Eugène de Mazenod 1817-1818
Tentatives en vue de consolider l’œuvre
On se rappelle les étapes antérieures :
Novembre 1812 : Eugène, ordonné prêtre en décembre précédent, revient à Aix
Mars 1813 : les prédications de carême en provençal à l’église de la Madeleine
Avril 1813 : les débuts de la Congrégation de la Jeunesse d’Aix
Février 1814 : Eugène contracte le typhus auprès des prisonniers autrichiens
Automne 1815 : Eugène se cherche des compagnons et achète l’ancien Carmel
Janvier 1816 : avec l’approbation des autorités diocésaines, cinq prêtres se réunissent pour former la Société des Missionnaires de Provence : Mazenod, Deblieu, Tempier, Mie, Maunier
Des démarches à Paris aideraient à consolider l’oeuvre, espère-t-on
Ecrivant à son ami Charles de Forbin Janson le 21 janvier 1817, Eugène de Mazenod dit son regret d’être surchargé de travail et ajoute : « Ce service forcé et habituel m’empêche d’aller à Paris où les affaires de ma famille et de notre maison m’appelleraient » (EO 13, 20). Les affaires de famille, c’est l’avenir financier de son père et de ses oncles, toujours exilés en Sicile et sans ressources assurées. Une pension obtenue du gouvernement leur permettrait de rentrer en France et d’y vivre conformément à leur rang. Qui sait d’ailleurs s’il ne serait pas possible pour Fortuné d’être mis sur la liste des candidats à l’épiscopat ? Eugène espère jouer de ses relations pour faire avancer ces projets.
Quant à la maison des missionnaires, elle a grand besoin d’être consolidée. Le nombre de prêtres (ils restent à cinq) n’a pas changé depuis plus d’un an, et Mie reste marginal. Un statut mieux établi rassurerait les jeunes, dont plusieurs hésitent à s’engager. L’approbation du gouvernement donnerait un statut légal à la Société des Missionnaires, elle serait ainsi autorisée à recevoir des legs, bien utiles pour l’équilibre des finances, alors que plusieurs viennent de lui échapper. Bien plus, l’avenir du petit groupe reste suspendu aux décisions du futur archevêque, dont la nomination est attendue impatiemment. Eugène a aussi l’espoir de rencontrer son ami Charles de Forbin Janson et de préciser avec lui les relations entre la Société des Missionnaires de Provence et celle des Missionnaires de France qui est officiellement reconnue par le gouvernement. Le celebret d’Eugène, signé des vicaires généraux capitulaires, ne lui donne-t-il pas le titre de « presbyter civitatis Aquensis, superior Congregationis sacerdotum Missionis Gallo-Provinciae (prêtre d’Aix, supérieur de la Congrégation des prêtres de la Mission de Provence) » (Missions 1952, 120-121).
La demande de prêtres pour la Corse faite par le Gouvernement semble offrir une opportunité. Ces missionnaires, dit un rapport du préfet d’Ajaccio, « prêcheraient l’obéissance aux lois et l’amour du travail, ils tonneraient contre l’assassinat, ils feraient déposer les stylets aux pieds du confessionnal… Mais il faut de véritables apôtres, exempts d’ambition et de vanité, accoutumés à la chaumière du pauvre, sachant partager son pain noir et pouvant se faire entendre dans la langue du pays… » (cité par Leflon, II, p. 71, note 3). On a retrouvé le texte de la réponse du vicaire général Guigou au ministre de l’Intérieur : « M. l’Abbé de Mazenod, chef des Missions de Provence a embrassé avec joie la proposition que nous lui avons faite de la part de Votre Excellence, d’aller donner des missions en Corse ; mais un seul de ses coopérateurs actuels est en état de l’accompagner. Nous nous sommes donc occupés, et M. de Mazenod s’occupe avec nous, à recruter cinq ou six autres bons prêtres, capables de correspondre aux intentions de Votre Excellence, en procurant la gloire de Dieu et la conversion spirituelle et sociale de ceux auxquels ils vont prêcher » (Missions 1957, p. 300).
Des nominations d’évêques sont imminentes (elles traînent depuis le retour du Roi en 1814, et même depuis le conflit entre Napoléon et le Pape). Car le Roi a engagé des négociations secrètes avec le Saint-Siège, en vue d’obtenir un nouveau concordat remplaçant celui de 1801. On est proche d’un aboutissement. La nouvelle convention est même paraphée le 11 juin 1817. Elle prévoit une réorganisation des diocèses, accompagnée des nominations correspondantes d’évêques (on en attend plus de 50). Le Grand Aumônier, chargé de ces nominations au nom du roi, est Mgr Alexandre de Talleyrand-Périgord, frère de l’ami des Mazenod à Naples et à Palerme et oncle du fameux diplomate.
Eugène se met donc en route pour Paris le 9 juillet. « Heureuse arrivée à Paris, écrit-il à la communauté le 19 juillet (EO 6, 29), sans autre accident que d’avoir grelotté tout le long de la route depuis Lyon jusqu’ici, tandis que d’Aix à Lyon nous ne pouvions pas respirer à cause de la chaleur ». Et le même jour, à sa maman : « J’ai si bien dormi dans la voiture que je n’ai point du tout été fatigué. Je suis arrivé avant-hier à trois heures par un froid glacial qui nous a constamment accompagnés pendant la route de Lyon à Paris. Mais je m’en suis défendu grâce à mon inappréciable pèlerine qui valait un Pérou, tant elle m’a été utile… ».
Le conflit avec les curés d’Aix
A cette époque, Eugène ne peut faire abstraction de son conflit avec les curés d’Aix, alors très aigu. Le P. Pielorz l’a étudié avec soin (Cf. Etudes oblates 1960, pp. 147-171 et 328-367, ainsi que 1961, pp. 39-60).
On se souvient que Mgr Champion de Cicé, archevêque d’Aix depuis le concordat, est décédé en août 1810. Napoléon a nommé à Aix l’évêque de Metz, Mgr Jauffret, mais l’institution canonique ne lui a pas été accordée par le pape, alors prisonnier de l’Empereur. Elle n’arrivera d’ailleurs jamais. Mgr Jauffret ne passa à Aix qu’un peu plus d’une année, avec le titre d’administrateur capitulaire, avant de démissionner et de retourner à son diocèse de Metz. Mais s’en est suivie la division du clergé du diocèse (certains souhaitant son retour, d’autres y étant absolument opposés) et cette division perdure. L’autorité est maintenant entre les mains des trois Vicaires généraux capitulaires, dont un seul, Guigou, soutient les Missionnaires de Provence. On attend avec impatience qu’arrive un archevêque authentique.
Au début, les relations d’Eugène avec les curés de la ville ont été très cordiales. Le curé de la Madeleine lui envoya plusieurs collégiens pour être congréganistes. Mais par la suite, le climat se détériora. Leflon (II, pp. 52-53) explique très bien cette détérioration. « Le P. de Mazenod tranchait avec le clergé local… ». En plus des problèmes idéologiques et de caractères, l’attitude d’Eugène agressait l’autorité des curés. Les jeunes se détachaient peu à peu des paroisses, ou au moins les curés craignaient qu’il en advienne ainsi. Etait-il acceptable que des jeunes fassent leur première communion ou soient confirmés ailleurs que dans leur paroisse ? Et l’ouverture au culte de l’église de la Mission en avril 1816 attirait de plus en plus d’Aixois. Or, par décision de Guigou, cette église est exempte de la juridiction du curé. La modeste cloche est ressentie comme concurrente de celles des trois églises alentour. Et en 1820, on y comptera sept confessionnaux !
Les lettres d’Eugène à Forbin Janson disent la montée des humeurs. Déjà en janvier 1816 : Une retraite « serait bien nécessaire, ne fût-ce que pour apprendre aux prêtres qu’il n’est pas permis de calomnier, et qu’il est peu chrétien de se déchaîner contre et d’entraver le bien que d’autres veulent faire. C’est un clabaudage parmi eux à n’en pas finir. Il n’y a que ma présence qui dissipe leurs murmures à la sourdine. Devant moi, tout va bien : mais gare quand j’ai tourné le pied ! Pauvre engeance que la nôtre, cher ami, je ne l’aurais cru » (Missions 1962, p. 217). Puis en juillet de la même année : « Il faut non seulement attaquer l’enfer, mais encore il faut se défendre contre la jalousie et toutes les autres petites passions qui agitent certains prêtres » (EO 6, 23). Et en octobre : « Ici je suis toujours aussi mécontent des prêtres qui ne peuvent supporter le bruit, qui retentit à leurs oreilles, des bénédictions que tout le monde donne à notre œuvre. Il y en a qui ont été jusqu’à détourner les personnes qui, sans leurs charitables soins, auraient fait du bien à notre maison. Ils se font apparemment illusion sur leurs intentions, qui peuvent être bonnes. Avec moi, quand ils me rencontrent, ils en sont toujours aux compliments. Que le bon Dieu les change ! » (EO 6, 27). De même dans une lettre du 21 avril 1817 à M. Duclaux : « Ma présence semble être encore nécessaire ici, car vous aurez de la peine à croire que, n’ayant en vue que le bien, je dirai plus, faisant le bien avec la grâce de Dieu, j’aie pourtant à lutter contre une persécution continuelle de la part d’un certain nombre de prêtres… Je fais semblant d’ignorer leurs sourdes menées… » (EO 13, 19).
L’incident de la confirmation à la cathédrale le 18 mai, mentionné dans la publication précédente, est révélateur de ces tensions. La querelle rebondit au début de juillet avec un problème de premières communions. Les curés exigent que tant l’examen préparatoire des enfants que la première communion se fassent à la paroisse. Recours d’Eugène aux vicaires capitulaires, lesquels obligent les curés à donner les autorisations nécessaires, en réponse à la demande que leur ferait Eugène. Celui-ci fait donc la démarche. En réponse, il reçoit des curés une lettre collective, datée du 3 juillet : « Cette demande de votre part, qui n’est au reste qu’une reconnaissance des principes et des règles sur lesquelles sont fondés les droits des pasteurs et de leurs ouailles et les obligations de celles-ci à l’égard de leurs pasteurs, aurait dû, ce semble, être accompagnée du nom des garçons que vous avez préparés, afin que nous puissions savoir qui sont ceux de nos paroissiens qui auraient satisfait à ce devoir sacré. Bien entendu qu’une autre année vous aurez l’attention de nous envoyer ceux que vous aurez eu la charité de préparer et que vous croiriez être dans le cas d’être admis à la première communion, pour que nous ayons la consolation de les voir venir édifier ceux que nous aurons nous-mêmes disposés à l’époque qui sera désignée et dont vous serez vous-même instruit… Nous vous prions de regarder cette concession de notre part, comme une preuve de notre confiance, de notre estime particulière et de la persuasion où nous sommes que vous contribuerez de tout votre zèle à ce que nos ouailles remplissent exactement tous les devoirs paroissiaux qui leur sont prescrits par les saintes règles ».
