraisemblablement en mission quelque part, car c’était pour lui un besoin d’être toujours en action » (Rambert I, p. 187).
Pendant la mission de Grans, Tempier assurait à Aix le service de la chapelle. Depuis le 21 novembre 1815 et la bénédiction des lieux par le vicaire général Beylot (cf. EO 16, 175), les offices se faisaient dans l’ancien choeur des Carmélites. A propos de l’église, écrit Rey, (I, p. 194) « les vicaires généraux donnèrent une autorisation plus explicite encore que celle exprimée déjà dans le titre d’institution canonique de la communauté. Les travaux d’appropriation furent poursuivis avec une telle activité que le dimanche des Rameaux, 7 avril 1816, l’ancienne église des Carmélites reçut une bénédiction qui la rendait au culte en effaçant les souillures et les profanations d’un passé sacrilège». Le vocable « église de la Mission » lui sera désormais donné par les fidèles. Rambert (I, p. 184) cite Tempier : « Sans doute il y avait encore presque tout à faire pour la décoration intérieure et pour l’ameublement de l’édifice ; mais vu l’état de dégradation primitif, c’était déjà beaucoup d’avoir fait le plus urgent et de l’avoir mis en état d’y pouvoir célébrer le culte divin ».
On a très peu d’informations sur la Congrégation de la Jeunesse à cette période, Eugène ayant cessé d’écrire le Journal, ce qui entraîne « une lacune de 28 mois » (EO 16, 176). Toute laisse pensée qu’Eugène en reprit la direction dès son retour de Grans. Parmi les nouveaux admis, on peut relever le nom de Jean-Baptiste Honorat, futur pionnier de la mission du Canada, âgé alors d’un peu moins de 17 ans. Les jeunes, congréganistes et novices, vont prendre une grande place dans la vie de la petite Société.
Printemps 1816
Forbin Janson et sans doute M. Rauzan avaient demandé la collaboration des Missionnaires de Provence pour une mission à Marseille en 1816. Le P. de Mazenod s’était récusé : « Je suis obligé de te prévenir qu’il ne faut pas que tu comptes sur nous pour la mission de Marseille. Les missionnaires n’en ont pas la volonté, et moi, je n’en ai pas le pouvoir. Je n’ai jamais eu le temps de rien écrire, de sorte que je n’ai pas un seul sermon… » (à Forbin Janson, 19 décembre 1815, EO 6, 17). On sait cependant qu’Eugène de Mazenod prêcha pour la plantation de la croix près de l’église St-Martin le mardi de Pâques (voir Appendice 1).
La lettre qu’Eugène écrit à son père le 1er mai (EO 13, 14-16), nous révèle son état d’esprit. « Pour vous parler de nous, il faudrait avoir plus de temps que je n’en ai, car il y en aurait long à vous dire… Dans un clin d’œil former un établissement, en voir les éléments se réunir malgré les obstacles qui paraissaient insurmontables à la sagesse humaine, rencontrer des hommes dévoués à l’œuvre de Dieu, quoique mille raisons, bonnes en apparence, dussent les en détourner, ces hommes, dont je suis le plus âgé, produisent des fruits de salut qui ont obligé la calomnie de se taire tant ils ont été surprenants, et tout cela avant qu’on se fût persuadé que le projet, à peine ébruité, fût réel : ce sont des prodiges dont nous sommes les témoins et les instruments… ». Ce qu’il écrit alors des missions de Pignans et de Grans a déjà été cité.
« Je voulais vous prier de voir les Missionnaires du Rédempteur pour les prier de me faire passer leurs Constitutions et leurs Règles, l’office de leur saint Fondateur, sa vie et ses reliques, s’il est possible, au moins une gravure assez grande pour pouvoir la placer dans notre salle de communauté, en attendant que nous puissions la placer dans notre église. J’ai beaucoup étudié ses ouvrages, et nous l’avons pris pour un de nos patrons ; nous voudrions marcher sur ses traces et imiter ses vertus. Demandez et envoyez-moi beaucoup de détails sur ces bons Pères qui sont ses disciples et conjurez-les de prier le bon Dieu pour nous qui en avons grand besoin pour nous soutenir au milieu des peines et des obstacles que nous rencontrons… J’ai une partie de ses écrits, entre autres sa théologie morale que j’aime beaucoup et dont j’ai fait une étude particulière quand j’avais le temps d’étudier, car à présent je ne puis faire autre chose que d’agir, et c’est bien contre mon goût, mais puisque le bon Dieu l’exige, faut-il bien que je m’y fasse ».
C’est, semble-t-il, la première fois qu’Eugène s’exprime aussi nettement sur sa référence et celle de ses compagnons à Alphonse de Liguori. « Nous voudrions marcher sur ses traces et imiter ses vertus». Il dit avoir fait une étude particulière de sa théologie morale et l’aimer beaucoup. Alphonse de Liguori était mort en 1787. Sa béatification, programmée pour 1807, fut retardée à cause de la captivité du Pape et n’aura lieu qu’en septembre 1816.
On est par contre surpris qu’Eugène se désigne comme « le plus âgé » de la petite Société. Mie avait 14 ans de plus que lui et Maunier 13. Les considérait-il comme insuffisamment engagés, voire peu sûrs ? Leur formule d’admission au noviciat ne comporte pas la mention « jusqu’à la mort », explicite par contre chez Eugène de Mazenod, Tempier et Deblieu.
Le 13 mai, par un acte notarié, la « dame Gontier veuve Pascal déclare abandonner dès aujourd’hui la jouissance qu’elle s’était réservée (d’une partie du couvent)… et promet d’effectuer son déménagement dans le courant de la semaine». L’acte précise les conditions financières et les échéances de paiement. Désormais la petite Société peut se sentir vraiment chez elle. Bien plus, elle dispose maintenant de locaux qui lui permettent d’accueillir les jeunes qui voudront se joindre à elle. Deux sont signalés dès le mois d’avril, Carles et de Bausset. Nous en reparlerons.
En février le père d’Eugène lui avait écrit qu’après un très long éloignement des sacrements, il s’était confessé et avait pu ainsi reprendre la pratique de la communion. « Dieu a eu enfin pitié de moi et il me fait la grâce de me soustraire à l’empire du démon». En lui écrivant le 8 juillet, Eugène le conjure de « se confesser souvent et très souvent… Un vase extrêmement sale, dans lequel la lie a déposé longtemps et s’est encroûtée aux parois, doit, après avoir été lavé, être rincé à plusieurs reprises… ».
Dans la même lettre (EO 15, 151-153), il parle de la surcharge de travail. « A présent, je ne puis faire autre chose qu’agir, et c’est bien contre mon goût. Mais puisque le bon Dieu l’exige, il faut bien que je m’y conforme. Je commence ordinairement à 5 heures du matin et je finis à 10 heures du soir, quelquefois il en est onze. Heureux, quand on me donne le temps de dire mon office, comme il faut ! Cela ne peut pas être autrement ; après tout, qu’importe ? Pourvu que Dieu soit glorifié et que le bien se fasse, c’est tout ce que nous pouvons désirer. Nous ne sommes que pour cela sur la terre. Quel bonheur de servir un maître qui vous tient compte de tout ! Quelle folie de songer à autre chose qu’à lui plaire » !
Une lettre à Forbin Janson : fusion des deux Sociétés ?
C’est probablement du même mois de juillet que date une longue lettre à Forbin Janson (cf. EO 6, 23-25), publiée intégralement dans les Missions 1962, pp. 357-362. Après avoir parlé de sa surcharge de travail, Eugène écrit que, malgré ses souhaits, il est très improbable que la petite Société rejoigne les Missionnaires de France. Il est aussi question des oppositions rencontrées de la part du clergé d’Aix.
« Je veux si peu m’excuser, mon cher ami, que je t’écris à genoux, parce que je sens bien que je t’ai offensé. Si j’avais pu te répondre aussitôt après que j’eus reçu ta bonne, aimable, touchante lettre du 22 juin, j’aurais pu t’écrire absolument dans les mêmes termes ; j’aurais même eu quelque avantage sur toi, mais je sens que la continuation de mon silence rend une cause mauvaise et perdable à tout autre tribunal qu’à celui de ton cœur. Ne va pas croire, au moins, que tes derniers reproches m’ont fait de la peine. Je savais d’avance que je les méritais, et il ne se passait pas de jours que je ne me les fisse plusieurs fois à moi-même… Le fin mot, c’est que je ne puis suffire à ma besogne. Le poids est si lourd qu’il me fait trembler de temps en temps, en attendant qu’il m’accable totalement. Je ne t’écrivais pas, parce que je renvoyais à l’époque que je croyais rapprochée, où j’aurais une heure à moi, disponible à ma volonté ; et ce moment n’arrivait jamais. Aujourd’hui j’ai pris mes précautions. Malgré cela, dans l’intervalle de cette misérable page que je viens de t’écrire, il m’a fallu avoir affaire à plusieurs personnes, et écrire trois lettres. Si je te disais tout ce que j’ai habituellement à faire, tu en serais effrayé. Et ce qui me tue, c’est que la pensée que j’ai à faire dans la journée vingt choses de plus que je ne puis, me donne dans toutes mes actions une agitation intérieure involontaire, qui me brûle le sang. Je crois que c’est une des causes principales de l’altération de ma santé. Figure-toi que je me vois réduit à prendre du salep. Mais c’est trop parler de ma chétive personne.
Parlons plutôt de vous qui avez fait tant de belles choses pour la gloire de Dieu. Rien de ce que tu m’annonces n’est arrivé. Je n’ai pas plus ta relation que celle de M. Rauzan. Tout ce que je sais, je l’ai appris par la voix publique et par une lettre que M. Lieutard fit passer à un de nos amis.
Ne t’imagine pas que je n’aie fait aucune attention aux propositions réitérées que tu m’as faites au sujet de la réunion de nos maisons. Je m’en suis, au contraire, beaucoup occupé soit auprès de nos grands vicaires, soit avec nos messieurs. L’avis des premiers a constamment été que cette réunion ne ferait pas l’avantage du diocèse. Mes confrères partagent ce sentiment. Ils ont plus d’attrait, et en cela je suis d’accord avec eux, pour évangéliser les pauvres des campagnes que les habitants des villes ; leurs besoins sont incomparablement plus grands et les fruits de notre ministère plus assurés auprès d’eux. Cependant, moi, qui voudrais me décharger de cette espèce de supériorité que les circonstances m’ont donnée, je ne demanderais pas mieux que de voir cette réunion, et si je suivais mon attrait, je m’enfermerais dans une solitude. Mais je ne dois pas y songer dans ce moment-ci. La Providence veut que je mette tout en train ici. Il faut non seulement attaquer l’enfer, mais encore il faut se défendre contre la jalousie et toutes les autres petites passions qui agitent certains prêtres qui sont bien à plaindre, car l’opinion publique en a fait une justice assez mortifiante pour eux. Comme, heureusement, ils n’avaient pas grand-chose à dire contre les missionnaires, ils ont attaqué les missions en elles-mêmes avec une hypocrisie qui en aurait séduit plusieurs, si nous les avions laissés dire. Un curé a été jusqu’à écrire ex officio une lettre syllogistique à un de nos messieurs pour lui prouver qu’il avait compromis sa conscience en quittant le service d’une paroisse, pour se faire missionnaire. C’est une pièce curieuse dont je t’aurais régalé, si celui qui l’a reçue eut été ici au moment que je t’écris. Il n’est pas un de nous qui n’ait eu à essuyer sa bordée. Je te dirai même en confidence que nous n’avons pour nous qu’un de nos grands vicaires (Guigou) ; l’autre (Beylot ?), m’accable de compliments, mais si ce n’était la dépendance où il est obligé de vivre de l’autre, qui lui est infiniment supérieur en mérite, ils nous auraient empêchés d’agir, étouffés même dans l’œuf. Le petit intriguant que j’eus la bonté, j’ai presque dit la vertu, de te recommander (Rey), est notre ennemi acharné ; quoique caché à cause de moi, qu’il n’ose pas attaquer de front. Nous ne répondons à tous ces gens-là qu’en faisant le plus de bien que nous pouvons ; mais c’est vraiment pitoyable.
Revenons à l’article de la réunion. Je la désire, mais je ne la vois pas faisable encore, puisqu’elle n’est pas plus du goût des grands vicaires que des missionnaires. Il ne faut pourtant pas la perdre de vue ; nous aurions besoin, les uns et les autres, d’être reconnus par le gouvernement et autorisés à recevoir des legs. Il vient de mourir un homme qui nous a laissé quatre mille francs, que nous aurons bien de la peine à toucher. Je suis étonné que vous ne soyez pas plus avancés. Notre maison sera toujours un fort bel établissement et d’une importance majeure pour toute la Provence. J’espère donc que l’archevêque futur la protègera ; mais la difficulté de la fournir de sujets, pourra le déterminer à ne pas s’opposer à ce qu’elle se réunisse à vous. La même raison pourra persuader nos missionnaires, qui persistent à ne voir aucun avantage pour nous et pour l’œuvre de la manière dont nous l’avons conçue. Il ne sera pas impossible de les faire revenir de cette opinion, si nous avons de bonnes raisons à leur alléguer. Pour le moment, ils ne veulent absolument travailler que dans les villages et ne pas sortir de Provence : l’un pour des raisons de famille : l’autre, pour des raisons de santé ; l’autre, par une répugnance invincible ; et l’autre, parce qu’il serait déplacé partout ailleurs que dans son pays. Nous sommes en tout cinq, nombre si insuffisant pour la besogne que nous avons à faire, que nous y succomberons infailliblement ; moi surtout pour qui le temps où l’on n’est pas en mission n’est pas un temps de repos. Patience ! Si je péris seul.