« Cette lettre, écrit le P. Pielorz, conçue en des termes froidement polis dans la forme, mais provocants dans le fond, blessa profondément le cœur de l’abbé de Mazenod ». D’où sa réponse : « J’ai été obligé de relire deux fois les signatures de la lettre que vous m’avez écrite pour pouvoir me persuader que les curés et les recteurs de la ville d’Aix fussent capables de répondre aussi mal à une politesse que j’ai bien voulu leur faire. Vous auriez dû réfléchir que dans les lettres honnêtes et pleines d’égards que je vous ai écrites, je ne demandais point une grâce qui me fût personnelle, et que rien ne me forçait à me soumettre à une démarche à laquelle je pouvais être absolument étranger, qu’il était donc souverainement ridicule de vous arroger le droit de me faire à cette occasion une leçon aussi peu mesurée dans les termes que déplacée pour le fond, tandis qu’il eût été plutôt convenable que vous me remerciassiez des soins que je veux bien prendre d’une portion précieuse de votre troupeau, que votre houlette ne pouvait plus atteindre, et qui, par mes soins, est rentrée au bercail et s’y maintient avec le secours de la grâce. C’était à vous de décider si vous vouliez, ou non, accorder la permission que je vous demandais au nom des enfants que j’instruis. Il n’en fallait pas davantage. Tout ce que vous ajoutez ne peut être regardé que comme une personnalité injurieuse qu’il vous convenait aussi peu de vous permettre qu’à moi de le souffrir sans vous en témoigner toute mon indignation… » (Cf. Etudes oblates 1960, p. 347-348). Quelques jours plus tard, Eugène se mettait en route vers Paris.
Le Ministre de l’Intérieur reçut dans le courant du mois une lettre anonyme, on peut penser que l’auteur est un des curés de la ville : « Votre Excellence doit être prévenue que M. de Mazenod, prêtre d’Aix, se disant missionnaire, parti depuis quelques jours pour aller vers vous, a de forts mauvais principes en fait de hiérarchie ; qu’il est un ultramontain exagéré ; qu’il enseigne, en plein catéchisme, l’infaillibilité du pape ; qu’il est en guerre ouverte avec tous les curés de la ville d’Aix ; que ceux-ci ont porté souvent des plaintes contre les entreprises dudit sieur de Mazenod aux vicaires généraux, qui ne les ont jamais accueillies ; que dans ce moment-ci les grands vicaires ont en main une requête présentée par les susdits curés, tendant à demander réparation d’une injure grave à eux faite par le sieur de Mazenod ; que lesdits grands vicaires, qui protègent ledit sieur, l’ont laissé partir pour Paris sans lui rien dire, pour se dispenser de juger. Le despotisme des grands vicaires est tel qu’on est obligé de garder l’anonymat ; mais on n’en impose pas à votre Excellence. Les curés n’osent pas recourir au Roi, mais si Votre Excellence les met dans le cas de parler, ils seront bien obligés de le faire… Votre Excellence peut consulter le procureur général, qui sûrement lui rendra compte du despotisme des grands vicaires. Il est affreux que les sujets du Roi soient vexés au point de n’oser pas élever la voix pour se plaindre » (Cf. Missions 1958, pp. 100-101). D’autres écrits anti-Mazenod circulant à Aix à cette époque. Pielorz écrit : « Le Ministre de l’Intérieur, bien que gallican convaincu, repoussa avec indignation cette dénonciation. Il reprocha aux curés leur manque de modération et renvoya comme de juste toute l’affaire au tribunal des vicaires généraux capitulaires ».
Premiers contacts à Paris
Eugène arriva donc à Paris le 17 juillet, après un voyage d’une semaine. Il reçut l’hospitalité chez les Missionnaires de France, rue Notre-Dame des Champs, où il comptait rencontrer son très cher ami Charles de Forbin Janson. Ce dernier lui fit visiter le Mont Valérien, près de Suresnes, dont il voulait faire un lieu de pèlerinage et un centre de retraites spirituelles pour les laïcs. Eugène se contentera de faire part de cette visite à Tempier, sans aucun des commentaires habituels. Cela cacherait-il quelque déception ? Déçu, il le sera certainement quelques jours plus tard, lors du départ précipité de Charles vers le Proche Orient. « Son voyage s’est décidé à l’impromptu, sans qu’il y songeât la veille », écrit Eugène à sa maman le 1er août. Charles accompagne son cousin, futur refondateur du Musée du Louvre, chargé d’une mission archéologique. Ce voyage de plus d’un an conduira Charles à Constantinople, Damas, Jérusalem, Le Caire… Voyage missionnaire sans doute pour Charles, qui prêchera entre autres une mission à Smyrne, mais nul doute qu’Eugène en tira facilement la conclusion qu’il était impossible de construire avec cet ami si imprévisible.
Dans ses lettres à Tempier (Cf. EO 6, 33), Eugène parle peu des Missionnaires de France. Mais les regrets qu’il exprime dans presque chaque lettre d’être éloigné de ses frères aixois laissent entendre que l’atmosphère de Paris n’est pas celle d’Aix. Les choix missionnaires et surtout communautaires ne sont pas les mêmes. Tempier peut écrire : « Notre sentiment est toujours le même : nous pensons qu’il est beaucoup plus avantageux pour nos contrées de ne pas nous réunir. Il y en a deux parmi nous qui s’y refuseraient absolument » (EO, Tempier II, p. 17, note 13). La perspective d’une réunion des deux sociétés sera donc définitivement abandonnée.
Une correspondance fréquente avec Mme de Mazenod
Un bon nombre des lettres qu’Eugène adresse à Aix ont été conservées. Une dizaine sont adressées à sa maman. D’abord pour la rassurer sur son état de santé, qui inquiétait donc ses proches. Ainsi le 29 juillet : « Pour moi, vous ne me reconnaîtrez plus quand je retournerai à Aix, j’engraisse à vue d’œil, je dors, je mange, je me promène tout en faisant ou en ne faisant pas mes affaires… Je me porte à faire des jaloux ». Puis le 21 août (cf EO 13, 26) : « C’est bien à tort que vous vous inquiétez sur mon compte, je mène une vie très propre à engraisser mon corps et à le reposer de ses fatigues, mais aussi ma pauvre âme s’en ressent ». Ou encore le 10 septembre : « Ma santé, qui est ce qui vous intéresse le plus, est parfaite. Je me porte à ravir, je dors, je mange beaucoup plus qu’il ne faudrait et certainement beaucoup plus que je n’ai fait de ma vie. Il faudra sans doute payer tout cela au purgatoire ; du moins, tranquillisez-vous pour la terre. Ceux qui me voient et qui vous entendraient vous inquiéter de ma santé seraient tentés de se mettre à rire… ». Et un peu plus loin dans la même lettre : « Je viens par hasard de me regarder au miroir, mais c’est horrible, je n’oserai plus paraître à Aix, je n’ai plus de trous aux joues, je suis gras comme une caille. J’en suis honteux ».
Alors qu’un avenir (pour le moins financier) semble s’esquisser pour son père et ses oncles, Eugène insiste auprès de sa maman (21 août, cité par Leflon II, p. 77, n.1) : « Il est une chose qui me donnera éternellement du regret, et c’est d’avoir trop écouté votre répugnance et, pour ménager vos préjugés, de n’avoir pas voulu insister pour faire rentrer mes parents. Nous sommes actuellement punis d’avoir eu la cruauté de ne pas faire notre devoir. Mon oncle l’abbé serait évêque de Perpignan et peut-être même l’eût-il été de Marseille, tandis qu’à cause de son absence il ne pourra rien être. Etant évêque, il se serait chargé de son frère aîné. Le cadet a cent louis, il n’a besoin de personne. Cette remarque, je l’avais pourtant faite dans le temps, elle ne put pas calmer vos alarmes et j’eus la faiblesse de céder à la crainte de vous affliger, surtout quand Eugénie vint me dire que cette pensée était la cause de tous vos maux. Maintenant l’occasion est perdue, tout est dit pour la vie… Dans cette fournée de cinquante évêques, j’étais assuré et j’avais même la parole qu’il (Fortuné) y serait compris. Mon oncle évêque, son frère se retirerait avec lui dans son diocèse et il eût trouvé auprès de son frère le moyen de donner même quelque chose à ses créanciers. L’occasion en est perdue pour toujours ; il faut de la vertu pour s’en consoler. Tâchez du moins d’en tirer la conclusion qu’il ne faut pas toujours me contrarier dans mes idées, qui valent souvent mieux que celles de beaucoup d’autres… ».
Eugène continue à porter le souci de la famille de sa sœur. « Tâchez de décider Eugénie à sevrer son fils (Louis de Boisgelin), tout le monde se moque de moi ici quand je dis qu’elle le nourrit encore » (29 juillet). « Pour les affaires d’Armand (son beau-frère), prenez bien votre parti une fois pour toutes ; dites-vous qu’il n’aura rien (de l’héritage familial), patience. Sa femme en aura assez pour donner du pain à ses enfants. C’est assez, n’y pensez plus » (21 août). Le 4 septembre, à propos du petit Louis : « Je ne me consolerais pas que mon neveu fût bossu ou rachitique. Ne négligez rien pour empêcher le mal de faire des progrès. Quant à Nathalie, je ne cesserai de vous rappeler mes craintes… Surveillez-la donc davantage et craignez qu’elle ne tombe dans le marasme ». A propos du domaine de St-Laurent du Verdon : « Vous êtes trop fatiguée d’aller à St-Laurent, eh ! bien n’y allez plus. Mais les biens dépérissent… laissez-les dépérir… Si c’est pour moi, de quoi ai-je besoin ? Les autres prendront soin de leur personne et de leurs affaires quand ils croiront que cela leur conviendra. En attendant, déchargez-vous d’une partie du soin de ménage sur madame ma sœur, tout en la surveillant un peu dans les commencements, puisque je crois qu’elle n’y entend pas grand-chose ». Et le 10 septembre : « Il serait bien utile qu’Armand assistât aux élections en qualité de votre gendre ; ce serait une voix de plus pour les honnêtes gens, je crains d’y avoir pensé un peu tard ».
Puis le 16 septembre : «Il est vrai que je reste trop à Paris, mais certes c’est bien à mon corps défendant, car je m’ennuie à périr et je voudrais déjà être de retour. Je perds mon temps, en ce sens que je ne m’occupe pas des objets de mon ministère, car autrement j’ai assez bien réussi pour tout ce que j’ai entrepris, il est vrai que le bon Dieu en a fait plus que moi (Il s’agit de l’avenir des oncles et du papa enfin éclairci, pense-t-il.)… Je serai bien satisfait quand vous m’apprendrez que ma sœur s’est déterminée à sevrer son petit Louis. Cet enfant l’épuise et sans aucun profit pour lui. De bonnes soupes et du poisson et même de la viande lui feraient encore plus de bien que le lait de sa mère, je ne puis pas souffrir son entêtement là-dessus. Si elle ne nourrissait que 15 ou 18 mois au plus, elle ne s’en ressentirait pas du tout… Rendez-moi compte des progrès de la maladie de Louis. Vous ne sauriez croire la peine que m’a faite la nouvelle de ce nuage. Je frémis de l’idée qu’il puisse devenir bossu ou cacochyme, moi qui le voyais déjà sautant et gambadant devant moi, bien tourné comme nous le sommes tous dans la famille… Armand a continué la lettre que vous aviez commencée, il a fallu cette nécessité pour lui donner l’idée de m’écrire. Je suis persuadé qu’il est resté tranquille spectateur de toutes les tracasseries que l’on m’a faites pendant mon absence. Une alliance est dans la vie civile, comme dans les Etats, un renfort que l’on se donne ; nous n’avons pas obtenu cet avantage dans notre famille ; quand on m’a déchiré, calomnié, dénoncé, il n’a pas plus bougé qu’un terme ; on me crucifierait à sa barbe qu’il laisserait faire. C’est avoir du guignon de n’avoir qu’un beau-frère et qu’il soit de cette trempe. Mais que faire à cela, nous ne changerons pas son caractère. Si Dieu me prête vie, je ne serai pas comme cela pour ses enfants ». Et en post-scriptum de sa lettre du 1er novembre : « J’embrasse nos enfants, leurs père et mère et grand’mère ».