Je reprends ma lettre pour la centième fois. Si je l’avais commencée six mois plus tôt, elle aurait été finie avant que tu te plaignisses ; mais ne parlons plus de cela. Tu me demandes si nous pouvons faire la mission d’Arles et de Toulon avec vous. Je l’ai proposée à notre petite communauté, qui n’a pas cru que cela fût possible. D’abord parce que nous avons refusé à deux curés de Marseille de faire mission chez eux, en leur donnant pour raison que nous étions déterminés à commencer par les villages ; 2° parce que, après avoir promis d’aller à Martigues, nous nous sommes dédits, nous appuyant en partie sur cette raison et en partie sur notre petit nombre ; 3° parce que nous avons aussi renvoyé à une époque plus reculée la mission qu’on nous a demandée pour Brignoles ; enfin, parce que nous nous sommes engagés pour des villages pendant toute la saison des missions. Par une circonstance particulière, nous commencerons même plus tôt, car nous nous mettrons en campagne le 1er septembre. Nous irons peut-être prêcher sous terre. Plût à Dieu que nous puissions nous faire entendre jusqu’aux enfers. Je ne plaisante pas quand je dis que nous prêcherons peut-être sous terre, nous allons la faire dans un pays qui n’est habité que par des charbonniers, qui passent leur vie dans leurs mines de charbon. Je m’attends à ce que nous serons obligés de les aller déterrer, pour leur montrer une lumière plus brillante que celle du soleil, et qui les éblouira moins ».
Eugène termine sa lettre sur un ton d’ironique déception. Personne ne s’est dérangé parmi les amis de Forbin Janson pour des démarches en faveur de son père et de ses oncles… Il en conserve le souci.
Repos et retraite à Bonneveine
Ce début de juillet 1816 fut pour Eugène une période de grosse fatigue. « Ses forces, sa santé furent en effet bientôt épuisées, écrit Rambert (I, pp. 189-190), car à ce travail écrasant il ajoutait la pratique de la mortification la plus sévère. Il ne dormait que quelques heures, jeûnait habituellement, couchait sur la dure, s’infligeait fréquemment de sanglantes disciplines, portait habituellement la haire, le cilice, la chaîne de fer, etc. etc. La nature succomba enfin ; il tomba dans un état complet d’épuisement, et d’abondants vomissements de sang vinrent mettre ses jours en danger. Nous l’obligeâmes alors, dit le P. Tempier, à quitter pour un temps la maison et la communauté et à se retirer à la campagne. C’était lui faire violence ; il se résigna cependant». Eugène l’exprime à sa manière : « La divine Providence, connaissant mes besoins spirituels, a permis qu’un peu d’excès de fatigues corporelles ait altéré ma santé et que la charité de mes frères se soit alarmée mal à propos pour exiger que je vinsse dans cette solitude prendre un peu de repos… » (EO 15,155). Il ne lui était pas spontané d’observer son vœu d’obéissance à Tempier…
Eugène vint se reposer à Bonneveine, en banlieue de Marseille dans la bastide de son cousin Dedons de Pierrefeu. Cette demeure se trouve en bordure du parc Borély et abrite aujourd’hui les bureaux du parc botanique. C’est de là qu’il écrit à Aix.
« Du lieu de mon exil, juillet 1816
Sur les bords de l’Huveaune, je m’attriste en me souvenant de notre chère mission. Y avez-vous bien pensé, mes bons frères, de m’en chasser si cruellement ? Je suis ici comme un poisson hors de l’eau ; mon unique consolation est de vous suivre dans vos pieux exercices. J’y suis plus fidèle que quand j’étais au milieu de vous.
Puisque vous le voulez, je ferai provision de santé. Je voudrais aussi me pourvoir de vertus, pour n’être plus un sujet de scandale parmi vous, mais ce second travail n’est pas si aisé que le premier. Je n’ai pas grand espoir d’y réussir ; demandez donc au bon Dieu de vous faire la grâce de pouvoir me supporter. Je prie notre frère Maunier de m’excuser si je n’ai pas pris congé de lui en partant, ce ne fut pas tout à fait ma faute, ma fuite fut tellement précipitée que je n’eus le temps de rien faire de ce que j’aurais voulu.
Si le bon Dieu m’exauce, il n’y aura pas de plus saints prêtres que vous, mes chers frères, que j’aime tendrement dans le Seigneur, notre commun amour.
J’embrasse nos chers novices et je prie Dieu qu’il leur accorde d’imiter vos vertus.
Adieu, priez toujours tous pour moi.
Votre indigne frère.
P.S. Je vous prie de changer la fin de nos litanies ; au lieu de dire Jesu sacerdos (Jésus prêtre), il faut dire Christe salvator (Christ sauveur). C’est le point de vue sous lequel nous devons contempler notre divin Maître. Par notre vocation particulière, nous sommes associés d’une manière spéciale à la rédemption des hommes ; aussi le bienheureux Liguori a-t-il mis sa congrégation sous la protection du Sauveur. Puissions-nous, par le sacrifice de tout notre être, concourir à ne pas rendre sa rédemption inutile, et pour nous et pour ceux que nous sommes appelés à évangéliser ». (EO 6, 22-23)
Eugène profita de son séjour à Bonneveine pour faire sa retraite. Ses notes occupent plus de huit pages des Ecrits Oblats (EO 15, 155-163). « Je vais tâcher de profiter de ce temps pour examiner sérieusement mon intérieur, car mes occupations forcées m’empêchent, ne me laissent vraiment pas le temps, quand je suis en ville ou en mission, de penser à moi. Qu’en arrive-t-il ? C’est que je deviens tous les jours plus misérable et que, n’ayant jamais été revêtu de beaucoup de vertus, il ne me reste que des haillons… ».
Eugène relit alors les notes des retraites précédentes, depuis celle de préparation à son ordination sacerdotale. Mais il dit garder confiance. « Je ne puis pas m’ôter de l’esprit, moins encore du cœur, que voulant procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes qu’il a rachetées de son sang, par tous les moyens qui sont en mon pouvoir, dussé-je y sacrifier ma vie, je ne puis pas croire que ce bon Maître ne me fît grâce de rien, surtout quand je considère que mes fautes viennent précisément de ce que je suis employé, il me semble par sa volonté, aux œuvres de sa gloire et du salut du prochain… Le bon Dieu sait que j’ai besoin de cette confiance pour agir, voilà apparemment pourquoi il me la donne…
L’établissement de la jeunesse et celui des missions ont dû être faits par moi, parce que le bon Dieu m’avait placé dans une position propre à cela ; mais combien ces choses auraient-elles été mieux, si j’y avais moins mis du mien, si j’étais plus docile à la voix intérieure de Dieu, si je travaillais davantage à ma propre perfection, du moins en me servant de tout ce qui me distrait peut-être, vu ma légèreté et ma dissipation, pour avancer au lieu de reculer…
Je dois avant tout me bien convaincre que je fais la volonté de Dieu, en me livrant au service du prochain, en m’occupant des affaires extérieures de notre maison, etc., et puis agir de mon mieux, sans m’inquiéter si, en travaillant de la sorte, je ne puis pas faire d’autres choses pour lesquelles j’aurais peut-être plus d’attrait et qui me sembleraient aller plus directement à ma propre sanctification… Ainsi si, fatigué de corps et d’esprit, je veux chercher quelque repos dans une bonne lecture ou dans la prière, etc., et que les affaires de la maison m’obligent d’aller faire des courses assommantes ou de fastidieuses visites, persuadé qu’il faut toujours donner la préférence à ce que Dieu exige sur ce que l’on désirerait soi-même, etc., je n’hésiterai pas et je le ferai de si bonne grâce que, supposé que j’eusse le choix, je préférerai ce que le service que Dieu m’a confié exige, à ce qui me plairait davantage. Mieux encore, je tâcherai de parvenir à aimer davantage ce qui est conforme à la volonté du Maître, qui seule doit régler non seulement mes actions, mais encore mes affections.
Si je parviens à ce point, tout est gagné. Mais j’en ai été bien éloigné jusqu’à présent, faute d’avoir assez réfléchi et pour m’être trop laissé aller à mon ardeur naturelle, qui me fait supporter impatiemment l’occupation ou, si l’on veut, le dérangement qui me retient, tandis que j’aurais autre chose à faire que je regarde quelquefois comme plus important, et cela arrive 50 fois par jour…
Je suis obligé de reconnaître que la multiplicité d’occupations qui m’accablent, ont nui infiniment à l’accomplissement des résolutions que j’avais prises par l’inspiration de Dieu. Cette agitation continuelle, dans laquelle je suis, porte un préjudice incroyable à mon intérieur ; et la manière dont je m’acquitte de mes emplois nuit visiblement à ma santé. Il faut donc régler tout cela. Mon sang est tellement agité que je sens que ma vivacité a doublé, ce qui me fait manquer souvent à la charité, etc. Je ne possède pas mon âme en paix. Le moindre obstacle, la moindre contrariété me révolte. Je repousse, par des voies toutes humaines, les oppositions que je ne devrais surmonter et vaincre que par la patience. Je satisfais la nature en me plaignant de mes surcharges, etc. Tout cela ne vaut rien. C’est que je suis tout charnel, tout humain, tout imparfait.
Réglons avant tout l’intérieur ; puis nous réglerons le dehors, et nous prendrons de bonnes résolutions pour mes rapports avec le prochain ».
Eugène note de nombreux points d’attention : oraison, humilité, douceur, patience, messe, préparation, actions de grâces, visite au Très Saint Sacrement, office divin, confession, examens, dérangements pour les exercices, santé…
Particulièrement révélateurs de la conversion qu’il est en train de vivre, ce qu’il écrit des dérangements que sa situation lui impose, ainsi que les trois derniers points concernant sa santé.
« Dérangements pour les exercices. Puisque je suis aussi habituellement dérangé et qu’il m’est souvent impossible, malgré la meilleure volonté, de faire dans le temps prescrit certains exercices, que je suis même quelquefois obligé, à mon grand regret, de m’en exempter, il est indispensable que je trouve un moyen pour y suppléer et obvier à cet inconvénient. Il n’en est point d’autres, je crois, que d’agir toujours dans une parfaite dépendance de la volonté de Dieu, dans une parfaite liberté d’esprit, en union avec Dieu par un mouvement intérieur d’adhésion à ce qu’il lui plaît d’ordonner dans ce moment, persuadé que c’est là ce qu’il veut que je fasse, et non point autre chose. Si j’en agis dans ces sentiments, l’action qui me détourne, qui me contrarie, sera plus méritoire que celle que j’aurais préféré de faire. Règle essentielle : élever son cœur à Dieu avant, pendant et après l’action, agir toujours en esprit de foi.
« Soin du corps. Il y a trop de connexion entre l’âme et le corps pour qu’il n’importe pas infiniment de régler les habitudes de celui-ci de manière à ce qu’il ne nuise pas aux opérations de l’âme par son affaissement, etc. Il vaut mieux le régler d’une manière sage, pour être à même de le gouverner et de le tenir toujours dans la dépendance de l’âme, de façon qu’il puisse la seconder etc., que si, en forçant ce baudet, on l’éreintait, si bien qu’il se couchât par terre et ne fût plus en état de marcher. J’ai éprouvé cet inconvénient. Il est fâcheux sans doute que les forces du corps ne correspondent pas à l’activité de l’âme, mais il en est ainsi, et c’est par la volonté de Dieu. Il faut donc se prêter à cet ordre de choses et tirer le meilleur parti que l’on peut de l’âne, en ne lui refusant pas ce qui lui est indispensablement nécessaire pour qu’il fasse son service.
Sommeil. Il faut donc qu’il dorme et qu’il mange, et quand il est épuisé, qu’il se repose. Je me suis mal trouvé de n’avoir pas compris assez tôt cela. Il est encore temps d’y pourvoir, le mal n’est pas sans remède, mais ce serait folie de différer davantage. Quoi qu’il arrive, je dormirai le temps qu’il faut pour n’être pas abîmé le matin en me levant, comme il m’arrive habituellement. J’ai à me reprocher des excès en ce genre, à dater de la première année de mon séminaire. Je reconnais que je serais coupable de ne pas changer de système, puisque ma santé, qui était inaltérable, en a déjà beaucoup souffert. L’exemple des saints m’a séduit, mais apparemment que le bon Dieu ne demande pas la même chose de moi, puisqu’il semble m’en avertir par la diminution de mes forces et le dérangement de ma santé. Je crois qu’il faudra que j’en vienne à dormir sept heures. C’est dur, j’en conviens, mais que puis-je y faire, si le bon Dieu et les médecins l’exigent.
Repos. J’ai joué un jeu jusqu’à présent à me perdre l’estomac, et je n’y avais pas mal réussi. Je croyais que le jeûne habituel, en travaillant comme je le fais, ne me faisait point de mal ; je me suis trompé. Et puis, ces repas achevés dans un clin d’œil, tout cela ne vaut rien. Il faut donner le temps à tout. Cette manière d’agir est un véritable désordre. Si je dors et si je mange, je suis persuadé que ma poitrine ne souffrira plus. Il n’est rien que je ne doive faire pour ménager ce meuble indispensable pour un missionnaire. En voilà assez sur cet article déjà trop long, mais il faut y tenir la main ».
Eugène fera plus tard « un résumé des résolutions prises pendant la semaine que j’ai passée dans la retraite à Bonneveine pour raison de santé » On y trouve beaucoup de détails d’organisation de son quotidien. Ce résumé est publié dans EO 15, 177-182, et date de mai 1818. Ainsi deux pages sont consacrées à son attitude avec ses frères. On y trouve cette note : « Je prendrai mes repas comme tout le monde… » Ou encore : « Réprimer absolument et totalement ces premiers mouvements d’impatience, ces petites brusqueries… » « Avec ma mère, moins de rigueur, plus de complaisance dans tout ce que je pourrai faire pour ne pas l’affliger… ».
Au retour de Marseille, écrit Rey, Eugène se rendit aux pressantes invitations du curé et du maire de Grans, pour faire dans cette paroisse un retour de mission. Ses douleurs de poitrine se réveillèrent avec intensité. Deblieu se fait l’interprète des inquiétudes de tous. Il écrit le 15 août, de Brignoles, sa ville natale; au P. de Mazenod qui lui avait donné des nouvelles : « Pensez-y ! Ménagez-vous, au nom de Dieu ! Voulez-vous laisser par votre faute un bien si sérieusement commencé, se perdre et s’anéantir ? Car si votre humilité, passez-moi le terme qui peut-être vous fera rougir, vous commande de croire qu’un autre vous remplacerait, nous qui savons ce qu’il en est, ne pouvons avoir cette confiance… S’il n’y a que Dieu de nécessaire par essence, ceux qu’il appelle aujourd’hui comme vous à un ministère si relevé, si nécessaire et cependant si négligé, le sont aussi, du moins dans les circonstances actuelles… » (Rey I, p.201). Les sentiments exprimés sont à retenir.
Eugène était de retour à Aix pour la fête du 15 août. Il assista avec beaucoup de joie à la distribution des pris du collège. Les éloges donnés aux élèves les plus distingués par leur application et leur conduite furent d’autant plus remarqués qu’ils s’adressaient à des membres de la Congrégation de la Jeunesse. Précieux encouragement pour le Fondateur, ajoute Rey.
D’autres encouragements parvinrent à Eugène. D’abord une lettre du 21 août de M. Duclaux (Rey I, p.202) : « Mon très cher et très excellent ami, je vous renouvelle tous mes sentiments du plus tendre et du plus sincère attachement. Je vous supplie de me faire part de toutes vos bonnes œuvres, de tous vos travaux et du succès qu’ont vos missions. M. de Janson est arrivé aujourd’hui de Nantes, la mission y a fait des merveilles ainsi qu’à Angers et à Orléans ; ils y ont prodigieusement travaillé et malgré tous ses travaux, je l’ai trouvé bien portant. J’espère que notre bon Maître vous aura accordé la même grâce et que j’aurai la consolation d’apprendre que votre santé se soutient. Votre santé et votre sainteté sont les deux choses qui m’intéressent uniquement. Je vous embrasse donc et aimez-moi toujours comme vous savez que je vous aime : combien je désire que vous soyez un parfait prêtre et un grand missionnaire». Il y eut aussi la lettre envoyée par le vicaire général Guigou au Ministre de l’Intérieur et des Cultes, demandant que soit accordée l’approbation officielle (Voir le texte en appendice 2). Enfin et peut-être surtout, les jeunes qui à divers titres rejoignaient la petite communauté.
La mission de Fuveau
La mission de Fuveau, la seconde prêchée par les Missionnaires de Provence, a laissé peu de traces documentaires. Seul Rambert a conservé un récit bref et tardif de Tempier. On ne sait pas comment fut choisie cette localité d’environ 1500 habitants, peut-être à cause des attentes plus que bienveillantes et du maire et du curé. A cette époque, les mines locales de charbon commencent à prendre de l’importance. On indique, pour le bassin Peynier-Fuveau-Gardanne, une production de 16 000 tonnes en 1810. Vers 1820, plus de la moitié des conscrits sont de la catégorie mineurs. Beaucoup de charbonniers exploitent artisanalement leurs modestes descenderies, creusées sous les terres leur appartenant, ce qui en fait un groupe social original de paysans-mineurs.
La mission se déroula du 1er au 29 septembre, avec Eugène de Mazenod, Tempier, Mie et Deblieu. La croix de mission, érigée en mémorial, existe toujours à l’entrée du village, à hauteur du cimetière. Voici ce qu’en écrit Tempier (dans Rambert I, p. 203-204) : « Cette mission fut rude et dure pour nous, soit à cause des chaleurs de la saison trop peu avancée, soit à cause du travail que nous donnèrent les hommes qui, presque tous employés aux mines de houille, ne pouvaient se confesser que la nuit, après avoir pris leur repas du soir, soit parce que les habitants des deux paroisses environnantes (Gréasque et St-Savournin), se trouvant depuis longtemps privés de prêtres, venaient nous trouver pour entendre la parole de Dieu et se confesser… Tous, hommes et femmes, se présentèrent dès les premiers jours pour se confesser. Nous ne pouvions jamais quitter l’église avant minuit, et le matin l’exercice devait commencer à trois heures et demie. C’était à n’y pas tenir… ». Les missionnaires reçurent une aide précieuse de la part d’un séminariste de 17 ans, Marius Suzanne, dont on reparlera.
Rambert nous conserve aussi une lettre du curé aux autorités diocésaine (p.204-206) : « Des personnes en service, obligées de gagner leur pain à la sueur de leur front, ont fait les plus grands sacrifices pour se procurer l’avantage d’entendre la parole de Dieu… Nos pauvres charbonniers disposaient leurs travaux de manière à ne manquer aucune instruction… Parmi les fruits qu’a produits la mission, l’extirpation du blasphème est le plus remarquable… Les missionnaires se sont comportés avec tant de piété, de zèle et de charité dans le court espace de leur mission, qu’ils ont acquis un droit immortel à l’attachement des bons habitants de Fuveau… ».
Mie et Tempier prolongèrent une dizaine de jours dans les paroisses de Gréasque et St-Savournin. Tempier écrit au P. de Mazenod (Rambert I, p. 207) : « Monsieur le Supérieur, Nous avons terminé ce soir notre petite mission ; la moisson a été abondante ; sans m’en douter, j’avais si bien confessé dans la semaine que, pour absoudre tout mon monde, il m’a fallu passer depuis huit heures du samedi matin, après ma messe, jusqu’à huit heures du dimanche matin ; il n’y a rien d’exagéré, je n’ai quitté le confessionnal que pour dîner et souper, bien à la hâte. Seulement, après avoir confessé toute la nuit, j’ai pris ce matin une demi-heure de repos sur mon lit, depuis quatre heures et demie jusqu’à cinq, encore j’en ai du regret, parce que cette demi-heure m’a fait laisser au croc sept ou huit personnes. La communion a duré une heure. Maintenant on m’a si fort pressé de rester encore demain pour prendre un peu de repos, que je n’ai pu faire autrement que d’y consentir ; en agissant différemment, j’aurais fait de la peine au curé. Cela me contrarie un peu car, outre que je ne sais pas si je fais votre volonté, je languis quelque part que je sois hors de la maison. Je tâcherai cependant d’utiliser cette journée du mieux qu’il me sera possible. Voilà, mon cher Père, ce que j’ai été obligé de faire contre l’obéissance. Je vous embrasse bien tendrement. Tempier, prêtre missionnaire ».
Nouvelle lettre à Forbin Janson
La lettre qu’Eugène écrit le 9 octobre à Forbin Janson (EO 6, 26-27) est intéressante, car il y fait des comparaisons entre les Missionnaires de Provence et les Missionnaires de France. Ces derniers viennent d’obtenir l’ordonnance royale qui leur octroie la reconnaissance légale (voir le texte en Appendice 3). Faut-il que les Missionnaires de Provence fusionnent avec eux ? Hilaire Aubert, provençal auprès de qui Eugène avait fait une démarche et qui a rejoint l’autre société, pourrait aider au rapprochement.
« Il m’était impossible, mon bien aimé frère, de répondre à la lettre que tu m’as écrite dernièrement. J’étais en mission et nos missions ne nous laissent le temps ni de manger ni de dormir. Ce sont des tours de force. Mais me voici de retour, et je m’empresse de te remercier de ton bon souvenir. Les détails que tu me donnes sur l’empressement des Parisiens pour les stations du Calvaire (établi au Mont Valérien, près de Paris) m’ont consolé de la privation que les correspondants infidèles m’ont procurée, en gardant pour eux les relations que tu m’annonçais sur les missions de Nantes et autres. J’ajoute à ces remerciements le compliment que je te dois pour l’ordonnance que nous venons de lire dans le Moniteur, vous voilà maintenant reconnus. Il faut encore que l’on vous dote, car les services que nous rendons sont un peu plus pénibles et autrement utiles que ceux des vicaires, etc. Nous nous sommes estimés bien heureux de pouvoir donner l’hospitalité au bon frère Hilaire. Je voudrais que tout ton monde fût de son genre, qui est le nôtre ; mais j’ai lieu de penser qu’il s’en faut de beaucoup que cela soit ainsi. A votre place, je viserais à un peu moins d’éclat et je tiendrais davantage au solide.
A quoi servent les beaux discours si on est orgueilleux ? L’humilité, l’esprit d’abnégation, l’obéissance, etc., la plus intime charité fraternelle sont aussi nécessaires pour le bon ordre que pour le bonheur d’une Société ; et tous les vôtres ne l’ont pas bien compris. J’attribue ce défaut à l’espèce de nécessité où vous êtes de recevoir des sujets propres à la prédication. Ici nous n’entendons pas les affaires. Nous étions six. De ces six, un n’avait pas l’esprit ecclésiastique ; il faisait de la mauvaise besogne. Nous l’avons prié de se retirer. Aussi notre communauté est bien fervente ; il n’y a pas de meilleurs prêtres dans le diocèse. Hilaire donnera à notre jeunesse une retraite de huit jours pour la préparer à la fête de la Toussaint. J’espère qu’elle produira un bon effet. Je veillerai à ce qu’il ne se fatigue pas trop, mais je vous le dénonce en général, il ne se ménage pas assez. Il a prêché à Marseille jusqu’à trois fois par jour ; il n’a pas une poitrine à cela. Si on n’y prend garde, il périra victime de son zèle. A son occasion je prendrai la liberté de vous dire que vous auriez bien fait d’adopter le crucifix, au moins dans le cours de vos missions. Vous ne sauriez croire l’effet qu’il produit, et combien il est utile. Les peuples accoutumés à l’habit ecclésiastique, en font peu de cas ; mais ce crucifix leur en impose. Combien en ai-je vu, parmi les libertins, qui en le regardant ne pouvaient s’empêcher d’ôter leur chapeau. Il donne une grande autorité ; il distingue les missionnaires des autres prêtres ; et cela même est bon, parce que le missionnaire doit être regardé comme un homme extraordinaire. Dans le tribunal, il est utile au confesseur et, le jour de l’absolution, il aide le pénitent, entre les mains duquel nous le plaçons, à concevoir la douleur de ses péchés à les détester, et même à les pleurer. Il faut bien que tout ce que nous avons expérimenté ait été reconnu de tout temps, puisque dans les autres pays catholiques, tous les missionnaires le portent comme le titre de leur mission, etc. Je ne conçois pas comment vous vous êtes arrêtés aux faibles raisons que ceux d’entre vous qui n’étaient pas d’avis que vous le portassiez, ont données. C’est à mes yeux un acte de faiblesse, un tribut honteux que vous avez voulu payer à la philosophie d’un petit nombre de personnes, dont vous auriez dû mépriser le dédain. Il semble que vous avez craint de participer à la folie de la croix. Que te dirai-je ! Je blâme cette prudence humaine. Il faut être plus franchement chrétien, prêtre et apôtre que vous ne l’avez été dans cette circonstance. Tu sais que je dis franchement ma pensée. D’ailleurs, je ne le dis qu’à toi. Il n’y a donc pas lieu à excuses.
Ici je suis toujours aussi mécontent des prêtres qui ne peuvent supporter le bruit, qui retentit à leurs oreilles, des bénédictions que tout le monde donne à notre œuvre. Il y en a qui ont été jusqu’à détourner les personnes qui, sans leurs charitables soins, auraient fait du bien à notre maison. Ils se font apparemment illusion sur leurs intentions, qui peuvent être bonnes. Avec moi, quand ils me rencontrent, ils en sont toujours aux compliments. Que le bon Dieu les change ! ».
Eugène ajoute quelques mots sur son père et ses oncles. A nouveau, il demande l’intervention de Charles auprès de la Grande Aumônerie (qui choisit les évêques) en faveur de Fortuné. Puis il écrit : « Rappelle-moi au bon souvenir de Fayet et de M. Rauzan, qui me connaît peu, mais que j’estime beaucoup. Je t’ai dit que je n’ai eu aucune de vos relations. Je voudrais au moins avoir vos règles et statuts ».
A Aix, les jeunes et la communauté
On omettrait un point fondamental de la vie des Missionnaires de Provence si on ne parlait pas des jeunes, de la Jeunesse, dit Eugène. Or les sources sont partielles, tardives et pas totalement cohérentes. On ne voit pas toujours clairement s’il s’agit des congréganistes, jeunes ou aînés, des « novices » ou de jeunes accueillis dans la communauté sans engagement. On se contentera ici de ce que l’on sait pour 1816. Indiquer les sources, disparates, alourdirait.