Correspondance avec la communauté
Des lettres à la communauté d’Aix qui ont été conservées, deux sont adressées à tous, plusieurs à Tempier et Maunier, le plus grand nombre au seul Tempier. Ni Deblieu ni Mie ne semblent mentionnés. Les mêmes thèmes sont abordés que dans les lettres à sa maman. On se contentera ici de ce qu’il dit de sa peine d’être éloigné de ses frères, le compte rendu de ses démarches viendra par la suite. Le 19 juillet (EO 6, 29-30), il parle de son voyage : « Compagnie passable, mais impuissante à me faire sortir d’une certaine rêverie qui me ramenait sans cesse vers vous que j’ai quittés avec tant de regret. Il faut espérer que ce ne sera pas pour longtemps… Je ne parle volontiers que de vous, de nos bons novices… Je célèbre aujourd’hui notre fête avec vous, du moins en esprit. Que notre saint patron nous communique un peu de son esprit. Aimons-nous en Dieu et pour Dieu, et pour toujours. Eugène». Deux points à souligner : la petite société a choisi pour patron saint Vincent de Paul, et, selon Rambert, cette lettre est signée simplement « Eugène », ce qui est très exceptionnel.
« Je suis vraiment triste de me sentir à deux cents lieues de mes chers et si chers amis, de ma famille, de mes enfants, de mes frères et surtout de vous, mon unique, mais il faut supporter son exil avec patience et résignation » (à Tempier, 25 juillet, EO 6, 30). Le 12 août, au même (EO 6, 33-36) : « Mon bien cher ami et bon frère… Je m’ennuie loin de vous et je soupire après mon retour. Rien au monde ne saurait me dédommager de l’agréable séjour de notre sainte maison avec d’aussi bons frères que vous. Jamais je n’ai si bien senti le prix de ce quam dulce et quam jucundum habitare fratres in unum. J’en fais d’autant plus de cas que je vois de mes propres yeux qu’il n’est pas donné à toutes les communautés de goûter ce bonheur, plus rare qu’on ne pense à trouver en ce bas monde… ». Et encore à Tempier le 22 août (EO 6, 36-37) : « Ne savez-vous donc pas que je me regarde comme exilé à Paris, que je ne puis plus vivre séparé de ma chère famille, et que ma seule consolation est de m’entretenir avec vous de vous tous… ».
Le même jour, il écrit à tous (EO 6,38) : « Est-il bien prouvé maintenant que je vous aime par-dessus tout, mes chers amis de ma ville natale ? Non, rien n’a pu me séduire. Je vous ai sacrifié ce que dans le monde on appellerait sa fortune, et j’en suis bien content. Je ne parle pas de deux grands vicariats de Province, cela ne vaut pas la peine d’être compté et d’être mis en parallèle avec notre sainte mission et notre chère Congrégation, mais c’est quelque chose de plus (la perspective d’un évêché). Et comment consentir à vivre à deux cents lieues de ce que l’on a de plus cher au monde ? Je n’ai pas eu la force d’adhérer à cette proposition. Ce refus a paru surprendre, il n’a pas mécontenté, tant on a respecté le motif. Tant il y a que j’aurai encore le bonheur de vivre au milieu de tout ce que j’aime. Prions Dieu que ce soit toujours pour sa plus grande gloire et pour notre salut… ».
Les démarches administratives
Eugène met à profit son séjour à Paris pour renouer de nombreux contacts et pour en établir de nouveaux. Ses écrits en mentionnent quelques-uns : M. Duclaux, qui était son directeur spirituel à Saint-Sulpice ; Portalis fils, conseiller d’Etat, qui sera bientôt directement impliqué dans les complexes négociations du concordat ; Mgr Alexandre de Talleyrand-Périgord, qui ces jours-là est nommé cardinal et archevêque de Paris ; Eugène est reçu dans sa famille, où il rencontre aussi le « fameux diplomate », précise Rey. Eugène se prévaudra plus tard de n’avoir pas demandé audience au Roi, ni même tenté de rencontrer le duc de Berry, neveu du Roi, dont il avait été le compagnon de baignades en Sicile. Il choisit de ne pas se mettre en avant.
Les démarches administratives lui causent beaucoup de soucis. Dès le lendemain de son arrivée, il a demandé audience au ministre de l’intérieur et des cultes. Celui-ci « a plus la Corse en tête que toute autre chose », écrit-il à tous le 19 juillet (EO 6, 29). A quoi Tempier répond le 31 du même mois : « Réflexion faite, je ne vois pas pourquoi nous le refuserions. Il me semble que ce champ nous donnerait plus d’étendue, comme nous le désirions… Nous pourrions dans la suite y établir une maison… et en attendant ne pas nous engager à y aller maintenant. Nous avons quelques droits sur cette terre. Saint Vincent de Paul y envoyait ses enfants, le bienheureux Léonard de Port-Maurice l’a cultivée lui-même et l’a même arrosée de son sang puisqu’il la parcourait nu-pieds. Pensez-y sérieusement » (EO, Tempier II, p. 14).
Il obtient assez rapidement une audience du ministre Lainé, lequel lui explique que, pour l’approbation d’une société religieuse, il faut une loi, donc une délibération des Chambres. La Restauration maintient sur ce point des règles administratives proches de celles de Napoléon, et même de la Constituante, opposée aux corporations et même aux associations. Les dérogations accordées l’année précédente ne sont plus possibles.
Eugène se fait insistant. Le 31 juillet, il écrit au ministre Laîné une longue lettre, reproduite dans EO 13, 24-26 : « Je regarde le ministère obscur que j’ai embrassé comme étant de la plus haute importance dans les circonstances présentes, non seulement pour le bien de la religion, mais pour le service du Roi et la tranquillité publique, et il faut bien que je sois pénétré de cette pensée, puisque je lui sacrifie volontiers tous les avantages que m’offraient les autres carrières peut-être séduisantes qui se présentaient devant moi… Je ne dois pas dissimuler à Votre Excellence que pour opérer le bien immense, dont les premiers succès que la Providence nous a ménagés nous donnent l’assurance, j’ai besoin d’être investi non seulement de la confiance des Supérieurs ecclésiastiques, telle qu’ils me l’ont accordée jusqu’à présent sans restriction, mais encore de l’aveu du Gouvernement pour lequel je crois travailler aussi efficacement que pour l’Eglise. Personne n’ignore que je suis venu à Paris pour faire approuver notre établissement qui n’est autre chose que la réunion de quelques prêtres qui se dévouent principalement au service des peuples de la campagne, que le défaut de pasteurs fait insensiblement tomber dans l’abrutissement, et à l’instruction des jeunes gens de la ville, sous l’unique rapport des mœurs et de la religion… Ce à quoi je borne ma demande en ce moment, j’ose presque dire, ce que je réclame comme une récompense de mon dévouement, au moins le Roi peut par une ordonnance, provisoirement et jusqu’à ce qu’une loi ait définitivement fixé la manière d’être de cet établissement, autoriser l’abbé de Mazenod à se réunir avec quelques prêtres de bonne volonté dans la maison ci-devant des Carmélites d’Aix pour s’y livrer à l’instruction religieuse de la jeunesse et se transporter de là dans les paroisses des villes et surtout des campagnes qui réclameront le secours de leur ministère… ».
Le Ministre, qui n’a pas tenu compte de la lettre anonyme envoyée d’Aix, lui répond le 4 août à titre personnel : « Vous pouvez, en attendant une époque qui ne saurait être encore éloignée, continuer avec vos estimables coopérateurs les fonctions que vous avez si heureusement commencées ». Ce dont Eugène fait immédiatement part à Tempier, en soulignant que cette lettre est adressée à « Mr de Mazenod, supérieur des Missions d’Aix », ce qui signifie une certaine reconnaissance officielle (EO 6, 31-32). : « Vous pouvez dire dans toute la ville, pour la consolation des gens de bien et pour le désespoir des méchants, que nous sommes avoués par le Gouvernement… ».
Le 21 août, le conseil municipal d’Aix donne un avis favorable pour l’autorisation des Missionnaires de Provence, avis rapidement contredit par un des adjoints, qui écrit aussi au ministre en prenant le parti des curés, « tous recommandables par leur rare piété, leur conduite édifiante, leur savoir ; il est impossible de trouver des hommes plus dignes de la vénération publique et plus capables de diriger la conscience des fidèles… » (Cf. Missions 1958, pp. 107-115).
Dans la lettre déjà citée du 5 août à Tempier, Eugène fait part des rumeurs concernant le nouveau concordat et les nominations qui vont suivre. En effet, le Roi, et encore plus les royalistes ultras, étaient très gênés de devoir appliquer le concordat de 1801, signé par Bonaparte. Comment lui reconnaître une légitimité ? Selon l’esprit de la Restauration, le roi poussait le Saint-Siège à revenir aux règles d’avant 1789. Des négociations complexes avaient été engagées, dans le secret ; une convention venait d’être paraphée le 11 juin. Pour les évêchés, on prévoyait de revenir peu à peu au concordat signé en 1516 par Léon X et François Ier.
Mais comment rendre publique une convention jusque-là tenue secrète ? En revenant à 1516, voulait-on rétablir les trois Ordres de l’Ancien Régime, avec en tête le clergé, puis la noblesse et le tiers état ? Se lier ainsi avec le Pape, n’est-ce pas céder au parti ultramontain et abandonner les si importantes libertés gallicanes ? Comment faire face aux coûts financiers, dans une France appauvrie ? Le roi s’était imprudemment engagé. Il fut conduit à revenir sur sa signature. Citons un historien récent, « cette affaire, conduite du reste avec une maladresse insigne, se solda par un échec pitoyable ». Ce qui explique la longue attente, plus de cinq ans, pour que soit formellement rétabli, à côté de plusieurs autres, le siège de Marseille et publiée officiellement la nomination de l’oncle Fortuné.
Toujours est-il qu’Eugène croit pouvoir écrire : « Le concordat est abrogé, celui de Léon X est rétabli. Les articles organiques détruits. Sept archevêchés de plus, 35 évêchés. Les évêchés actuels restreints. Aix portera aussi le titre d’archevêché d’Embrun, mais il est réduit à l’arrondissement. Marseille a été rétabli, Arles aussi, Fréjus. Nous n’aurons pour suffragants que Fréjus, Digne et Gap. Les évêchés, chapitres, curés et séminaires seront dotés… Nous connaîtrons les évêques dans deux jours. Il est certain que le nôtre est Mgr de Bausset. Il n’aura pas un vaste diocèse… » (EO 6, 32-33). Puis le 12 août : « La liste des évêques n’est pas encore bien connue. J’aurais pu l’être, si je ne préférais la vie obscure de notre sainte communauté et le genre de ministère auquel le Seigneur m’a appelé auprès de la jeunesse et des pauvres ».
L’oncle Fortuné, nommé évêque de Marseille
La lettre d’Eugène à Tempier le 22 août (EO 6, 37) laisse entrevoir une autre nouvelle, une grâce « inattendue, dont les conséquences seront les plus heureuses pour notre maison », sur laquelle il s’expliquera plus tard. « Tout ceci est énigmatique pour vous, il n’est pas encore temps que je m’explique. Je ne tarderai pas à vous associer à ma reconnaissance… ». Le 28 août, en audience chez Mgr de Latil, membre de la commission des nominations, qu’il ne connaissait pas, il obtient les confirmations attendues. L’abbé Besson, curé de St-Nizier à Lyon s’étant récusé, le siège de Marseille qu’il est prévu de rétablir est libre. Le jour même, Eugène reprend une lettre adressée à son père et à ses oncles (EO 13, 27) : « Je rouvre ma lettre, mes très chers amis. Et c’est pour vous dire, mais sous le plus grand secret, que le Roi vient de nommer mon oncle Charles Fortuné à l’évêché de Marseille. J’en suis encore attendri de reconnaissance envers Dieu. Sans que mon Oncle ait seulement pensé à le désirer, le Seigneur lui donne l’évêché le plus convoité de toute la France, soit à cause de sa position, soit à cause de ses ressources, soit à cause de l’esprit parfait de ses habitants, soit à cause de l’excellent clergé qu’il renferme. Et tandis que l’abbé de Sinéty, par exemple, tout aumônier de Monsieur (le comte d’Artois, frère du roi) qu’il est, est relégué à Gap, pays affreux, misérable, sans ressource, pensant fort mal, mon cher oncle est dans ce paradis terrestre. C’est la Providence qui a tout fait. Digitus Dei est hic, (le doigt de Dieu est là, Ex 8, 19).
Quel immense bien nous allons faire ! La Provence va être régénérée: il n’y aura qu’un esprit dans les évêques de la Province ; je les connais tous. L’œuvre que le bon Dieu m’a confiée se consolide d’une manière étonnante. Je prépare à l’Evêque de Marseille une troupe d’élite. Nous reverrons les beaux jours de l’Eglise… » Eugène poursuit sa réflexion le 6 septembre, dans une des plus longues, sinon la plus longue lettre qu’il ait jamais écrite, (EO, 13, 28-32, texte intégral dans Inquisitio historica, 28-36). Eugène y accumule les arguments : « Mon Oncle est obligé en conscience d’accepter… Si jamais la volonté de Dieu s’est manifestée dans les événements humains, c’est bien ici… Un refus, un retard même seulement, le Roi le regarderait comme un attentat, un outrage fait à sa sollicitude pour le bien de l’Eglise et ne veut pas en entendre parler… Je serai avec vous, et d’autres encore, aussi zélés que je le puis être ; et si dans la suite vos infirmités augmentaient, on ne se ferait pas une difficulté de vous donner un coadjuteur, et le choix ne tomberait vraisemblablement pas sur quelqu’un qui vous fût inconnu. Et c’est ici où il faut que je vous répète que Marseille est, de tous les diocèses de France, le plus favorisé de Dieu. La population est à l’inverse de ce qu’elle était au commencement de la Révolution. Tous, les riches et les pauvres, désirent ardemment d’avoir un évêque. Vous y serez accueilli comme l’ange de Dieu. Toutes les autorités sont bonnes et de nos amis… Le clergé est parfait… Je dois ajouter que vous aurez dans ma communauté comme de véritables Oblats, prêts à tout bien et qui remonteront vos villages… Votre acceptation est nécessaire pour le sort de notre œuvre… ». Eugène insiste encore : il y a là une occasion unique et inespérée de réparer au moins en partie auprès des créanciers l’injustice du non-paiement des dettes du grand-père Charles-Alexandre et d’assurer « une honnête aisance » à son frère, le père d’Eugène. Et après avoir à nouveau insisté : « Venez au plus tôt », il conclut cette très longue lettre : « Adieu, mon bon père et mes chers oncles, je vous embrasse. Je choisis l’adresse du Chevalier, parce qu’elle est plus ronflante et qu’elle en impose davantage ». La lettre du 16 septembre (EO 13, 32-33) exprime les mêmes pensées et se termine par un post-scriptum significatif : « Ayez bon courage, je serai un autre vous-même ».
Dans la lettre à Tempier datée du 7 septembre, Eugène dit qu’il a averti Maunier en premier. « J’ai mandé à M. Maunier que mon oncle était nommé évêque de Marseille… Dans tout ceci je vous proteste que je ne considère que le plus grand bien de notre œuvre, car je ne pense seulement pas à l’honneur qui peut revenir à mon oncle ; et cela est si vrai, que je ne ferais pas un pas pour le faire nommer ailleurs. Je ne m’étais réjoui de sa nomination qu’à cause des gros avantages que l’œuvre devait en retirer ; je les regarde comme incalculables. Faites donc prier pour qu’en cas que je réussisse de ce côté-ci, je n’échoue pas du côté de mon oncle, qui pourrait bien n’en pas vouloir. J’ai écrit des volumes là-dessus, j’ai fait d’excellents raisonnements à perte de vue. Dieu seul peut disposer les cœurs à la persuasion… Si mon oncle finit par être évêque de Marseille, je pense que vous croirez que j’ai assez bien employé mon temps pour notre œuvre, car c’est pour elle l’événement le plus heureux qui puisse arriver ; nous serons assurés de pouvoir faire le bien dans le diocèse de Marseille… » (EO 6, 39-40).
Ces correspondances posent des problèmes délicats de chronologie, étant donné un certain flou des datations, ainsi que les délais pour les allers et retours du courrier. De plus il semble bien que les lettres n’aient pas toutes été conservées. Faut-il s’étonner que nous ayons la première mention d’une réponse de Sicile dans la lettre d’Eugène à sa maman le 18 septembre ? Cette dernière, il ne faut pas l’oublier, n’a aucune envie de voir revenir les trois frères, et surtout pas à Aix. Eugène lui écrit : « Mon père et mon oncle ont enfin répondu à toutes mes lettres. La conclusion est qu’ils reviennent. L’Abbé, après avoir bien pleuré, bien gémi, etc., a été obligé de se soumettre à la décision de tous les théologiens et directeurs. Il acceptera l’évêché, mais n’en parlez pas, parce qu’il faut attendre que sa nomination soit officielle et il y a eu jusqu’à présent quelque embarras. J’espère que mon père obtiendra une bonne pension au mois de janvier. Le Ministre de la Maison du Roi est tellement dans l’intention de donner suite à ma demande qu’il a demandé des informations sur son compte à l’ambassade de France à Naples et les réponses ont été faites en amis. Le Chevalier ne peut faire valoir ses droits qu’en étant sur les lieux. Dans la position particulière de mon oncle l’Abbé qui rendrait son séjour désagréable dans ce moment-ci, je pensais comme vous, qu’ils auraient pu s’arrêter dans cette ville (Marseille) ; mais cela n’est pas possible à cause de l’Abbé qui ne peut rester dans une ville dont l’opinion publique, fondée sur des motifs puissants, le fait évêque, tandis qu’il n’a reçu aucun avis officiel. Je crois donc qu’en attendant mon retour, s’ils sont arrivés avant moi, il faut que mon oncle l’Abbé aille se loger à la Mission et mon père et le Chevalier à l’Enclos. Je n’ai pas besoin de vous recommander, ma chère maman, de faire un bon accueil aux uns et aux autres. Vous n’auriez point d’excuses aux yeux de Dieu et des hommes, si vous affligiez d’aussi respectables personnages que les malheurs et les années ont rendus vulnérables et qui ont tant de droits à nos égards et à notre tendresse ». Et en conclusion : « Adieu, toute bonne maman, j’espère que nous aurons mille écus par an pour mon père. N’en parlez pas, il les donnera à ses créanciers et tout le monde sera content. Soyez-le donc aussi. Je vous embrasse tous et toutes ».
Restait à attendre la réponse de Fortuné lui-même, « déjà informé » par plusieurs de ses connaissances. Il écrit à son neveu le 9 octobre : « Ainsi, mon cher neveu, tout est consommé. J’obéirai, puisqu’il le faut, mais en me précipitant d’abord dans les bras de la divine Providence, que je supplie d’avoir pitié de mon extrême misère… Pourquoi donc, sur le bord de ma tombe, m’as-tu arraché de ma solitude, où j’étais à l’abri de tant de dangers, pour me lancer sur une mer orageuse et pleine de naufrages ? As-tu bien réfléchi sur la terrible responsabilité dont tu te chargeais et devant Dieu et devant l’Eglise, et devant le Roi et devant les hommes ? Le Seigneur m’est témoin que, bien loin de désirer aucune place dans le clergé de France, la seule idée m’en faisait frémir et qu’en répondant à Mme la baronne de Talleyrand, qui me demandait de la part de son beau-frère ce que je voulais, je ne l’avais priée que de m’obtenir une pension pour passer moins malheureusement le reste de mes jours… Je me soumets quoique en tremblant ; et si j’ai le bonheur de faire quelque bien dans le diocèse de Marseille, je serai la preuve la plus convaincante que le Seigneur n’a besoin des talents d’aucune de ses créatures, et qu’il peut se servir, quand il lui plaît, des plus faibles et des plus vils instruments pour opérer son œuvre sainte et manifester sa gloire… Rappelle-toi qu’après Dieu tu es mon guide et mon bras droit… » (cité par Leflon II, pp.89-90, Cf. EO 15, 166, note 18). Trois jours plus tard, c’est le papa qui écrit à Eugène, à propos de Fortuné : « Sa fille en Dieu, la sainte carmélite sœur Hilarion Julien, lui a écrit, mais comme elle le connaît et qu’elle se méfie un peu de lui, elle y joint les plus vives instances et en termes très forts, pour qu’il n’imagine pas d’hésiter un seul instant à accepter, lui représentant que ce serait manquer tout à la fois à la volonté bien marquée du Seigneur ainsi qu’à l’ordre du roi, et lui rappelant tout ce que l’abbé lui avait dit lui-même autrefois pour l’obliger d’accepter la dignité de prieure des carmélites… ». Et le 27 octobre : « Il est bon que tu saches que Fortuné veut en tout être dirigé… par son grand vicaire Charles Joseph Eugène, aux instructions duquel il se conformera… Il aura besoin de tous tes soins. Il y compte absolument, sans réserve. Déjà tu as pu voir que dans son mandement il n’a point oublié de faire mention des chers et respectables missionnaires des campagnes, et comme ils seront soutenus, encouragés et défendus par lui ! Leur chef sera à même de faire encore plus de bien que par le passé… ».