La rédaction du Journal de la Congrégation de la Jeunesse fut interrompue en décembre 1815, à cause des charges pesant sur Eugène, si bien que nous n’avons désormais que de pauvres informations. Le P. Pielorz, s’appuyant sur les registres d’admission, a calculé le nombre des congréganistes. Il serait passé de 120 à la fin de 1815 à 200 à la fin de 1816. Ces chiffres ne manquent pas de poser question, quand on connaît les locaux disponibles… On sait aussi qu’en février 1815 a été mise sur pied une section pour les plus de 18 ans. Reprenant la rédaction du Journal en juin 1818, Eugène écrit (EO 16, 177) : « La Congrégation a pris pour ainsi dire une nouvelle forme, du moins son règlement et son administration se sont beaucoup perfectionnés à l’aide de l’expérience et des nouveaux moyens que j’ai eus pour faire le bien». Ces nouveaux moyens sont-ils les autres Missionnaires, comme le dit la note 44 ? Maunier, Deblieu et Tempier, mais pas Mie, sont reçus dans la Congrégation au cours de cette année 1816 et ils ont suppléé Eugène. Mais Rey fait remarquer, à propos de la mission de Grans : « Son absence prolongée (d’Eugène) avait attristé ses chers congréganistes». Un certain rôle fut confié à quelques-uns (mentionnons Tavernier et Magallon pour les aînés, Chappuis pour les plus jeunes) : « servir de mentors aux nouveaux venus », ce qui leur valut d’être appelés « Anges ».
Le statut des « novices » est évidemment tout autre. Et il faut distinguer entre ceux qui sont déjà prêtres, comme Maunier, et les jeunes qui commencent leur formation. Tout indique que ce titre marque une entrée dans la communauté des Missionnaires. Ainsi Bourrelier précise : « Je reçus l’habit ecclésiastique le même jour… (celui où je fus admis) à commencer mon noviciat». La liste des admissions, reconstituée plus tard, comporte des approximations. Sont notés successivement : en avril 1816, Casimir Carles, 17 ans, dont on ne sait presque rien, puis Alexandre Dupuy le 3 octobre, Jean-Baptiste de Bausset et Hilarion Bourrelier, âgés respectivement de 18 et 26 ans, le 4 novembre. Marius Suzanne commencera formellement son noviciat le 21 janvier 1817.
Il nous est difficile de savoir ce que signifiait être novice dans une Société de prêtres diocésains. Jeancard parle d’une « initiation aux fortes vertus qui sont nécessaires à l’homme apostolique ». La demande aux Vicaires généraux du 25 janvier indiquait : « Les sujets qui se présenteront pour être admis dans la Société seront éprouvés dans un noviciat, jusqu’à ce qu’ils aient terminé leurs études, ou qu’ils aient été jugés propres à l’œuvre des missions. Les Missionnaires ne seront définitivement agrégés à la Société qu’après deux ans d’épreuves». Faut-il comprendre, pour les jeunes : on les recevra et l’expérience montrera comment les former ?
Le P. Pielorz a étudié les correspondances qui ont été conservées. Cette analyse « permet de déterminer le sens du mot novice. On appelait ainsi : 1) tous ceux qui faisaient leurs études théologiques au grand séminaire, 2) les jeunes gens qui, entrés à la Mission de Provence et revêtus de la soutane, suivaient leurs études secondaires, 3) enfin les prêtres récemment ordonnés et entrés à la Mission ».
L’admission officielle au noviciat semble avoir été habituellement précédée d’un temps assez long de vie dans la communauté. Dupuy indique qu’il est « entré dans la maison » le 16 août et qu’il commença le noviciat le 3 octobre. Marius Suzanne « entra dans la maison » le 14 octobre 1816 et commença le noviciat le 21 janvier suivant. On parlerait aujourd’hui de postulat ou de prénoviciat. Le cas de Jean-Baptiste de Bausset est révélateur, on y reviendra plus loin.
D’autres jeunes, qui ne devinrent pas novices, logeaient aussi à la Mission. Il est probable qu’ils y prenaient aussi leurs repas. « Le Fondateur espérait ainsi les attirer dans la Société », écrit le P. Pielorz. Rey (I, pp. 199-200) explique qu’en mai la disparition du pensionnat de Mme Gontier avait rendu disponibles de nouveaux locaux. « Une nouvelle œuvre surgit immédiatement, écrit-il… Elle répondait d’ailleurs aux désirs ardents du zélé Fondateur. Avoir des prêtres autour de lui, c’était le besoin urgent, impérieux de son apostolat, mais avoir des jeunes gens qu’il pourrait former exclusivement pour la vie apostolique en les imprégnant de l’esprit apostolique, en dirigeant toutes leurs pensées, tous leurs sentiments en la vie apostolique, c’était le rêve de son cœur d’apôtre, il lui fut donné de le réaliser pendant les mois de mai et de juin de l’année 1816… Cinq jeunes gens manifestèrent le désir de s’agréger à la Société (Rey dit la Congrégation) naissante. Ils furent admis à commencer non pas un noviciat proprement dit, mais une sorte de postulat sous la direction du P. Maunier. Ils reçurent la soutane et se soumirent à un règlement qui partageait leur vie quotidienne entre la prière et l’étude. Ils avaient été congréganistes et continuèrent à seconder autant qu’ils le pouvaient le zèle infatigable du Directeur». Les listes sont imparfaites. Pour 1816, on peut mentionner deux congréganistes : Adrien Chappuis et Eugène-Louis David, auxquels se joignirent Paulin Castellas, originaire de Grans où il avait connu les Missionnaires, et Paul de Magallon, dont on parlera plus longuement.
Un des premiers à « entrer dans la maison », et cela dès avril 1816, fut Jean-Baptiste de Bausset, né en 1798, neveu de l’évêque de Vannes futur archevêque d’Aix. Voici ce qu’écrit de lui le P. de Mazenod : « Mr Jean-Baptiste de Bausset s’évada, on peut dire, en quelque sorte de la maison maternelle pour venir se réfugier auprès de moi, sans que je me doutasse du projet qu’il avait d’entrer dans notre Société. Des raisons particulières me firent résister longtemps aux instances qu’il ne cessait de me faire pour que je lui donnasse la soutane et que je l’agrégeasse à notre corps. Vaincu enfin par sa persévérance et touché de sa conduite constamment exemplaire, je cédai et le revêtis du saint habit ecclésiastique le 4 novembre… Sa ferveur redoubla encore lorsqu’il eut reçu cette faveur… ». Il y eut ensuite la tiédeur, le découragement et le renoncement à sa vocation… (Missions 1952, 11-12). Son oncle évêque écrivit en octobre 1816 une lettre de gratitude au P. de Mazenod ; elle est publiée dans les Missions 1952, pp. 117-119. En voici un extrait : « Je voudrais que plusieurs de ces chers enfants (de la Congrégation de la Jeunesse) prissent le même parti que notre cher enfant… Je suis bien convaincu qu’à l’âge de 18 ans, il ne fera pas une démarche aussi légère qu’imprudente. Ainsi, je n’ai qu’à prier le Seigneur de confirmer ce qu’il opère en lui, et de le rendre un jour un digne ministre de ses autels, en un mot d’en faire un autre vous-même, afin que, par ses paroles, par ses actions et par ses exemples il répande partout la bonne odeur de Jésus-Christ ».
Selon la note 30 d’EO 16, 166, Adrien Chappuis, né le 6 octobre 1800, fut présenté à l’Association à la fin de 1813 et admis en 1814. Il logea à la Mission à partir de 1816 ou 1817 (il n’avait alors que 16 ans), alors qu’il étudiait le droit à l’Université. Il se proposait de faire partie des Missionnaires de Provence, mais devint avocat à Aix, puis en 1825, partit à Paris, au ministère des Finances ; il devint inspecteur général des finances. Il entretint une abondante correspondance avec le P. de Mazenod et lui rendit de nombreux services.
L’histoire d’Alexandre Dupuy comporte bien des obscurités. Il naquit à Aix le 29 novembre 1798 « de parents inconnus ». La famille Joannis paya sa nourrice, puis son école primaire, avant qu’il entre au petit séminaire d’Aix, où il était condisciple de Marius Suzanne Dans sa formule de demande d’admission au noviciat, il indique qu’il était « entré dans la maison » le 16 août et qu’il était sous-diacre (il n’avait pas 18 ans). Il commença son noviciat le 3 octobre.
Paul de Magallon d’Argens, Marius Suzanne
Le Journal de la Congrégation de la Jeunesse, à la date du 22 janvier 1815, indique que « M. le chevalier Paul de Magallon, congréganiste de Paris, étant arrivé, il a été admis sur le champ ». Il était aixois et avait alors 32 ans. Les circonstances l’avaient fait entrer dans le corps des Cadets du roi de Prusse. Il fut par la suite capitaine dans les armées de Napoléon, ce qui lui valut de faire la campagne de Russie. Les Cent-Jours l’avaient remobilisé, cette fois dans l’armée royale. Ayant définitivement quitté l’armée et toujours à la recherche de sa vocation, il vécut un certain temps avec les Missionnaires de Provence. Un de ses biographes nous rapporte le trait suivant, qui nous fait mieux connaître ce que pouvait être le « postulat ».
« A Aix, Paul de Magallon visite souvent les prisons en compagnie de leur aumônier, le P. Deblieu, prêtre des Missions de l’abbé de Mazenod, afin de l’aider dans son apostolat difficile. Il le seconde efficacement, en particulier auprès d’un jeune parricide de 20 ans. Ce malheureux aimait beaucoup sa mère, selon lui, mais, dans un moment d’égarement, il l’avait assassinée, parce qu’elle s’opposait à ses passions coupables. Condamné à mort, il refuse d’abord les sacrements, puis, sur les instances affectueuses du prêtre et de l’ancien officier, qui ne cessent de prier et de se mortifier afin d’attirer sur lui les grâces du Ciel, il finit par se convertir. Paul de Magallon en demeure profondément impressionné : il ne quitte plus ce pauvre homme, avec lui passe la nuit qui précède le supplice, à ses côtés entend la messe, reçoit la sainte communion, pleurant et priant, l’un et l’autre. Sur l’échafaud, le condamné exprime un poignant repentir de son crime, exhorte la foule à profiter de la cruelle leçon de son châtiment, se laisse trancher le poignet sans une plainte et meurt en pénitent et en chrétien ».
En avril 1817, Paul se laisse convaincre de reprendre ses études et part au collège de Forcalquier que les jésuites viennent de rouvrir. Après bien d’autres péripéties, il devient le restaurateur, presque le refondateur en France de l’Ordre des Frères de St Jean de Dieu.
Parmi les jeunes qui entrèrent dans la communauté des Missionnaires, Marie-Jacques-Antoine, ou plus couramment Marius Suzanne tient une place particulière, vu le rôle qu’il jouera par la suite. C’est à lui tout spécialement que Jeancard consacrera ses Mélanges historiques un demi-siècle plus tard. Suzanne indique lui-même qu’il commença son noviciat le 21 janvier 1817, mais qu’il « était dans la maison » depuis le 14 octobre précédent.
Il était originaire de Fuveau et était né le 2 février 1799. Jeancard explique : « Son père, déjà propriétaire assez riche, fut des premiers à exploiter les mines de charbon et il paraît qu’il y trouva le moyen d’augmenter considérablement sa fortune ». Un Suzanne, qui pourrait être le même, fut désigné comme maire en 1815 et « jura très solennellement à Dieu obéissance et fidélité au Roi ». Quant au curé qui l’accompagna, et lui donna des leçons de latin, c’était alors M. Flayol, « un homme de Dieu, un saint prêtre » selon Mgr de Mazenod qui en fit, à la suite de l’oncle Fortuné, son vicaire général.
Marius entra ensuite au petit séminaire d’Aix, où il eut Tempier parmi ses professeurs. Il y prit la soutane et fut tonsuré avant la fin de ses études secondaires. Ayant terminé sa rhétorique, il devait entrer au grand séminaire, (il avait alors 17 ans), lorsque les Missionnaires de Provence vinrent prêcher à Fuveau. Rey écrit (I, p. 202) : « Ravi de ce qu’il voyait et entendait et saintement épris du zélé Supérieur dont les soins pieux lui révélaient une tendresse paternelle inconnue jusqu’alors », il retarda sa rentrée et se proposa pour aider. « Le P. de Mazenod lui confia le soin d’enseigner le catéchisme aux personnes qui avaient besoin d’être instruites sur les vérités de nécessité de salut ; il le chargea en outre d’aller visiter les pécheurs qui refusaient de se présenter aux missionnaires, et enfin du chant des cantiques et des préparatifs de décoration pour les dernières cérémonies de la mission». Il entra « dans la maison » d’Aix une quinzaine de jours plus tard.