On trouve dans Rambert (I, p. 241) la lettre d’Eugène datée du 17 novembre, qui est sa réponse à son oncle : « Oui, oui, mon très cher oncle, je prends sur moi toute la responsabilité, et je prie le Seigneur de ne pas me traiter avec plus de rigueur, pour le compte personnel que j’ai à lui rendre, que je ne redoute sa justice pour cette nouvelle endosse. Je voudrais que vous pussiez commencer demain à exercer ce grand ministère, parce que vos mérites commenceraient plus tôt. Plût à Dieu qu’il y eût beaucoup d’évêques comme vous le serez ! Mais, quoiqu’en général les choix soient bons, ils ne seront pourtant pas tous de votre espèce. Nous prendrons saint Charles, saint François de Sales pour patrons et pour modèles ; notre maison sera un séminaire pour la régularité ; votre vie, l’exemple de vos prêtres. Tous les instants de la journée seront employés au bien, à la direction et à la sanctification de votre troupeau. Horreur pour le faste, amour de la simplicité, économie pour fournir davantage aux besoins des pauvres… et tout le reste que saura vous inspirer votre bon esprit, votre excellent cœur. Que de merveilles cette admirable conduite n’opérera-t-elle pas ? Le démon a déjà mesuré, pesé l’étendue et l’effet de tout ce bien ; c’est pourquoi il a voulu y mettre obstacle, il a suscité des difficultés qui, j’espère, seront bientôt dissipées ».
La nouvelle de cette nomination était connue à Marseille et avait rejoint Fortuné avant même qu’Eugène puisse l’en avertir. Le Journal de Marseille et des Bouches-du-Rhône la publie le 24 septembre. Mais elle n’a rien d’officiel. La remise en question du concordat retarde tout. L’attente sera longue.
Eugène a refusé les autres propositions
Une des raisons pour lesquelles Eugène appréhendait ce voyage dans la capitale, c’est qu’il craignait de ne pouvoir échapper aux offres qui ne manqueraient pas de lui être faites. Le gouvernement était à la recherche de personnalités pour combler les vides de l’épiscopat. Ne risquait-il pas d’attirer l’attention sur sa propre personne ? C’est ainsi qu’il explique le choix de ne pas se présenter chez le duc de Berry, neveu du roi, qu’il avait fréquenté en Sicile Trente ans plus tard, l’évêque de Marseille le rappelle dans son Journal : « Croit-on qu’il ne m’eût rien offert, si je m’étais présenté à lui, ou qu’il m’eût refusé les faveurs que j’aurais pu lui demander ? Mais grâce à Dieu, je nourrissais dans mon cœur d’autres pensées et c’est précisément pour n’être rien à la cour que je m’abstins d’y paraître. C’est pourtant alors que l’on reconnut des aumôniers du roi, des évêques » (EO 21, 278-279). Il chercha aussi à éviter le Grand Aumônier, Mgr de Talleyrand, tout récemment nommé cardinal et archevêque de Paris. Il ne put cependant se dérober à l’invitation qui lui fut faite.
Les documents qui nous restent laissent entendre que des charges de vicaire général lui furent proposées, étape préalable à la responsabilité épiscopale ; on a pu parler d’un véritable stage de préparation à l’épiscopat, d’autant que ce stage se fait la plupart du temps en dehors du diocèse d’origine. Deux diocèses sont cités : Amiens et Chartres. Sa réponse resta la même. Les œuvres engagées à Aix, à savoir les jeunes et la société des missionnaires, exigeaient absolument sa présence. Lui-même y revient six ou sept fois dans ses lettres à Tempier et à sa maman. Ainsi à Tempier le 12 août (EO 6, 36) : « La liste des évêques n’est pas encore bien connue. J’aurais pu l’être, si je ne préférais la vie obscure de notre sainte communauté et le genre de ministère auquel le Seigneur m’a appelé auprès de la jeunesse et des pauvres ». Et le 22 août (EO 6, 37) : « Je n’ai pas craint de sacrifier au bonheur de vivre avec elle (ma chère famille) ce que dans le monde on appellerait la fortune ». Le même jour, à toute la communauté (EO 6, 38-39) : « Comment consentir à vivre à deux cents lieues de ce que l’on a de plus cher au monde ? Je n’ai pas eu la force d’adhérer à cette proposition. Ce refus a paru surprendre, il n’a pourtant pas mécontenté, tant on en a respecté le motif. Tant il y a que j’aurai encore le bonheur de vivre au milieu de tout ce que j’aime. Prions Dieu que ce soit toujours pour sa plus grande gloire et pour notre salut ». La veille, il écrivait à sa maman (EO 13, 26-27) : « J’ai constamment refusé tout ce qui m’aurait éloigné d’Aix. En cela j’ai, ce qu’on appelle dans le monde, sacrifié ma fortune. Je ne sais pas si on me saura gré dans mon pays d’avoir préféré de faire obscurément le bien auprès de mes concitoyens, aux places distinguées que l’on m’a offertes et qui m’auraient mené à tout. Tant pis pour ceux qui ne sauront pas apprécier mon dévouement… ».
Le nouvel archevêque d’Aix, Mgr de Bausset
A plusieurs reprises, le nom de Mgr Ferdinand de Bausset-Roquefort avait été avancé pour l’archevêché d’Aix. De famille provençale, né à Béziers en 1757, il était chanoine d’Aix quand en 1808 il fut nommé évêque de Vannes. Il connaissait Eugène de Mazenod. En juillet 1815, il avait administré le sacrement de confirmation aux congréganistes d’Aix dans leur chapelle d’alors, chez les Grandes Maries. Bien plus, son propre neveu, Jean-Baptiste, s’était, selon les mots d’Eugène, « évadé de la maison maternelle pour venir se réfugier » auprès de lui. Son oncle évêque s’en était réjoui. Jean-Baptiste avait ainsi été « revêtu du saint habit ecclésiastique » chez les Missionnaires de Provence en novembre 1816, devenant ainsi novice (Cf. Missions 1952, pp. 11-12).
Le 5 août, Eugène peut écrire à Tempier que cette « nomination est certaine » (EO 6, 33), bien que non encore officielle. Ce qui sera fait le 8, mais pour un diocèse réduit, puisque les diocèses de Fréjus, Marseille et même Arles devraient être rétablis. On comprend qu’Eugène tienne absolument à rencontrer le nouvel archevêque et prolonge donc son séjour à Paris. Ce qui favorisera aussi la nomination de Fortuné à Marseille.
Il semble que l’initiative de la rencontre soit venue de Mgr de Bausset. Eugène en fait part à Tempier dans une lettre du 9 octobre (EO 6, 40-41) : « Il m’avait écrit lui-même pour me faire compliment sur la nomination de mon oncle ; il me disait dans cette lettre qu’il avait écrit à son neveu, le préfet de Marseille, pour le féliciter ; il ajoutait qu’il regardait mon oncle comme étant infiniment plus propre que lui pour l’archevêché d’Aix, etc. Je vais le voir, il me reçoit à bras ouverts, entre avec moi dans mille détails sur le diocèse, et il finit par me dire qu’il a le projet de faire maison nette, et de me nommer son grand vicaire avec une autre personne qu’il me désigne. Il y avait de quoi se féliciter, je crois, car c’est tout ce qu’il nous fallait, non point que je tienne à être grand vicaire ; pour moi, cela m’est indifférent et me serait même très à charge ; mais l’avantage pour notre œuvre était incalculable, et je ne l’envisageais que sous ce point de vue. Il y a apparence que dans l’intervalle nos ennemis auront fait mouvoir toutes les machines, et qu’ils seront parvenus à faire changer l’archevêque d’avis ; je dois le penser du moins, si j’en juge par sa conduite postérieure avec moi. Sur cinq ou six fois que je suis allé pour le voir, je ne l’ai rencontré qu’une fois. Nous avons été, à la vérité, ensemble à Issy, mais pas la moindre petite ouverture de confiance, pas un mot sur le diocèse, sur ses projets, et j’en ai conclu que ma personne l’embarrasse, après qu’il s’était tant avancé, parce qu’il n’ose pas surmonter l’obstacle qu’on lui présente ; voilà, mon cher ami, où nous en sommes. J’attends encore un peu et, s’il continue à agir ainsi, je me déterminerai vraisemblablement à avoir une explication ».
Les lettres à Tempier et Maunier (noter les destinataires) les 19 et 22 octobre (EO 6, 41-45) sont décisives. On les citera longuement. « Je ne dois pas vous laisser ignorer, mes très chers amis et toujours bons frères, que notre procès… Il m’a fallu une grâce toute particulière pour ne pas rompre en visière avec le Prélat qui a pu se laisser prévenir au point de donner tête baissée dans toutes les passions des hommes qui nous entravent et nous persécutent depuis si longtemps… C’est peut-être le plus grand sacrifice que j’aie fait de mon amour-propre. Vingt fois, en m’entretenant avec le Prélat, j’ai été tenté de lever… Mais la Mission, mais la Congrégation, mais toutes ces âmes qui attendent encore leur salut de notre ministère me retenaient, me clouaient à cette dure croix que la nature peut à peine supporter… Il m’a donné tort sur toute la ligne, et gain de cause aux curés… Si je témoignais au Prélat quelque surprise d’être si mal récompensé de mon dévouement sans mesure, Mgr m’objectait les passages de l’Ecriture pour me prouver qu’il ne fallait compter que sur la récompense éternelle, qu’il fallait comme le prophète dire sincèrement : elegi abjectus esse in domo Dei (J’ai choisi d’être méprisé dans la maison de Dieu, cf. Ps 83, 11), qu’il fallait me prémunir contre l’orgueil pharisaïque qui aime à être salué dans les places publiques, prendre la première place, s’orner de belles étoles, qu’il était libre de me faire ou de ne pas me faire vicaire général…. De tout, certainement je ne trouve que cette assertion de raisonnable, mais c’était une véritable querelle d’Allemand, puisque ce n’était pas moi qui lui avais dit de me faire son grand vicaire, qu’il était venu de lui de m’en parler, et si je ne l’avais pas refusé, c’est que j’avais pu croire que ce titre serait utile pour faire respecter davantage notre sainte œuvre… Nous nous sommes quittés bons amis, c’est-à-dire qu’il m’a embrassé deux ou trois fois, comme si les blessures qui déchirent le cœur pouvaient être fermées en passant une éponge sur la figure.
Je vous prie, mes chers amis, de vous concerter devant le bon Dieu pour savoir ce que nous avons à faire. Mettez de côté tout ce qui est humain ; ne considérez que Dieu, l’Eglise et les âmes à sauver. J’en passerai par ce que vous déciderez. Je suis prêt à avaler le calice jusqu’à la lie. Remarquez que les humiliations me sont réservées ; il n’a jamais été question de vous dans tous ces débats. L’Archevêque paraît assez porté pour les missions, mais il faut nous attendre à ce qu’il nous rogne de tous les côtés ; il ne prendra conseil que de nos ennemis qu’il craint.
Le premier cri de la nature fut de le planter là ; mais je ferai, avec le secours de Dieu, tout le contraire. J’ai refusé d’être grand vicaire et théologal de l’évêque le plus en crédit, qui dans quelques années m’aurait fait évêque, et je refuse de nouvelles instances qui me sont faites le lendemain du jour où je reçois un cruel déboire… C’est que ma conscience m’ordonne de ne pas considérer ma personne dans la conduite que j’ai à tenir… Dieu sera notre juge ; je ne crains pas d’en appeler à son tribunal de toutes les injustices des hommes, tant mes intentions sont pures et mes vues droites. Maintenant, voyez et décidez. Je me sens assez de courage, si je suis soutenu par votre vertu, encouragé par votre résignation à supporter tous les outrages qui me sont encore réservés. Vous serez ma force et nous nous consolerons ensemble du triomphe des méchants. La piété des jeunes plantes qui croissent autour de nous nous dédommagera de nos peines. Je serai très humilié, moi, parce qu’on suppose que je tiens beaucoup à ce que j’ai entrepris ; cette humiliation me sera utile pour autre chose, car je tiens si peu à ce que j’ai entrepris, qu’en ce moment le plus grand acte de vertu que je puisse faire, la plus grande victoire que la grâce remporte sur la nature, c’est de me faire tenir le coup.
Certainement, la méchante nature qu’il faut crucifier jouirait en cette circonstance, si d’un ton de hauteur, proportionné aux outrages que j’endure, j’allais signifier à Mgr l’Archevêque que je ne veux plus de son diocèse,que je reprends ma maison pour en faire ce que bon me semble, que je livre la jeunesse à sa liberté et que je laisse retomber tout l’odieux de ces mesures, que l’indignité des procédés me détermine à prendre, sur ceux qui en sont les auteurs, et qu’afin qu’on ne s’y méprenne pas, je vais faire imprimer tout ce que j’ai fait pour le bien de mon pays et des obstacles que l’intérêt et la jalousie n’ont cessé d’y apporter, etc… Mais Dieu m’en demanderait compte. Je ne le ferai pas, à moins que vous ne vouliez plus tenir. Dans ce cas, j’y serais bien forcé, mais je n’en répondrais plus devant Dieu. Vous voilà au fait des choses et des hommes ; répondez-moi tout de suite ; votre réponse sera la règle de ma conduite ; mais il ne faut pas perdre de temps. Adieu, chers amis ; quand je veux me consoler, je pense à vous que j’aime de tout mon cœur ».
Et le 22 octobre, aux mêmes destinataires (Tempier et Maunier) : « Quoique je vous aie écrit bien longuement l’autre jour, mes chers amis et bons frères, je reprends encore la plume aujourd’hui pour vous entretenir de mes dispositions et vous bien rassurer sur mon compte. Je suis parfaitement tranquille, disposé à continuer de tout mon cœur les bonnes œuvres commencées. Je suis disposé à ne pas quitter le Midi, où notre ministère peut être le plus fructueux, et je renonce entièrement à Chartres, dont j’ai évité de voir l’Evêque, exprès pour n’être pas gêné dans ma détermination.
S’il n’est pas possible absolument de s’arranger à Aix, et que l’Archevêque s’abuse au point de frustrer son diocèse de tout le bien que nous pourrions y faire, nous irons ailleurs. Il en coûterait à mon cœur d’abandonner Aix, mais ce sacrifice ne serait pas perdu. Je pense néanmoins que nous ne devons en venir là qu’à la dernière extrémité ; l’Archevêque en décidera. M. Duclaux, dont vous connaissez la sainteté, penche beaucoup pour que nous fassions notre possible pour rester à Aix ; mais il veut qu’on ne manque pas à notre égard aux convenances que nous sommes en droit d’exiger. Je vous assure que sur cet article je ne serai pas difficile ; je n’en demanderai jamais au-delà de ce qu’il faut pour que nous puissions faire le bien. Je crois, d’ailleurs, qu’il serait à propos de patienter, pour nous donner le temps de nous déterminer pour le mieux. Soyons unis, n’ayons que Dieu en vue, et nous serons bien forts.
Vous aurez reçu de moi ma lettre du 19 qui vous aura peut-être un peu inquiétés ; bon courage, je vous dirai comme saint Paul aux Ephésiens (3, 13) : Peto ne deficiatis in tribulationibus meis pro vobis, quae est gloria vestra (Je vous prie de ne pas vous laisser abattre par les détresses que j’endure pour vous, elles sont votre gloire). C’est tout simple, le diable nous veut du mal parce que nous lui en faisons ; plût à Dieu que nous lui en fissions davantage encore, en lui arrachant, s’il était possible, toutes les âmes qu’il entraîne en enfer ; il voudrait bien ressaisir celles de notre jeunesse d’Aix ; devons-nous les lui livrer ? Dieu nous en demanderait compte… ».
D’Aix, les PP. Tempier et Maunier répondirent dans une même lettre, qui nous a été partiellement conservée ; elle est datée du 23 octobre. Voici ce qu’écrit Tempier : « Il faut avouer que Dieu nous traite avec bien de la bonté, puisqu’il nous fait part des dons qu’il a faits à son propre Fils lorsqu’il était sur la terre. Vous nous permettrez de ne pas nous séparer de vous, quoiqu’il semble que ces humiliations vous soient personnelles. Quelque chose que nous ayons faite, comment avons-nous mérité cette grâce d’avoir part ainsi à la croix précieuse du Fils de Dieu ? En vérité, en me considérant personnellement, j’en suis tout confus et je sens que je suis bien loin de mériter cette faveur. C’est une grâce de prédilection que Dieu ne donne qu’à ses saints ; comment pourrions-nous donc nous plaindre ? Plût à Dieu que la Providence nous traitât toujours ainsi et surtout que nous y correspondions ! Notre pauvre famille, bien humiliée, bien méprisée, deviendrait bientôt toute sainte, et alors quels fruits ! » Tempier se réfère alors à saint François de Sales et à un autre saint prêtre du XVIIe siècle, M. Boudon. Il ajoute : « Comment ne suivrions-nous pas votre exemple ? La grâce a bien triomphé des cris de la méchante nature, mais je m’arrête là. M. Maunier vous parlera mieux que moi sur tout le reste » (EO, Tempier II, 18-19).
Un seul paragraphe de la lettre de Maunier nous est parvenu (EO 6, 46, note 35) : « C’est en Dieu seul que nous mettons notre confiance et par conséquent nous ne saurions être blâmés. Essuyer des reproches pour avoir voulu opérer le bien, avouons que c’est trop glorieux pour nous, du moins pour moi qui ne suis qu’un avorton dans l’Eglise. Mais puisque c’est pour Dieu seul que nous agissons et que nous devons agir, faisons toujours ce qui est en notre pouvoir, ne nous lassons point dans la route pénible qui s’ouvre à nous, ne perdons pas de vue notre divin Maître qui nous précède portant sa croix et daignant nous inviter à sa suite… ».
Eugène se sentit encouragé, comme en témoigne sa lettre du 31 octobre (EO 6, 46-47). Cette lettre contient une dizaine de citations en latin de la 2ème lettre à Timothée. Les épreuves et les espérances de Paul sont les siennes. « Je vous reconnais, mes chers et bons frères, à la lettre que vous m’avez écrite à la date du 23. Eh ! bien, je serai digne de vous. C’est pour Dieu que nous souffrons, nous ne nous laisserons point abattre… Ce serait une folie de vouloir faire le bien et de ne point éprouver de contradictions. Saint Paul en éprouva partout et n’en fut pas moins secouru par le Seigneur. Ayons une ferme confiance qu’il en sera de même de nous ».
Mgr de Bausset sera installé comme archevêque d’Aix en novembre 1819. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne facilitera pas la tâche des Missionnaires de Provence.
A Aix, une communauté réduite, mais fervente
On n’a malheureusement que des informations très partielles sur la vie de la petite communauté d’Aix, où le quotidien des jeunes et des aînés ne se réduit évidemment pas aux échanges de correspondance avec Eugène de Mazenod. Dans une lettre à son frère, le 15 mars, Fortuné, revenant d’un bref séjour à Marseille, indique qu’il a été accueilli à Aix « tant par Eugène que par les autres missionnaires, les novices, les pensionnaires et les congréganistes » ; on sait ainsi de quels groupes se composait la communauté.
Que savons-nous des jeunes, en cet été et automne 1817 ? Les 200 ou 300 congréganistes doivent prendre bien de la place et exiger beaucoup de temps. A cette époque, on peut compter sept ou huit jeunes en formation dans la perspective de devenir Missionnaires de Provence, ce sont les novices formellement reconnus comme tels. Il y a vraisemblablement quelques autres jeunes, simples résidents pensionnaires ou plus ou moins postulants. Dans une lettre au P. de Mazenod, Maunier les désigne comme « notre famille intérieure ».
En l’absence d’Eugène, aucun Journal de la Congrégation de la Jeunesse n’a été rédigé. Il est seulement indiqué que c’est « M. Maunier, prêtre de la Mission, qui doit diriger la Congrégation pendant l’absence de son supérieur » (EO 16, 190). Les activités se poursuivent donc, avec deux rassemblements majeurs chaque semaine, le dimanche et le jeudi. Ces deux journées sont bien remplies, puisque l’exercice commence à 7 h le matin et qu’on se retire à 9 h le soir, les repas étant toujours pris dans les familles. L’ancien chœur des Carmélites semble être le lieu principal des rassemblements. On n’a pas d’indications sur d’autres locaux.
L’autre activité majeure, c’est le service de l’église de la Mission. La première messe y est célébrée quotidiennement à 5 h 30. Les prières en commun du matin et du soir rassemblent un certain nombre de fidèles. Il y a aussi les confessions, des directions spirituelles… La collaboration de Fortuné, à partir de janvier 1818, sera très appréciée.
Les novices des Missionnaires de Provence suivent les cours au grand séminaire, les plus jeunes terminant leur formation secondaire au collège d’Aix. On n’en a pas la liste précise. Un certain nombre n’ont pas persévéré. D’autre part, il semble qu’un petit nombre vivent déjà avec la communauté avant d’être formellement novices. Cela comporte le port de l’habit ecclésiastique. On ne sait presque rien d’Hilarion Bourrelier, originaire de Grans, ni du Marseillais Dalmas, ou de Jean-Baptiste de Bausset. De Casimir Carles, d’un certain Lalande, on n’a retenu que les noms.
Seule mérite d’être soulignée l’entrée au noviciat de Jean-Joseph-Hippolyte Courtès. Il est né à Aix le 1er janvier 1798, dans « une famille assez aisée ». Il est un collégien de 15 ans, quand il est admis dans l’Association de la Jeunesse. Eugène écrit (EO 16, 214) qu’il « fut un des premiers congréganistes, qu’il a été élevé dans son sein, qu’il a grandi sous son ombre, qu’il s’est formé à son école ». Il était au grand séminaire d’Aix quand un jésuite vint y « parler du mérite et des beautés de la vocation apostolique ». Le jeune séminariste rejoignit le noviciat de la Compagnie, alors à Montrouge près de Paris ; on est en décembre 1816. Des raisons de santé l’obligèrent à interrompre et à revenir à Aix. La communauté des Missionnaires lui offrit alors un lieu de convalescence… C’est ainsi qu’il entre officiellement au noviciat des Missionnaires de Provence le 15 octobre 1817. Courtès, qui a 19 ans, rejoint Dupuy et Suzanne, tous deux légèrement plus jeunes que lui. On sait qu’Eugène s’appuiera très fort pour construire sa Congrégation sur ces trois novices. Bientôt Moreau, plus âgé de quatre ans, va les rejoindre.
On trouve dans Rambert (Cf. EO 6, 45-46) la lettre que, de Paris, Eugène écrit à Courtès. « Tu ne me dis rien de ta santé, comme si je devais être indifférent à l’état où tu te trouves… Que ne donnerais-je pas pour te voir bien portant ! Aide-toi donc un peu, ne laisse pas tout faire au médecin… Tu ne veux pas que j’espère que tu me fermeras les yeux ? Ce serait pourtant une consolation pour moi… Je crois que tu suis les exercices de la maison. Continue, mon cher enfant, à donner le bon exemple de la régularité, de la modestie, de l’obéissance et de toutes les vertus religieuses. Ce n’est que par ces moyens que nous pourrons surmonter les efforts de l’ennemi de tout bien… ».