On sait qu’Hilaire Aubert prêcha la retraite des jeunes avant la Toussaint. On n’a par contre pas de précisions sur les tâches de formation remplies par Maunier. Jeancard (p. 27) a surtout retenu le rôle d’Eugène de Mazenod. « Ces jeunes gens furent les premiers élèves de cette école sainte. Ils furent tout particulièrement soignés par M. de Mazenod lui-même, qui devint le directeur de leur conscience et leur maître des novices. Les soins qu’il donnait à leur éducation étaient de tous les moments : à la récréation, à la promenade (quand il avait le temps de les y accompagner), dans sa chambre, à la salle des exercices, dans la chapelle, enfin partout il tâchait de les animer de l’esprit de Dieu. Ainsi on peut dire que l’air de la maison était tout imprégné de cet esprit ; on le respirait sans cesse, et on n’en respirait pas d’autre. On vivait ainsi dans une atmosphère entièrement apostolique, qu’entretenaient encore, il faut le dire, tous les prêtres de la communauté… Le zèle et l’abnégation étaient, avec des différences inévitables, le propre de ces prêtres, tous, sans exception, hommes d’élite sous le rapport des vertus sacerdotales. Les exercices de la journée étaient à peu près les mêmes qu’aujourd’hui… ».
L’église de la Mission
Faut-il rappeler que l’ancienne chapelle du Carmel, qu’on appelle désormais couramment « église de la Mission » fut rouverte au culte en avril. Elle devint pour d’assez nombreux Aixois un lieu de célébrations et de prière. Tempier en avait assuré le service pendant que les autres prêchaient à Grans. Pendant la mission de Fuveau, ce fut la tâche de Maunier. Rey écrit (I, p. 199) : « Des exercices quotidiens y avaient été établis : prière du matin et surtout la prière du soir, toujours suivie d’une lecture ou d’un entretien, les messes étaient dites à une heure exacte et régulière… des retraites préparatoires à la première communion et à la confirmation, etc… Une modeste cloche avait été bénite par le vicaire général, avec pour parrain le sous-préfet ; elle sonnait régulièrement les exercices publics de l’église… ». Jeancard ajoute (p. 24) : « L’élite de la société d’Aix la fréquentait… Les missionnaires ne recevaient aucun honoraire pour leurs peines et soins ; il semblait, non de règle, mais de convenance, dans ce temps-là qu’on devait se contenter pour vivre des offrandes spontanées». Parmi ces offrandes, de précieux objets liturgiques…
La béatification d’Alphonse de Liguori le 6 septembre 1816 officialisa enfin le culte que lui rendaient les Missionnaires de Provence. Dans le sanctuaire, une chapelle lui fut dédiée. Deux miracles lui furent attribués, Eugène en envoya les procès verbaux au Supérieur général des Rédemptoristes, en les accompagnant d’une somme d’argent pour concourir aux frais de la canonisation.
Enfin, une ordonnance royale, en date du 20 novembre répondit à la demande des autorités diocésaines. Elle mettait « à la disposition des Missions de France l’église de l’ancien couvent des Carmélites à Aix » (voir Missions 1958, p. 92.). De nouvelles démarches furent donc nécessaires pour obtenir des rectifications. Contrairement à ce qu’écrivait le Ministre des Finances, les Missionnaires de Provence n’étaient pas une branche des Missionnaires de France.
La Mission de Marignane
C’est à cette période, très précisément du 17 novembre au 15 décembre, que trouve place la mission de Marignane, dont se chargèrent les pères de Mazenod, Deblieu, Mie et Maunier, Tempier demeurant à Aix pour le service de l’église et des jeunes. Cette mission est la seule pour laquelle le P. de Mazenod tint un journal, dont le texte nous est accessible dans le volume 16 des Ecrits Oblats, pp. 223-246. On en reproduira ici quelques extraits.
Avant Marignane, les missionnaires passèrent quelques jours à Grans, visitant pour la troisième fois ces fidèles « qui sollicitaient depuis longtemps cette faveur ». Ils quittèrent Grans le dimanche 17 novembre à 9 h du matin et, à pied, rejoignirent Marignane, distante d’environ 25 km. Le Journal décrit l’accueil empressé des paroissiens venus avec leur curé à la rencontre des missionnaires. On souligne l’absence du maire et des fabriciens : « ils n’ont pas cru de leur dignité de venir au devant des ambassadeurs de Jésus-Christ ». Dès le premier soir, on commença les visites à domicile. Le lundi à 5 heures, prière du matin suivie de l’instruction (sur la prière, ce matin-là), de la messe et de la bénédiction du saint sacrement, continuation des visites à domicile. Le soir, prédication sur le salut, « dans une église qui ne pouvait contenir tout le monde ». Programme analogue toute cette première semaine, en y ajoutant petit à petit les confessions des hommes.
Particulièrement remarquable la procession de pénitence qui suivit les vêpres et une prédication sur le délai de la conversion, le deuxième dimanche. « Il fallait prévenir les fidèles sur un spectacle extraordinaire qui allait frapper leurs yeux. Ce n’est qu’après les plus mûres réflexions, après avoir consulté Dieu et considéré les avantages et inconvénients de la démarche qu’on allait faire, qu’on s’y est déterminé, et le résultat heureux qu’on a obtenu a prouvé que l’inspiration qu’on avait de la tenter venait de Dieu, comme on avait cru le reconnaître d’avance.
Il s’agissait donc de prévenir que les missionnaires étant venus en quelque sorte unir leur sort à celui du peuple de Marignane, ils voulaient prendre part à la procession de pénitence qui allait être faite de manière à pouvoir attirer et sur eux et sur le peuple la miséricorde de Dieu, dont ils avaient tous un si grand besoin. C’est pour obtenir cette faveur que le Supérieur sur qui repose principalement la sollicitude de la mission, s’est offert en ce jour comme une victime à la justice de Dieu, comme l’homme du péché, comme le bouc émissaire chargé des iniquités de tout le peuple, espérant, par l’humilité de l’action de ce jour faite en union des humiliations de Notre Seigneur, détourner la colère de Dieu, apaiser sa justice et appeler les grâces de conversion nécessaires à tant de pécheurs endurcis qui croupissent depuis si longtemps dans le péché et qui témoignent si peu de désir de sortir de leur bourbier.
Ce sont les sentiments qui nous ont animés dans cette démarche. La pensée que le spectacle touchant de cette humiliation pourrait faire quelque impression n’a été que très secondaire. Cette seule espérance n’aurait pas été capable de déterminer à braver les obstacles que la sagesse humaine pressentait et qui n’ont pu céder qu’aux considérations majeures exposées plus haut.
Le sermon étant fini, le Supérieur est donc monté en chaire pour préparer les esprits et les disposer à regarder ce qui allait être fait dans les sentiments qui convenaient à la circonstance. Il s’est appuyé sur la nécessité d’une grande expiation, sur l’exemple de Notre Seigneur, sur celui de plusieurs saints et entre autres de saint Charles Borromée qui, dans des calamités moindres, puisqu’ils ne voulaient détourner que des fléaux temporels tandis que nous voulions détruire l’horrible maladie qui dévore et perd les âmes, avaient fait ce que les missionnaires allaient imiter… Enfin il a invité le peuple à imiter le peuple juif et à imposer sur lui toutes ses fautes avec la douleur dans le cœur, se comparant au bouc émissaire qui allait être repoussé dans le désert chargé de toutes les iniquités du peuple, seul digne du courroux du ciel, qui devait épuiser sur lui sa vengeance. Mais, se reprenant aussitôt, il s’est tourné vers la croix en disant que, même dans cet état d’abjection, il mettrait en elle toute sa confiance, qu’il l’embrasserait et ne s’en séparerait jamais, et qu’il ne risquerait rien ainsi ; au contraire il avait tout lieu d’espérer miséricorde et pardon ».
Il ôte alors son surplis, ses souliers et ses bas, reçoit du curé une grosse corde qu’il noue autour de son cou, prend la croix des pénitents et se met en tête de la procession. Celle-ci « parcourt les rues du village, qui étaient remplies d’eau, de boue et de fumier ; mais il semble qu’en foulant sous les pieds ces ordures, il en rejaillissait des sources très abondantes de grâces… La procession, qui avait été faite dans un recueillement remarquable, étant rentrée, le Supérieur a remis la croix à un acolyte, et il s’est prosterné au pied de l’autel, la face contre terre, il a continué, dans cette attitude, de prier pour la conversion du peuple. Il ne s’est levé qu’après la bénédiction… ».
On congédie alors les hommes et l’on engage une assemblée pour les femmes et surtout les filles. Assemblée « où on parle sans détour, et on met le danger dans tout son jour en rappelant avec horreur tout ce qui se passe dans ces assemblées abominables (la danse) et en découvrant les intentions perfides de ceux qui n’ont d’autre but que de séduire. Il faut parler avec une grande autorité et beaucoup de véhémence ; c’est un des exercices les plus importants de la mission. Cette fois, l’effet a été complet, et jamais il ne fut moins attendu, parce que les filles avaient jusque-là montré des sentiments si contraires à ce que l’on doit exiger d’elles, que les missionnaires commençaient à en être alarmés. A l’amour pour la danse, qui est une passion effrénée dans ce pays-ci ; à l’habitude ou, pour mieux dire, à la volonté très prononcée de n’y point renoncer, se joignait une prévention presque invincible contre la congrégation et le très petit nombre de filles qui la composaient ; il faut même ajouter un dépit très vif et très enraciné contre le curé. Il fallait l’emporter sur tant de passion, et la grâce du bon Dieu en a triomphé… ».
2 décembre, troisième lundi. Service solennel pour les morts de la paroisse…Puis procession au cimetière. « Tous ceux qui étaient à l’église, hommes et femmes, y ont été… Deuxième absoute autour de la fosse qui avait été ouverte exprès pour la cérémonie, le Supérieur a dit quelques mots que le lieu et la circonstance inspiraient. Il a terminé en montrant à tous les yeux une tête de mort qu’il a jetée dans la fosse, qui restera ouverte jusqu’à ce que quelqu’un de ceux qui l’écoutaient vienne la combler… ».
« Troisième mercredi. Conférence sur la restitution. On ne s’est pas gêné sur le cas des biens vendus par la nation ; on s’est abstenu seulement de proférer le nom d’émigré ; même liberté pour les remboursements en assignats. Avis sur le même sujet et sur l’approche du jour de réconciliation des femmes… ».
« Troisième vendredi… Les femmes et les filles arrivent une heure avant qu’on ouvre la porte de l’église, afin de prendre place aux confessionnaux, qui sont continuellement entourés par la foule». Le samedi, « on a confessé les femmes tout le jour, les missionnaires se sont retirés à minuit. Le dimanche, plus de 400 femmes ou filles se sont approchées de la sainte Table ».
Le dimanche après vêpres, procession du saint Sacrement. « L’avarice a retenu les quatre cinquièmes de ces hommes sans sentiments (ils n’ont pas acheté de cierge). Ils se sont contentés de voir passer la procession, comme si c’était le spectacle qu’on se proposât d’offrir à leur curiosité. L’indignation des missionnaires a été à son comble, et le Supérieur en a été si vivement ému, qu’au retour de la procession, quand de la chaire il a arrêté le Saint Sacrement sur le seuil de la porte de l’église, il a cru devoir faire rouler principalement l’acte de réparation qu’on est en usage de faire dans cette circonstance sur l’outrage que Notre Seigneur venait de recevoir par l’insouciance d’un peuple qui aurait dû en ce jour implorer sa miséricorde et réparer par ses hommages ses irrévérences passée… En descendant de chaire, le Supérieur n’a dit que ces mots : Le plus beau jour de la mission a été le plus pénible pour mon cœur… ».
« Quatrième mardi. Le sonneur s’est trompé d’une heure, il n’a réveillé qu’à cinq heures. On a cru devoir commencer par la conférence pour laisser au peuple la liberté de se retirer après, pour vaquer à ses travaux. Cette précaution a été inutile, et quoique la conférence ait duré une heure, tout le monde est resté à la messe et à la bénédiction. Confessions pendant toute la journée soit des femmes qui n »avaient pu passer, soit des hommes et même de ceux qui n’avaient pas passé encore et qui se présentent dans de très bons sentiments. Nous nous convainquons tous les jours davantage que quatre missionnaires ne suffisent pas, à beaucoup près, même avec l’aide du curé, pour une population de seize cents âmes. Il est vrai que nous ne bâclons pas la besogne. Il n’est presque personne que nous ne confessions quatre fois, plusieurs même se présentent plus souvent. Nous sommes tous dans la persuasion qu’il vaut mieux faire moins et le faire bien, que faire beaucoup et mal. Tant il y a que nous sommes au confessionnal tout le temps que nous ne sommes pas en chaire ou à l’autel, à peine nous donnons-nous le loisir de prendre nos repas ; nous ne nous accordons que difficilement une demi-heure de récréation après le dîner, et encore ce temps-là est-il toujours employé aux affaires que la mission entraîne, pacification, pourparlers, instructions particulières de ceux que l’on a trouvés dans le tribunal ignorant les vérités nécessaires au salut, etc. ».
Réunion des hommes. « Les hommes seuls sont restés en très grande nombre. Après leur avoir dit quelques mots d’édification, on a inscrit (dans le catalogue de la Congrégation) ceux qui avaient la meilleure volonté, il s’en est trouvé cent vingt-cinq… ».
« Quatrième samedi. Confession des hommes jusqu’à midi. Après dîner, invitation du maire pour aller voir les préparatifs qu’on fait pour déblayer, combler et sabler la place où doit être plantée la croix. C’est quelque chose de curieux, trente charrettes et deux cents personnes étaient occupées à cet ouvrage, le Maire, à la tête des ouvriers, y met une activité qui serait édifiante, si cet emplacement n’avait pas été précédemment destiné par lui à devenir le plus joli cours du village. La circonstance de la plantation de la croix a déterminé son zèle, qui s’est trouvé d’accord avec ses vues, ce qui n’a pas peu contribué à accélérer la besogne. C’est d’ailleurs à sa demande que la croix sera plantée à l’extrémité de cette place dont il veut faire un joli cours.
Puisque nous en sommes à l’article du Maire, nous remarquons qu’il ne manque pas une seule instruction du soir, et qu’il est extrêmement poli et prévenant pour les missionnaires, qu’il a appelés les ambassadeurs de Jésus-Christ, dans une ordonnance qu’il a rendue dans le but de faire fermer les cabarets le dimanche où se fera la plantation de la croix… Les missionnaires ont confessé jusqu’à trois heures du matin où j’écris ces notes… ».
Le 15 décembre, cinquième et dernier dimanche. Communion des hommes…Messe à huit heures, où les femmes n’ont pas été admises… « C’était un spectacle vraiment imposant que la réunion d’un aussi grand nombre d’hommes… Quand l’Esprit de Dieu souffle, il fait faire du chemin en peu de temps… ». Dans l’après-midi, après les vêpres, célébration de la plantation de la croix (dont le récit n’a pas été rédigé).
Le Journal de la Mission de Marignane est le seul qui ait été conservé, peut-être le seul à avoir été rédigé. Grâce à ce document, nous avons une idée de ce que furent ces premières missions des Missionnaires de Provence, leur impact sur une population de 1400 personnes, et ce que cette œuvre exigeait des missionnaires.
De décembre 1816 à juin 1817
Peu d’informations nous sont parvenues pour la fin de l’année 1816 et les six premiers mois de 1817. Une seule mission a été prêchée, celle de Mouriès. On ne dispose que de brefs documents sur les exercices à l’église de la Mission et sur la Congrégation de la Jeunesse,. Peut-être faut-il rappeler que Mie continue à habiter à Salon et à prêcher des missions en solitaire, que Maunier accompagne les novices et postulants, que Deblieu assure le service des prisonniers. On devine que Tempier est chargé de l’église et qu’Eugène tente d’être présent à tout, mais particulièrement aux jeunes de la Congrégation.
Mouriès, entre Salon et Arles, au pied des Alpilles, comptait alors environ 1800 habitants. La mission, pour laquelle le P. de Mazenod était accompagné de Deblieu, Tempier et Mie, fut ouverte le 9 février et terminée le 15 mars. EO 16, 246-247 nous donne deux seules pages du journal de cette mission, probablement les seules que le P. de Mazenod a rédigées. Significative, la manière dont nous est présentée la rencontre fortuite avec un pasteur protestant et les réflexions sur « les deux routes (catholique et protestante) qui ne peuvent aboutir au même but puisqu’elles guident en sens inverse… ».
Ranbert (I, p 228) cite un passage des souvenirs (tardifs) de Courtès, qui n’était pas encore entré dans la Société : « La mission de Mouriès fut un triomphe constant de la grâce sur le cœur des hommes. On ne se fera jamais une idée de l’entrain, du succès qui accompagnèrent et suivirent ces courses apostoliques. On ne pouvait pas recevoir un plus consolant témoignage que l’œuvre entreprise était bénie de Dieu. Ces premières missions de Grans, Fuveau, Marignane, Mouriès, n’ont jamais été surpassées». Rambert ajoute une lettre du curé de Mouriès, témoignant du souvenir que les gens ont gardé des missionnaires. Cette mission fut suivie, en mars semble-t-il, d’un « retour de mission » à Marignane, sur lequel nous n’avons pas d’autres informations.
Pour ce qui est de l’église de la Mission, les démarches des autorités diocésaines ont déjà été signalées, ainsi que l’ordonnance royale du 20 novembre, attribuant l’église aux Missionnaires de France. Pour obtenir l’indispensable rectification, Eugène de Mazenod présenta un nouveau dossier. Recouvert de l’autorité diocésaine, il fut adressé le 30 décembre au Ministre. C’était avant tout une demande d’approbation de la nouvelle société. « Ces bons missionnaires, est-il écrit, sont constamment occupés des travaux les plus édifiants et les plus salutaires. Le soin qu’ils prennent de la jeunesse dans cette ville, qui manquait auparavant d’un pareil établissement, en renouvelle comme miraculeusement la génération. Dans leurs courses apostoliques dans les campagnes, ils ramènent à Dieu et au Roi tous ceux que les malheureux événements de la révolution avaient éloignés. Ce n’est pas seulement les gens de bien qui leur rendent ce témoignage, il leur est rendu par ceux mêmes qui ne pensent qu’humainement. Nous en recevons journellement la preuve… » (Cf. Missions 1958, pp.93-94). Malheureusement, le 2 janvier 1817 était promulguée une loi sur les Congrégations religieuses. Une loi et donc un vote favorable et de la Chambre des Députés et de la Chambre des Pairs étaient désormais exigés pour l’approbation de chacune d’elles. Toutes les démarches étaient donc à recommencer.
Le Journal de la Congrégation de laJeunesse, pour cette période, a été rédigé postérieurement (Cf. EO 16). En juillet 1816, on indique l’admission de M. Maunier, « prêtre missionnaire ». Vers la fin de l’année, sont admis entre autres Hilarion Bourrelier, Deblieu et Tempier. Dupuy le sera en mars 1817. On s’explique mal que Suzanne ne le sera qu’en décembre 1817, plus d’un an après son entrée dans la maison.
Le 2 février, trois jeunes sont « chassés » à cause de « leur conduite scandaleuse », sans autre précision ; pour trois autres, « on se contenta de les rayer ». La maladie et la mort d’Alphonse de Saboulin marquèrent profondément. Il « avait constamment mené une vie angélique et avait été un modèle de vertus dans toutes les positions où il s’était trouvé », notamment durant ses études de droit. Il allait être nommé avocat à la Cour d’Aix, à l’âge de seulement 21 ans. Pour le jour de Pâques, 6 avril, on lit : « Les congréganistes sont allés faire leurs pâques dans leurs paroisses respectives à la messe de 6 heures et sont revenus ensuite assister à la Grand-Messe dite en Congrégation à 9 heures et demie ».
Mais l’événement mémorable fut la célébration de la confirmation à la cathédrale Saint-Sauveur, le 18 mai 1817. Nous citons le Journal rédigé postérieurement, faut-il le rappeler, par le P. de Mazenod lui-même (EO 16, 185-187). « Les jeunes congréganistes qui doivent recevoir le sacrement de la confirmation sont entrés en retraite dans la maison de la Mission trois jours avant, selon l’usage. Ils étaient assez nombreux (leur nombre était 26) et la Congrégation méritait assez d’égards pour que Mgr l’Evêque de Digne (Mgr Miollis) eût la complaisance de venir les confirmer dans la chapelle de la Congrégation, comme il ne s’était pas fait une peine d’aller même au dépôt de mendicité. Des raisons pitoyables, que je n’ose pas consigner ici par respect pour sa personne, détournèrent ce Prélat de se rendre à l’invitation que lui en fit le Directeur de l’aveu de MM. les Grands Vicaires Capitulaires. Il fallut donc aller à la métropole où M. le curé de Saint-Jean (chanoine Christine) s’oublia jusqu’à insulter publiquement le Directeur, qui eut le bonheur de se contenir et de ne rien répondre à ses outrages pour ne pas donner lieu à un scandale horrible dans une pareille réunion. Les griefs de M. le Curé de Saint-Jean était le refus qu’avait fait le Directeur d’envoyer les congréganistes à la paroisse pour faire bande avec les polissons du coin qu’on y avait rassemblés à la hâte et avec peine à l’occasion de la confirmation. Le Directeur ne s’y était refusé qu’après avoir pris l’avis de M. le Grand Vicaire ; il était donc parfaitement en règle et il ne devait pas s’attendre à être apostrophé de la manière la plus indécente au milieu du chœur de Saint-Sauveur rempli des enfants de toutes les paroisses qui attendaient le moment d’être confirmés. Le Directeur, à qui le bon Curé dit tout haut qu’il saurait bien lui apprendre son devoir, qu’il l’appellerait devant le Promoteur et autres gentillesses semblables, assisté d’une grâce spéciale, ne répondit rien et passa outre, mais comme on avait oublié de désigner une place pour les congréganistes, quoiqu’il eût pris la précaution d’en avertir la veille, il s’adressa directement au Grand Vicaire pour qu’il eût la bonté d’y pourvoir. M. le Grand Vicaire les fit placer autour de l’autel où ces jeunes gens qui avaient été préparés avec tant de soin donnèrent le spectacle d’une piété ravissante, qui faisait un contraste frappant avec la dissipation scandaleuse de tous les autres enfants qu’on ne pouvait contenir qu’en leur donnant des coups de bonnets carrés et des soufflets. L’indécence fut poussée si loin que vers le milieu de la messe du Prélat, M. le Grand Vicaire qui l’assistait se retourna vers MM. les Prêtres et leur intima à haute voix de veiller sur leurs enfants et de faire cesser le tumulte. Dès que les congréganistes eurent reçu le sacrement de confirmation, ils se retirèrent derrière le maître-autel où ils restèrent jusqu’à la fin de la cérémonie. Le Directeur les entretenait de temps en temps pour élever leurs cœurs à Dieu et les détourner des distractions qu’aurait pu leur donner le vacarme qui avait lieu dans l’église. Mais on peut dire que ce secours était presque surabondant, tant ils étaient portés d’eux-mêmes au recueillement, tant ils étaient attentifs ou à prier ou à lire dans le livre qu’on avait eu la précaution de leur faire porter. Je puis assurer qu’en ce jour ils se surpassèrent. Le Directeur en remercia le Seigneur comme d’un dédommagement qui lui faisait oublier le désagrément de la scène qu’on lui avait faite le matin. Il ne faut pas oublier de remarquer que les congréganistes furent presque les seuls qui eurent le bonheur de communier à la messe de l’Evêque… Ces Messieurs revinrent deux à deux à la Mission, accompagnés du Directeur et d’un autre missionnaire. Leur retraite continua jusqu’au soir ».
Le Journal consacre ensuite une page à la procession du Saint Sacrement, le 17 juin, jour du Sacré-Cœur. « Elle est formée par les Congrégations du Sacré-Cœur et de la Jeunesse chrétienne qui rivalisent, on peut le dire, de piété et de recueillement… ». Le P. de Mazenod en était l’organisateur, écrit Rey (I, p.206) : « Les personnes les plus distinguées et les plus recommandables furent invitées à porter le dais et suivre le Très Saint Sacrement un cierge à la main. La Compagnie des Cantonniers s’était réservée de former l’escorte d’honneur. La musique militaire prit part à la marche solennelle qui se déroula sur le cours de la ville… ».
On sait peu de choses de la vie interne de la petite Société. Il y eut en janvier l’entrée au noviciat de Marius Suzanne, puis en mars celle d’un certain François Dalmas, né à Marseille et âgé de 15 ans et demi. On signale que Dom de Lestrange, qui maintint une certaine vie trappiste durant les temps difficiles et restaura l’Ordre, séjourna pendant une quinzaine de jours « dans la maison ».
Des lettres du début 1817
Quelques lettres de cette période complètent nos informations, nous révélant les sentiments d’Eugène. Nous les transcrivons presque intégralement.
Lettre à M. Duclaux (EO 13, 18-19)
Aix, le 1er janvier 1817
Oh ! que ce jour de l’an vient à propos, mon très aimé père, pour me tirer d’embarras ; je ne savais plus comment faire pour vous écrire, tant je suis honteux d’être resté si longtemps de le faire et ce qu’il y a de plaisant c’est que je n’ai ainsi renvoyé d’un jour à l’autre que pour mieux m’acquitter de ce devoir ; je voulais vous écrire longuement, entrer dans des détails qui devaient vous intéresser beaucoup et ne voyant jamais devant moi (c’est exactement vrai) l’heure qu’il me fallait pour cela, je différais toujours au lendemain sans y mieux réussir ce jour-là. Aujourd’hui je change de système, je prends la plume ne fût-ce que pour cinq minutes, sauf à la reprendre autant de fois qu’on me la fera quitter. Hier je n’ai pu mettre que la date, c’est toujours cela, vous verrez du moins que le tracas de cette journée n’a pas empêché que je pensasse à ce bon père que je n’oublierai jamais et que j’aimerai toujours de tout mon cœur.
Je ne sais par où commencer pour vous mettre un peu au courant des merveilles que le bon Dieu opère ici par notre ministère. Nous voyons, en vérité, se renouveler sous nos yeux les prodiges des premiers temps du Christianisme, et Dieu nous prouve à chaque instant que nous ne sommes pas autre chose que la trompette dont il se sert pour réveiller et ressusciter les âmes tant son opération est sensible, directe, je dirai même miraculeuse.