Ont été conservées deux lettres de Maunier au P. de Mazenod retenu à Paris (cf. Etudes oblates, juillet 1958, pp. 235-239). La première est du 4 septembre : « Monsieur et très cher Supérieur, notre cher frère Tempier ayant toujours l’avantage d’être votre correspondant, c’est bien le moins que je m’en procure un semblable aujourd’hui, quoique j’aie eu celui d’insérer quelques lignes pour vous dans diverses lettres qu’il vous a écrites. Celles que vous nous adressez deviennent toujours plus intéressantes pour nous… Ce qui vous concerne personnellement sera toujours une nouvelle satisfaisante pour votre famille adoptive ». Il est ensuite question d’un créancier d’Eugène, qui recommande un jeune homme, demandant « que vous voulussiez bien l’admettre dans votre communauté ».
Maunier poursuit : « Notre congrégation commence à s’éclaircir, à l’occasion des vacances du collège qui ont commencé dimanche ou lundi dernier, mais nous sommes toujours satisfaits de ceux qui restent, grâces au Seigneur. Je présume que sous peu quelques arriérés pour la 1ère communion y seront admis, nous sommes en règle à cet égard.
Parlons un peu de notre famille intérieure. En général nous sommes contents de leur conduite. Celui qui nous donnait quelque ombrage paraît plus raisonnable ; mais sans déprécier les autres, je veux témoigner que Bourrelier et Dalmas me donnent lieu de bénir le Seigneur sur leur régularité et leur parfaite docilité. Je vous avoue que j’aurais beaucoup de consolation si tous les autres leur étaient parfaitement semblables. Notre cher Maria (qui est-il ? les tentatives d’identification ont échoué) est de retour depuis huit jours, nous allons l’envoyer à Grans pour aider notre frère Deblieu dans son travail de la 1ère communion. Ce digne sous-diacre est bien du calibre des deux que je viens de vous désigner. Vous savez que nous avions souvent désiré que nos chers novices n’eussent point l’occasion de se répandre en conversation au moment qui précède les offices, et vous eussiez même souhaité qu’ils entrassent au chœur par une porte différente de celle des congréganistes ; m’apercevant que cet abus ne faisait qu’augmenter, après en avoir conféré avec notre cher M. Tempier, nous avons établi l’usage de nous réunir dans le corridor du noviciat, au dernier coup de l’office, et de nous rendre de là à la sacristie, les novices seulement et votre serviteur, en marchant deux à deux, revêtus de notre surplis, en silence, et que aussi j’avais proposé de réciter à voix basse quelques versets du psaume miserere, en nous rendant ainsi à la sacristie, afin de mieux parer à l’inconvénient d’être accroché par quelque congréganiste sur notre passage, et afin que le silence fût exactement observé, mais l’on a cru qu’il suffisait de le recommander. C’est le jour de l’Assomption de la très sainte Vierge que nous avons commencé cette pratique, dont le but est, conformément à la recommandation que nous en fait l’Esprit Saint, de nous préparer à la prière et à chanter avec plus de recueillement et de piété les louanges du Seigneur. Le tout sauf votre approbation. Je me suis aperçu que cette marche réglée et décente en se rendant à l’office, opérait un bon effet et que les congréganistes en étaient édifiés. Veuillez bien me faire connaître si nous pouvons continuer de la sorte. Notre frère Tempier va vous écrire. Je vous salue de tout mon cœur. Maunier, prêtre missionnaire ».
La seconde lettre est du 1er octobre : « Monsieur et très cher Supérieur, nous sommes toujours à compter les jours auxquels nous espérons recevoir quelqu’une de vos lettres et dès qu’il en paraît une, « ah ! s’écrie-t-on, la voici enfin ! », et malgré que vous les remplissiez ordinairement, il nous semble que vous n’avez pas beaucoup écrit, et que vous auriez bien des choses à nous dire. Votre dernière surtout, écrite la veille du jour auquel vous vous proposiez d’entrer en retraite, était vraiment bien courte, et, comme vous le disiez, vous prétendiez en quelque sorte vous venger de ce que notre cher frère Tempier n’entrait pas dans des détails assez étendus dans les siennes ; néanmoins les pages n’en sont point ordinairement vides, ainsi il paraît que nous avons les mêmes sujets de plaintes, les uns contre les autres. Lorsque vos affaires ou, pour mieux dire, les nôtres, vous auront permis de retourner dans votre famille adoptive, toutes ces plaintes cesseront. En attendant, cessez de vouloir vous venger par votre silence, vous êtes dans le cas de nous parler plus que nous ici, puisque nous ne sommes point, comme vous encore, à la source des opérations qui sont susceptibles de nous intéresser. Tout est dans ce pays à peu près tel que vous l’avez laissé, l’on y fait le train ordinaire, l’on attend le résultat du concordat, de la rentrée des Chambres, et l’on va exactement du jour à la journée. Depuis quelques jours l’on débite ici que l’on retardera l’établissement de dix sièges épiscopaux et qu’entre autres, Arles et Marseille subiront ce délai. A vous dire vrai, cette nouvelle m’a affligé autant pour Marseille comme par rapport à nous ; l’on n’en savait néanmoins encore rien dans cette dernière ville, où l’on s’attend au contraire d’avoir Mr votre cher Oncle, et où on le félicite, dans l’espoir de le posséder. Vous saurez mieux que nous ce que l’on doit croire de tous ces bruits.
Nous avons encore un assez bon nombre de jeunes gens, les dimanches et jeudis, aux exercices de la Congrégation, malgré la saison des absences occasionnées par le triste temps des vacances ; outre qu’il y en a quelques-uns dont les parents habitent des villages ou petites villes, il y en a plusieurs d’Aix qui l’ont quitté pour aller demeurer à la campagne, et cependant avec toutes ces désertions, je m’aperçois qu’il y en a davantage que l’année dernière, à cette même époque. Nos admis à la première communion dans le courant de l’année forment une espèce de renfort et contribuent par leur conduite à entretenir le zèle pour se rendre aux offices. Le catéchisme continue les jeudis et dimanches pour ceux qui aspirent à être admis dans la suite, et les dimanches pour ceux qui l’ont déjà faite. Ces catéchismes sont courts à cause de la saison, et nous les continuons plutôt pour ne pas leur faire perdre l’habitude de s’y rendre que pour les beaucoup instruire. Cependant l’on donne toujours quelques versets à réciter, et l’on y glisse quelque petite explication qu’on leur demande parfois à eux-mêmes. Les probationnaires forment le plus petit nombre actuellement, mais en revanche les postulants forment une espèce de bataillon composé de plusieurs individus qui ont une taille de reçus.
Nous avons commencé une neuvaine en l’honneur des saints Anges lundi dernier, jour de Saint Michel, à la prière du soir, et il m’a semblé que le lendemain le nombre des fidèles qui s’y rendent avait augmenté. Ces sortes d’exercices intéressent toujours, et si nous avions la faculté de les terminer avec la bénédiction du très saint Sacrement, je suis persuadé que nous y aurions affluence, ainsi que nous l’avons éprouvé pendant la neuvaine de St François Xavier que nous fîmes lorsque vous étiez à la mission de Mouriès.
Je m’aperçois en tournant la feuille qu’elle m’a trompé, en laissant échapper l’empreinte de l’encre, je ne sais si vous pourrez déchiffrer ce que je mettrai de ce côté-ci. Je voudrais vous entretenir un moment de nos chers novices qui sont bien portants, grâces au Seigneur. Notre cher frère Tempier vous aura peut-être appris que le cher Bourrelier a été fort affligé par le décès de son père et qu’il est retourné auprès de sa mère pour aller la consoler de cette perte. Il était retourné le mardi 23 du mois dernier avec M. Deblieu et le cher Maria, et il a fallu qu’il partît encore pour Grans le vendredi suivant, jour auquel on lui apporta cette affligeante nouvelle de la part de sa mère qui l’attendait à grands cris. Nous continuons d’être satisfaits d’eux en général, et nous espérons qu’avec l’aide du bon Dieu, certains d’entre eux se corrigeront de certains défauts qui pourront leur être un sujet de mérite en les combattant, mais qui seraient nuisibles au bon ordre et à l’esprit de ferveur qui doivent régner dans une communauté, si on ne les aidait à s’en défaire, malgré que ce ne soient point des défauts capitaux. Puisque vous voulez que nous vous instruisions de tout et même de notre santé, je vous apprendrai que, depuis plus de quinze jours, j’ai eu assez souvent ma tête comme embarrassée, au point de craindre parfois de ne faire une chute en marchant, j’ai été obligé à différentes reprises de m’arrêter pour reprendre l’équilibre ; aujourd’hui, grâces au Seigneur, je suis plus libre que précédemment, mais j’ai projeté d’essayer d’aller coucher dans votre maison de campagne à l’Enclos pour me mettre dans le cas de faire un peu d’exercice, ainsi que pour respirer l’air des champs pendant quelques jours. Je viendrai le matin avec le frais pour dire la Ste Messe, prendre ensuite le lait que j’ai commencé aujourd’hui et, Dieu aidant, j’y retournerai le soir avec un compagnon.
Je suis mortifié de vous laisser pour diverses raisons. Mais ne vous en vengez pas, car j’y suis obligé. Je vous embrasse de tout cœur, et agréez l’attachement ainsi que le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être votre très obéissant serviteur et frère. Maunier, prêtre missionnaire ».
Autant que les lettres de Maunier, la lettre de Tempier datée du 11 novembre 1817 (EO Tempier II, p. 19-20) nous éclaire sur les relations à l’intérieur de la petite société et sur sa vie quotidienne. « Je vous parle toujours au singulier dans mes lettres et non pas au pluriel, pour être moins gêné, mais comme vos lettres nous sont communes, vous devez toujours regarder les réponses de même. Nous avons des remerciements particuliers à vous faire de nous avoir écrit coup sur coup et presque deux jours de suite, et surtout de ce que vous nous dites dans votre dernière, bien serrée, bien remplie, de toutes les manières. Vous savez déjà comment nous recevons vos lettres, quand vous nous donnez quelques avis spirituels et qui regardent toute la communauté. Nous nous sommes assemblés dans la salle des exercices et nous avons lu respectueusement, non seulement ce que vous nous dites dans cette dernière, mais encore ce que vous nous aviez dit d’édifiant dans d’autres précédentes, soit pour le rappeler à ceux qui l’avaient déjà entendu, soit pour apprendre aux nouveaux quel est l’esprit de la maison et comment vous entendez que des novices doivent être. Ces novices, soit dit en passant, sont de plus en plus remplis de bonne volonté, et j’espère qu’ils deviendront des saints. Cette lecture a été accompagnée de quelques explications et de quelques avis. L’effet a été parfait et j’ai observé que prêtres et novices étaient tous bien pénétrés de ce que vous nous disiez et de ce que nous avons pu ajouter à ce sujet. Le jeune Suzanne, quoique simple postulant, n’a pas été exclu de cet exercice, car ce n’était pas une conférence qui fût propre aux novices seulement ; d’ailleurs il y avait certaines choses qui le regardaient ; cet ecclésiastique a toujours beaucoup de piété, il suit exactement tous les exercices de communauté ».