21 avril. Je suis encore obligé de renvoyer les détails que je me faisais un plaisir de vous donner moi-même sur les œuvres qu’il a plu à Dieu de me confier, mais il faudrait que les journées eussent pour moi plus de 24 heures, je ne puis en ce moment faire autre chose que de me rappeler au bon souvenir de mon cher père et de me recommander très instamment à ses prières. Cette lettre vous sera remise par un de nos Congréganistes qui va à Paris pour quelques affaires, c’est un militaire, bon chrétien, que je vous recommande. Si son départ eut été moins précipité, je crois que j’aurais fait le voyage avec lui, car je crois que je serai obligé d’en venir là ; je suis effrayé de cette pensée tant il est difficile de me détacher d’ici où ma présence semble être encore nécessaire, car vous aurez de la peine à croire que n’ayant en vue que le bien, je dirai plus, faisant le bien avec la grâce de Dieu, j’aie pourtant à lutter contre une persécution continuelle de la part d’un certain nombre de prêtres dont les efforts sont néanmoins rendus impuissants par la position où il a plu au bon Dieu de me placer ; je fais semblant d’ignorer leurs sourdes menées, et, à proprement parler, je ne me défends que par ma bonne contenance, et la continuation de tout ce que le bon Dieu veut que je fasse malgré eux. Il me semble que les saints à ma place en eussent agi de la sorte, et toute mon ambition sera de tâcher de leur ressembler ; je fais leurs œuvres en attendant d’acquérir une petite part de leurs vertus. Nous avons cru reconnaître que le Seigneur nous protège, aux bénédictions très abondantes qu’il répand sur ce que nous entreprenons pour sa gloire. Cela nous dédommage, et au-delà, de tous les chagrins que ces faux prophètes voudraient nous donner, sans avoir l’air d’y toucher.
Je sens en ce moment, au plaisir que j’éprouve en m’entretenant avec vous, combien je suis à plaindre de ne pas pouvoir le faire aussi souvent et aussi longtemps que je le voudrais ; mais pour vous donner une idée de ma vie, figurez-vous que m’étant couché à minuit comme de coutume et levé à 5 heures, au moment où je vous écris je n’ai pas fini mon oraison d’où l’on m’a fait sortir ce matin, et que je n’ai pas même encore dit Matines quoiqu’il soit près de 9 heures. Si je ne me rappelais pas sans cesse ce passage de st Paul nos autem servos vestros per Jesum (nous, vos serviteurs par Jésus) je n’y tiendrais pas, mais cette pensée semble tout adoucir. Néanmoins j’éprouve un grand détriment de ne pouvoir pas assez m’occuper de moi-même. Priez donc pour que le bon Dieu me fournisse les moyens de penser davantage à ma pauvre âme.
Mon ambassadeur va partir, je finis en vous pressant contre mon cœur qui est à vous en Notre Seigneur.
Eugène de Mazenod, prêtre, missionnaire
Lettre à Forbin Janson (EO 13, 20-21 et Missions 1962, pp. 365-368)
Aix ce 16 janvier 1817
Ne dussé-je t’écrire que deux lignes, mon très cher ami et bon frère, je le ferais pour ne pas laisser établir une prescription peu convenable, qui serait inexcusable des deux côtés. Je commence, quoique certainement je n’aie pas le plus de loisir ; mais en bâclant mon dîner, j’en serai quitte ; et il ne m’est pas encore arrivé, depuis que je suis de retour de notre dernière mission, d’avoir dîné une fois avec la communauté. Et aujourd’hui, le moment que je me dérobe est pour toi et pour Collegno. Je laisse sur mon bureau une lettre pour mon père commencée le 3 de ce mois, une pour M. Duclaux commencée le 1er et d’autres que je ne finirai vraisemblablement jamais. Je sais, mon bien cher ami, que tu n’es pas mort, parce que les journaux nous tiennent au courant de tes faits et gestes, mais tu ignores si je suis en vie, moi misérable missionnaire obscur, qui prêche à des gens qui ne savent pas écrire.
21 janvier. Avant de me coucher et alors que tout le monde dort dans la maison, avant même d’avoir dit vêpres, pour lesquelles je n’ai plus guère de temps, je te dirai encore un petit mot, mon bien cher ami. Ton silence et ton laconisme, quand tu le romps, m’affligent. Je n’ai pas de plus doux plaisir que de recevoir de tes lettres. Elles seront bientôt réduites au devoir pascal, une fois l’an. Si tes missions étaient comme les nôtres, c’est-à-dire que tu fusses au confessionnal tout le temps que tu n’es pas en chaire, je le comprendrais. Mais d’après ce que m’a dit Hilaire, ce n’est pas tout à fait cela. Pourquoi donc ne pas m’écrire dans les intervalles ? Je mets cette privation au nombre de mes pénitences. Moi, je n’ai le temps de rien. Mon travail est aussi grand, à la prédication près, en ville qu’en mission. Je serais quelquefois tenté de penser qu’on abuse un peu de ma bonne volonté. Mais je ne consens pas à cette pensée qui est contraire à un sentiment qui me semble gravé bien avant dans mon cœur ; c’est que nous devons être les serviteurs de tout le monde. Je me suis confirmé dans cette résolution dans ma méditation d’aujourd’hui. C’est une obéissance pénible à la nature, mais si nous savons faire, elle sera bien méritoire. Ce qui me coûte le plus en ce moment, c’est que ce service forcé et habituel m’empêche d’aller à Paris, où les affaires de ma famille et de notre maison m’appelleraient ; mais comment abandonner tant de néophytes, de pauvres jeunes gens de 20 et 25 ans, qui viennent journellement se jeter entre mes bras pour les réconcilier avec Dieu et les remettre dans la bonne voie Les heures qu’il faut nécessairement passer avec eux, arrièrent tout mon travail et me jettent sur le grabat. Tu aurais pu m’épargner la moitié de mes soucis, si, étant sur les lieux, tu avais voulu te donner le moindre mouvement pour moi. Mais tu n’as jamais donné suite à aucune démarche. Aussi n’as-tu rien obtenu. Tu m’avais pourtant dit, dans le commencement, que tout le monde était pour toi. Je ne te demande plus rien pour mon oncle le chevalier ; il a été fait contre-amiral, ni pour mon père, cela te donnerait trop de peine… Mais pour mon oncle l’abbé, j’ai de la peine à t’en tenir quitte parce que tu n’avais presque rien à faire, étant dans le cas de voir fréquemment le Grand Aumônier et étant lié avec ceux qui ont son oreille… Je ne puis pas digérer que mes amis ne fassent pas pour moi ce que je voudrais faire pour eux. Au reste, je ne t’en aime pas moins, quoique je suis obligé de te blâmer en cela….
Nous, nous sommes toujours cinq tout en gros, nous crevant à force ; moi surtout pour qui le séjour de la ville n’est pas un repos, tant s’en faut ! Quand je serai mort, on dira : Quel dommage, il s’est tué ! Tandis que les assassins sont ceux qui nous refusent un secours indispensable.
Adieu, cher ami, prie bien le bon Dieu pour que j’aie le temps de gagner le ciel avant de mourir.
A une bienfaitrice de Marseille, Mme Roux (EO 13, 23)
Aix, ce 15 juin 1817
… Je vous remercie de l’empressement et de la grâce que vous avez mis pour nous procurer quelques secours. Dieu se chargera de vous rendre au centuple ces 425 frs venus si à propos au moment où on s’y attendait le moins, mais je vous avoue que nous demandons pour vous et les vôtres dans nos faibles prières, avec plus d’empressement encore, que le Seigneur vous enrichisse d’un grand nombre de vertus et de bénédictions spirituelles. Le jour du Sacré-Cœur j’offris le st Sacrifice à cette intention, ainsi vous voyez que vous ne vous êtes point trompée lorsque vous avez compté ce jour-là sur un souvenir particulier. Au reste, vous savez que vous et toute votre famille êtes désormais participants de toutes les prières, jeûnes, sacrifices et bonnes œuvres quelconques faites par tous les membres de notre petite Société, à la charge par vous de prier également pour nous, et j’ajouterai volontiers pour moi en particulier qui en ai plus de besoin que personne…
Un regard d’ensemble, à la veille du voyage à Paris
Il semble utile à ce moment de faire le point sur la petite Société, en ce début d’été 1817, soit presque 18 mois après le début de la vie commune. Les lettres citées ci-dessus expriment les espoirs, sans cacher les difficultés.
Les Missionnaires ont prêché quatre missions, Grans, Fuveau, Marignane, Mouriès, qui, de l’aveu général, ont renouvelé ces paroisses. Il y a de nombreuses demandes. Le 25 décembre 1816, Eugène écrivait au curé de St-Rémy-de-Provence (EO 13, 17) : « N’est-ce pas bien dur pour moi, qui ne me suis consacré au ministère des missions que pour venir au secours des bons pasteurs qui veulent ramener leur peuple à la religion que 25 ans de révolution auront fait abandonner, de n’avoir pas la possibilité de répondre autrement que par des vœux et des promesses éloignées aux demandes qu’ils me font. C’est un crève-cœur qui se renouvelle tous les jours, mais comment faire, nous ne sommes que quatre pauvres missionnaires et vous êtes le vingt-deuxième curé qui nous appelez… Au moins si nous pouvions être deux bandes dont l’une se reposerait et l’autre agirait… S’il plaît à Dieu nous y parviendrons, mais ce sera quand le Seigneur aura inspiré à quelques sujets le zèle et le désintéressement nécessaires pour s’acquitter dignement de notre saint ministère et aux supérieurs ecclésiastiques assez de courage pour leur laisser suivre leur vocation. En attendant j’en suis réduit à ne pouvoir satisfaire au quart des demandes qui me sont faites… ». La tâche est épuisante pour les Missionnaires et il leur faut de vraies périodes de repos. On s’explique mal cependant qu’après Mouriès en février-mars, ils n’aient engagé aucune autre mission en 1817, sauf Arles où en fin d’année Deblieu et Mie se joignirent aux Missionnaires de France. Il est vraisemblable que Mie ait missionné seul, peut-être aussi Deblieu.
Le service de l’église de la Mission se poursuit quotidiennement. Tous, sans doute, s’en partagent la charge, sauf probablement Mie. Tempier semble en avoir porté plus particulièrement le poids. Nos archives romaines conservent un Coutumier de l’église de la Mission, datant de 1817. On a noté que, selon le biographe de Paul de Magallon, Deblieu accompagne les prisonniers. On ne connaît pas d’autre allusion à ce service.
La Congrégation de la Jeunesse devait être très exigeante. Elle semble alors l’œuvre principale pour la maison, et tout spécialement pour Eugène de Mazenod. Le chiffre de 300 Congréganistes, mentionné plusieurs fois par Eugène, doit valoir pour cette période. Il donne beaucoup à penser. L’année suivante, Eugène note dans le Journal (EO 16, 177) : « La Congrégation a pris pour ainsi dire une nouvelle forme, du moins son règlement et son administration se sont beaucoup perfectionnés à l’aide de l’expérience et des nouveaux moyens que j’ai eus pour faire le bien. Les obstacles et les contradictions se sont aussi accrus en proportion ; mais le Seigneur toujours infiniment miséricordieux n’a point raccourci son bras sur ceux qui n’avaient d’autre but dans toutes leurs démarches, dans toutes leurs opérations, que sa plus grande gloire, l’édification de l’Eglise et le salut des âmes qu’il a rachetées de son sang, et les obstacles et les contradictions n’ont servi qu’à davantage raffermir une œuvre qu’il protège et qui ce semble n’aurait dû rencontrer d’autres adversaires que les impies et les mauvais chrétiens. Ma patience a pourtant été cruellement exercée, et il n’a fallu rien moins que la conviction du bien qui s’opère dans la Congrégation par une opération sensible et journalière de la grâce, et la certitude du ravage qu’eût fait l’ennemi de nos âmes dans ce troupeau choisi, si je l’avais abandonné, pour ne pas renoncer à reparaître jamais ou du moins à vouloir faire jamais le bien dans une ville pour laquelle je me suis sacrifié et où l’on m’a abreuvé d’amertume ».
Le P. Pielorz nous fait connaître une lettre datée du 23 mai 1817 ; il s’agit d’une correspondance entre Aixoises : «Quel diable de goût ces enfants trouvent-ils dans cette congrégation qui contrarie leur goût, leurs passions et les amusements de leur âge ? C’est que ledit abbé a le talent funeste de se faire aimer et craindre de tous ces petits antichrist. Si malheureusement il lui en tombe un sous les mains pour quelques moments, c’en est fait de lui : il est perdu. Il a le secret de les fasciner… Il est vrai qu’il sait si bien faire pour les captiver… Si quelqu’un de ces enfants vient à tomber malade, il ne veut voir que l’abbé de Mazenod, qui a le secret de s’emparer même de son dernier soupir ; car il ne le quitte plus, et s’il vient à mourir, il meurt entre ses bras… » (Vie spirituelle de Mgr de Mazenod p.189).
On a rappelé plus haut l’incident du 18 mai lors de la confirmation à la cathédrale. Le conflit avec les curés d’Aix s’envenime. Au début de juillet, Eugène leur écrira une lettre assez agressive, ce qui n’arrangera rien. Nous reviendrons sur cette question dans le prochain cahier.
Eugène et la petite Société des Missionnaires se sentent donc assez fragiles. Parmi les vicaires généraux capitulaires, seul Guigou les soutient, sans doute pas sans réserves. Aix, dont le siège est vacant depuis sept ans, attend toujours son archevêque. Personne ne sait qui sera nommé par le Roi, ni de quel côté il penchera.
Eugène est bien conscient aussi des fragilités internes. Deblieu s’attribue une grande importance. Dans sa formule d’admission au noviciat (Missions 1952, p.8), il note « Monsieur de Mazenod m’a toujours regardé comme le premier prêtre qu’il a daigné s’associer pour servir l’Eglise dans la Société naissante des missionnaires dits de Provence… ». Mie continue d’habiter au presbytère de Salon et à prêcher en solitaire. Ni sa formule d’entrée au noviciat, ni celle de Maunier ne parlent d’engagement à vie. Seul Tempier… Mais celui-ci cultive la discrétion. Il faut y ajouter les jeunes. Seuls deux des admis de cette époque persévéreront : Dupuy et Suzanne. Leur lien à la personne d’Eugène semble autant sinon plus compter pour eux que leur lien à la Société.
Eugène de Mazenod écrivait en décembre à Tempier, de la mission de Marignane (EO 6, 28) : « Occupez-vous de nos Statuts. Nous n’avons pas grand-chose à prendre dans ceux de Paris, puisqu’ils parlent d’une Société composée de plusieurs maisons, tandis que la nôtre n‘en aura jamais qu’une. Donnez tous les jours deux heures à cette occupation. Je vois que l’intention du Ministre serait que nous ne fissions qu’une Société avec celle des Missionnaires de France. Relisez saint Philippe de Néri et la Supplique que nous avons présentée aux Vicaires généraux… ». Il faut croire que cela n’avançait guère.
La situation légale, elle aussi, restait en suspens. On restait sous le régime de l’autorisation provisoire des vicaires généraux capitulaires du 29 janvier 1816. Les démarches pour obtenir une autorisation du Gouvernement avaient tourné court. Or, en régime concordataire, elle ne pouvait que donner de la force à l’autorisation canonique, qui restait à la merci des autorités diocésaines, elles-mêmes provisoires. Une décision officielle permettrait en outre à la petite Société de recevoir des legs, dont le montant aurait été bien utile. Or, faute de ce statut, l’un ou l’autre de ces legs lui avaient échappé. Après les Lazaristes et les Pères du Saint-Esprit, les Missionnaires de France avaient obtenu ce statut. Pourquoi pas les Missionnaires de Provence ?
Une lettre du Ministre de l’Intérieur aux autorités diocésaines, en date du 15 avril 1817, les pressait d’envoyer des Missionnaires de Provence en Corse. « L’œuvre est digne de la Société dont vous me demandez en ce moment l’autorisation et de son Supérieur. Le succès ne pourra qu’accélérer cette autorisation» (Cf. Missions 1958, p. 99). C’est donc que le petit groupe intéressait en haut lieu. Comment ne pas profiter de ce climat favorable ?
Depuis quelque temps, en effet, Eugène pensait faire une démarche personnelle à Paris. Ce ne serait qu’à contrecœur, vu ses engagements personnels à Aix, surtout auprès des jeunes. Aux démarches envisagées pour l’approbation légale, si nécessaire, Eugène pensait à la nomination, toujours attendue, d’un Archevêque à Aix. Ses relations à la Grande Aumônerie (l’autorité ministérielle chargée des nominations au nom du Roi) pourraient faire pencher dans le sens souhaité. Et Eugène n’oubliait pas l’oncle Fortuné, auquel, semble-t-il, il était bien seul à penser… Eugène se mit donc en route pour Paris le 9 juillet.
Appendice 1 : Sur la mission de Marseille en 1816
Des sources non oblates ne manquent pas d’intérêt pour décrire le climat de cette mission. Nous nous permettons d’assez longues citations. Le biographe de M. Rauzan parle d’ « une petite mission ». Sevrin lui consacre un paragraphe dans le second volume des Missions religieuses en France sous la Restauration (p. 478). « Une première mission fut donnée (à Marseille) au carême de 1816 par deux Missionnaires de France. Mal préparée peut-être, en tout cas insuffisante dans ses moyens, elle ne paraît pas avoir eu grand succès, malgré la présence des autorités aux deux processions de la Croix et du Saint-Sacrement. Elle donna même lieu à de graves indécences dans l’église majeure de St-Martin (aujourd’hui détruite, mais servant alors de cathédrale), la seule où se faisaient les exercices, et qui était, le soir, plongée dans l’obscurité par insuffisance d’éclairage. Le préfet rappellera au début de 1820 les faciles exploits de ces malveillants : Tantôt ils faisaient éclater des pétards dans l’église, tantôt ils coupaient les robes des femmes ; ils s’étaient même permis quelquefois de jeter des chats morts ou vivants au milieu de la foule. On remarqua aussi que ces exercices nocturnes avaient singulièrement favorisé certains désordres de moeurs : l’église était devenue un lieu de rendez-vous ».
De grand intérêt aussi, le récit d’une observatrice, Julie Pellizzone, qu’on retrouvera pour la mission de 1820. Ses Souvenirs. Journal d’une Marseillaise. 1815-1824 ont été publiés. Voici quelques extraits (tome II, pp. 119…122) : « L’hiver est éternel cette année. Il dure encore au 4 du mois d’avril (1816) et il a commencé de fort bonne heure. De mémoire d’homme, on n’en a vu un si long à Marseille et cela, joint aux mauvaises circonstances où nous trouvons, rend la misère presque générale. Les impôts sont exorbitants, le commerce est sans activité, l’industrie sans travail, le pauvre sans pain et la terre sans productions, car le froid a brûlé tous les herbages qui devraient être abondants en ce moment. On paie un petit poireau un sol et une laitue trois sols. Ainsi du reste, jamais année plus malheureuse que celle-ci. Mais, pour nous consoler, nous avons de bons prédicateurs et des missions dans toutes les églises. Le carême a été très dévot et les sermons bien suivis. Seulement les jeunes gens ont fait quelques farces dans les églises et pour obvier à cela on a été obligé de séparer les sexes, c’est-à-dire qu’il y a des églises désignées pour les femmes où les hommes n’entrent point et d’autres désignées pour les hommes où les femmes ne peuvent pénétrer. La garde urbaine fournit des détachements pour faire observer cet ordre, qui est suivi à la rigueur.
A propos de nos jeunes gens de Marseille, je veux consacrer cette page de mon cahier à donner une idée de la conduite qu’ils ont tenue au spectacle pendant tout cet hiver, afin que l’on puisse juger de celle qu’ils ont dû tenir à l’église… On sait depuis longtemps que les jeunes gens de ce pays-ci sont assez mal élevés, mais depuis la révolution, ils sont toujours devenus pires. Cependant, ce n’était guère que dans la basse classe qu’on trouvait ce qu’on appelle de mauvais sujets : actuellement, ce sont les jeunes gens des meilleures familles qui se piquent d’être tapageurs, insolents, malhonnêtes, tracassiers, etc. C’est le sublime bon ton… ».
Elle en vient ensuite à la Mission : « La troisième fête de Pâques (mardi de Pâques) 16 avril 1816, on a célébré avec tout l’appareil possible, la cérémonie de la plantation de la croix de la Mission». Présence de la garde nationale, très longue procession partant de l’église St-Martin, croix colossale portée sur un brancard. « Lorsque la croix est arrivée au milieu du Cours (aujourd’hui Cours Belsunce, à l’angle de la Canebière), le brancard a été posé sur une espèce de grande table… L’un des missionnaires nommé M. Desmares (qu’on retrouvera en 1820 à Marseille et Aix) a monté sur ledit brancard et a fait un discours que je n’ai pu entendre tout entier, mais dont il était facile de deviner le sens par les gestes très expressifs du prédicateur qui parlait avec beaucoup de chaleur et d’enthousiasme, en embrassant de temps à autre le pied du crucifix. Il avait d’abord béni l’assistance et la place où il se trouvait avait grand besoin de l’être, car il s’y est commis beaucoup d’atrocités pendant la révolution, et dans l’ancien régime c’était là où l’on exécutait les criminels. Et souvent, la potence et l’échafaud ont été dressés là où reposait la croix du Sauveur sans parler de la guillotine. A la fin du discours de M. Desmares, on a crié : Vive Jésus, Vive la Croix, Vive le roi. Enfin la cérémonie était bien édifiante… Cette croix a été placée près de l’église St-Martin sur une espèce de calvaire bâti à cet effet. Lorsque la procession est arrivée là, l’autre missionnaire, nommé M. de Mazenod, a fait un autre discours… Quoi qu’il en soit, on prétend que cette mission a produit de bons effets, qu’elle a occasionné beaucoup de réconciliations et, qui plus est, des restitutions. Mais je ne m’en suis pas aperçue… ». De fait, la narratrice n’a rien retrouvé de ce dont elle avait été spoliée… On ne connaît pas d’autre témoignage de la participation d’Eugène de Mazenod à cette mission de Marseille, à laquelle prit aussi part Hilaire Aubert.
Appendice 2 : Lettre du Vicaire général Guigou au Ministre de l’Intérieur et des Cultes (31 août 1816) (dans Missions 1958, p. 182-183). Le contenu laisse percevoir qu’Eugène de Mazenod n’était pas étranger à la rédaction de cette lettre.
« Monseigneur,
Nous avons l’honneur de supplier Votre Excellence de vouloir bien solliciter l’autorisation royale en faveur d’un établissement dont l’importance pour le bien de la religion et de l’Etat est éprouvée et reconnue.
Touchés de l’abandon déplorable dans lequel la pénurie des prêtres laisse les habitants des campagnes qui sont privés des consolations de la religion et même de toute instruction, ou qui n’en reçoivent que d’insuffisantes, nous avons accueilli avec joie et avec empressement la demande de quelques prêtres généreux et zélés qui ont désiré de se dévouer au ministère pénible des missions. Leurs premiers travaux ont été récompensés de tant de succès et d’édification qu’ils ont eu le désintéressement et le courage de se réunir en communauté dans un ancien monastère de cette ville, dont ils ont fait l’acquisition au prix de leurs sacrifices personnels et avec le secours de quelques offrandes charitables. C’est là qu’ils se préparent par la prière, la méditation et l’étude pour porter dans les campagnes les plus précieuses bénédictions. Les paroisses plus délaissées, qu’ils ont déjà été évangélisé, ont entièrement changé de face ; c’est le témoignage que nous en avons par ce que nous en voyons et que nous rendent MM. les Maires des communes qui ont eu le bonheur de les posséder. Aussi sont-ils demandés de tout côté et par les curés et par les maires. Leur petit nombre ne leur permet pas de répondre à tous les besoins et à tous les désirs ; mais ils s’abandonnent à leurs pénibles travaux avec un zèle que nous avons besoin de modérer. Le temps même qu’ils passent ici dans leur maison, et qui devrait être un temps de repos, ils le consacrent à l’instruction chrétienne et à la direction des jeunes enfants de cette ville. Leurs nombreuses réunions, sous les yeux de ces MM. auprès desquels ils se rendent dans l’intervalle de leurs études en sortant du collège, les exercices de piété, auxquels ces MM. les appliquent les jours de congé et de fête éloignent ces enfants d’une dissipation dangereuse, des mauvaises habitudes, et ne peuvent que préparer à la Religion et à l’Etat une génération de sujets obéissants et fidèles. Les parents de ces enfants participent à l’influence de leur bonne éducation ; ils ne voient pas sans consolation et sans attendrissement, ni sans devenir meilleurs, les bonnes habitudes que leurs enfants portent dans leurs familles.
Ces considérations nous font espérer avec confiance que Votre Excellence mettra un intérêt particulier pour obtenir du Roi l’autorisation en faveur de la Congrégation des Missionnaires de ce diocèse d’Aix pour se réunir en communauté dans le couvent des Religieuses Carmélites, qui avait été aliéné pendant la révolution, et que MM. les missionnaires ont acheté de leurs deniers. Ils sont en ce moment au nombre de cinq : M. l’abbé de Mazenod, distingué par sa naissance, son zèle et sa régularité, en est le chef. L’autorisation du Roi, donnant à cet utile établissement la consistance nécessaire, déterminera immanquablement d’autres sujets à se joindre à ces MM. pour en partager les travaux et augmenter le bien qui en est le fruit. Ce bien est tel dans ce vaste diocèse, dont les limites sont celles de la Provence, que tous ceux qui en sont témoins et qui ne sont pas étrangers aux intérêts de la Religion et du Roi le reconnaissent, en bénissent Dieu et sollicitent avec nous l’autorisation de sa Majesté ».
Le ministre fit une réponse de type administratif, demandant des précisions aux autorités diocésaines et questionnant aussi le préfet. Le P. Pielorz, sur lequel je m’appuie, a publié un long compte rendu de ces démarches dans Missions de 1958, pp. 87 à 119. Les questions posées portent sur les ressources, sur la propriété du couvent, sur la réputation des personnes et de l’œuvre. Ce fut un semi échec, qui obligea le P. de Mazenod à aller lui-même à Paris en 1817.
Appendice 3 : Ordonnance royale d’approbation des Missionnaires de France (25.9.1816). Dans Sevrin I, pp. 32-33
Louis, par la grâce de Dieu, etc.
Le petit nombre des prêtres attachés aux églises particulières ne pouvant suffire aux besoins des diocèses de notre royaume, et la société des nouveaux missionnaires dits Prêtres des Missions de France, offrant un puissant secours aux cures et succursales privées de pasteurs…
Article 1er – La Société des Prêtres des Missions de France est autorisée. Les ministres de cette association exerceront leur ministère sous l’autorisation des archevêques et évêques de notre royaume, conformément à leurs statuts annexés à la présente ordonnance, les quels sont approuvés et reconnus.
Article 2e – Il ne pourra être formé d’établissements pour ladite société que sur la demande des évêques des diocèses où ils devront être placés, et d’après notre autorisation.
Article 3e – La Société des Missions de France jouira de tous les avantages par nous accordés aux institutions religieuses et de charité ; elle pourra recevoir, avec notre autorisation, les legs, donations, fondations et constitutions de rentes qui lui seront faits en se conformant aux mêmes règles que pour les établissements de charité et de bienfaisance ».
Marseille, mai 2011
Michel Courvoisier, omi