Directives spirituelles
Les lettres d’Eugène à la communauté d’Aix sont importantes à un autre point de vue, qu’on appellera plus tard le charisme. Jusque-là, la seule formulation un peu développée était la Supplique aux vicaires généraux capitulaires du 25 janvier 1816. Or dans les lettres d’Eugène de 1817, on trouve bien des aperçus de ses souhaits pour l’avenir de la petite société. L’année suivante, il rédigera les Constitutions des Missionnaires de Provence. On est donc dans une période intermédiaire, de mise au point. Les citations seront donc assez abondantes.
Sa lettre du 19 juillet (EO 6, 29-30) rappelle que saint Vincent de Paul est le patron de la petite société. Elle se conclut par ces mots : « Aimons-nous en Dieu et pour Dieu, et pour toujours ». Le 26 juillet (EO 6, 31), s’adressant à Tempier, Eugène insiste sur les santés : « Je vous recommande votre santé et celle de toute notre chère famille, soyez attentif au commencement des incommodités. Veillez sur les poitrines de notre jeunesse ; donnez-moi des nouvelles de chacun en particulier. Qu’ils reposent bien ; soyez facile à leur permettre de rester une heure de plus au lit… Faites-les aller en promenade deux et même trois fois la semaine (c’est la période des vacances au séminaire)… Mais après avoir pris soin de leur corps, prenez garde qu’ils ne négligent leurs âmes. Que la ferveur se soutienne, l’esprit intérieur, l’amour de l’abnégation, de la mortification, de la solitude, l’application à l’étude… Presque tous les soirs, je suis avec vous devant le Saint-Sacrement quand vous faites la prière du soir… ».
La lettre du 12 août (EO 6, 34-36) fait longuement référence à Paul de la Croix, fondateur des Passionnistes, alors « vénérable », dont il est en train de lire la vie. « Pour l’amour de Dieu ne cessez d’inculquer et de prêcher l’humilité, l’abnégation, l’oubli de soi-même, le mépris de l’estime des hommes. Que ce soient à jamais les fondements de notre petite société, ce qui, joint à un véritable zèle désintéressé pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et à la plus tendre charité, bien affectueuse et bien sincère entre nous, fera de notre maison un paradis sur terre et l’établira d’une manière plus solide que toutes les ordonnances et toutes les lois possibles. Maintenez bien le nerf de la discipline, c’est le moyen d’assurer la persévérance ; le relâchement, je le vois, est un principe de destruction. Tenez à ce que la dissipation ne s’introduise pas par toutes ces portes et ces fenêtres que notre ministère nous empêche de murer. Il y aura bien plus de vertu d’être fidèle au règlement lorsqu’on l’observera malgré les obstacles qui se renouvellent sans cesse… ».
Puis il cite ce fondateur disant que « c’est par la prière que les fondations s’établissent. Aussi avec rien fit-il beaucoup de choses. Si nous savions mieux prier, nous aurions plus de courage. Je ne puis vous exprimer combien je désirerais que notre petite communauté retraçât aux yeux de l’Eglise la ferveur des Ordres religieux ou des Congrégations régulières, qui ont jeté un si grand éclat de vertu dans les premiers temps de leur établissement. Il me semble que, quoiqu’en petit nombre, nous pourrions faire encore beaucoup de bien, consoler l’Eglise de tant de plaies qui la dévorent de tous côtés, nous sanctifier de la manière la plus consolante et la plus heureuse… Les prêtres vicieux ou méchants sont la grande plaie de l’Eglise. Faisons tous nos efforts pour adoucir ce chancre dévorant, en faisant bande à part, pour les sentiments et pour la conduite ; il ne faut pas craindre de nous singulariser en cela. Si nous faisions comme eux, ils seraient de nos amis. A ces conditions, j’aime mieux les avoir pour adversaires et pour calomniateurs… Vive toujours Jésus-Christ, qui nous donne la force de souffrir toutes sortes de peines pour son amour ! Quand les choses semblent plus désespérées, c’est alors qu’elles sont sur le point de réussir… Les saints allaient toujours leur train, priaient et laissaient dire. Faisons-en autant ! ».
Il poursuit avec des conseils pour la détente et le repos des novices et ajoute : « Si quelque prêtre voulait se réunir à nous, il faudrait qu’il le fît en ce moment… Cependant nous ne devons jamais nous déterminer à recevoir des sujets douteux et dont la vertu ne fût pas bien éprouvée… Il faut de plus qu’on ait un grand attachement pour la maison. Celui qui ne la regarderait que comme une hôtellerie où il n’est qu’en passant n’y ferait pas le bien. Il faut pouvoir dire comme saint Thomas haec requies mea (c’est le lieu de mon repos, Ps 131, 14) pour tout le temps de ma vie. Je vois que les corps où cet esprit régnait le plus sont ceux qui ont fait le plus de bien et où l’on vivait le plus heureusement. Que Dieu nous fasse la grâce d’être bien pénétrés de cette vérité et ne négligeons rien pour l’inspirer à nos jeunes gens… ».
Voici la lettre du 22 août (EO 6, 37-38) : « Nous sommes, ou nous devons être, de saints prêtres qui s’estiment heureux et très heureux de consacrer leur fortune, leur santé, leur vie au service et pour la gloire de notre Dieu. Nous sommes placés sur la terre, et particulièrement dans notre maison, pour nous sanctifier en nous entraidant par nos exemples, nos paroles et nos prières. Notre Seigneur Jésus-Christ nous a laissé le soin de continuer le grand œuvre de la rédemption des hommes. C’est uniquement vers ce but que doivent tendre tous nos efforts ; tant que nous n’aurons pas employé toute notre vie et donné tout notre sang pour y réussir, nous n’avons rien à dire ; à plus forte raison quand nous n’avons encore donné que quelques gouttes de sueur et quelques minces fatigues. Cet esprit de dévouement total pour la gloire de Dieu, le service de l’Eglise et le salut des âmes, est l’esprit propre de notre Congrégation, petite, il est vrai, mais qui sera toujours puissante tant qu’elle sera sainte. Il faut que nos novices se remplissent bien de ces pensées, qu’ils les approfondissent, qu’ils les méditent souvent. Chaque Société dans l’Eglise a un esprit qui lui est propre ; il est inspiré de Dieu selon les circonstances et les besoins des temps où il plaît à Dieu de susciter ces corps de réserve, ou, pour mieux dire, ces corps d’élite qui devancent le corps de l’armée dans la marche, qui la surpassent par la bravoure et qui remportent aussi de plus éclatantes victoires ».
La lettre du 31 octobre (EO, 46-47) a déjà été longuement citée. « C’est pour Dieu que nous souffrons, nous ne nous laisserons point abattre… Continuons donc de travailler comme de bons soldats de Jésus-Christ… Ce serait une folie de vouloir faire le bien et de ne point éprouver de contradictions… ».
Le 4 novembre (EO 6, 48-49), il répète à Tempier qu’il « n’ambitionne pas le commandement », qu’il est pleinement disposé à obéir à un autre, mais qu’il « tient beaucoup à l’ordre qui ne peut exister là où il n’y a pas de subordination ». Puis il revient longuement sur les jeunes : « Puisque le nombre des jeunes gens qui composent la maison s’est augmenté, il faut que l’exactitude et la régularité croissent en proportion. C’est le moment de former l’esprit de la maison dont je vous ai entretenu dans une autre lettre. Vous avez à craindre la légèreté, la suffisance, le relâchement, l’indépendance… Je tiens beaucoup à ce que tous donnent le bon exemple au séminaire… Ils ne doivent pas perdre de vue que nous sommes une Congrégation de clercs réguliers, que nous devons être par conséquent plus fervents que de simples séminaristes, que nous sommes appelés à remplacer dans l’Eglise la piété et toutes les vertus des Ordres religieux, que toutes leurs actions doivent être faites dans la disposition où étaient les apôtres lorsqu’ils étaient dans le cénacle pour attendre que le Saint-Esprit vînt, en les embrasant de son amour, leur donner le signal pour voler à la conquête du monde, etc. Ils doivent être plus saints que les élèves des Pères de la Retraite qui ne doivent penser qu’à leur propre sanctification, tandis que les nôtres doivent se pourvoir doublement et pour eux et pour ceux qu’ils auront à amener à la connaissance du vrai Dieu et à la pratique de la vertu ». Eugène donne ensuite quelques directives pour la conduite des novices étudiants, « en attendant, écrit-il, que nous réglions ce qu’il faut ajouter à la Règle… ».
Retour sur la vie de la petite communauté
On connaît donc 14 lettres d’Eugène écrivant de Paris à la communauté d’Aix ou à l’un ou l’autre de ses membres : deux sont indiquées comme ayant été écrites à toute la communauté (y compris donc les jeunes), trois à Tempier et Maunier, huit directement à Tempier et une au jeune Courtès qui entrait dans la maison. Telle est du moins la répartition qu’indiquent les sources (Rambert, Rey, Yenveux), les originaux n’ayant pas été conservés. Nous souhaiterions connaître ce qui a été omis et les raisons de ces omissions… Mais cette répartition des destinataires fait réfléchir, notamment sur les places respectives de Maunier et Tempier.
Il ne faut pas oublier l’âge et le temps de vie sacerdotale de chacun. Maunier a alors 48 ans, il est ordonné prêtre depuis 20 ans. Eugène a 35 ans, et Tempier, 29 : ils sont ordonnés depuis six et trois ans. Enfin Deblieu et Mie sont à peine mentionnés.
Selon EO 6, 39, c’est à Maunier en premier qu’Eugène a annoncé la nomination de Fortuné (la lettre n’a pas été conservée). Dans le Journal de la Congrégation de la Jeunesse, il est dit que c’est lui qui « doit diriger la Congrégation en l’absence du supérieur » (EO 16, 190). Mais rien ne semble dit pour les novices, à propos desquels Eugène s’adresse surtout à Tempier. Ce n’est donc pas pour rien que Maunier commence sa lettre du 4 septembre, déjà citée, par cette phrase qui en dit long : « Notre cher frère Tempier ayant toujours l’avantage d’être votre correspondant, c’est bien le moins que je m’en procure un semblable aujourd’hui, quoique j’aie eu celui d’insérer quelques lignes pour vous dans diverses lettres qu’il vous a écrites… ».
Tempier éprouve le besoin de préciser dans une lettre du 11 novembre (EO Tempier II, 19-20) déjà citée : « Je vous parle toujours au singulier dans mes lettres et non pas au pluriel, pour être moins gêné ; mais comme vos lettres nous sont communes, vous devez toujours regarder les réponses de même… Vous savez déjà comment nous recevons vos lettres, quand vous nous donnez quelques avis spirituels et qui regardent toute la communauté. Nous nous sommes assemblés dans la salle des exercices et nous avons lu respectueusement, non seulement ce que vous nous dites dans cette dernière, mais encore ce que vous nous aviez dit d’édifiant dans d’autres précédentes… ».
Les seules mentions de Deblieu et de Mie sont pour signaler leurs travaux à l’extérieur d’Aix. Les novices sont entre cinq et dix et semblent former une communauté à part. Fortuné les mentionne rarement dans la correspondance qu’il va bientôt entamer. 1818 va voir l’acceptation de la fondation à Notre-Dame du Laus et la rédaction des Constitutions des Missionnaires de Provence. Leur approbation par le petit groupe sera difficile ; .chacun sera obligé de renouveler et de préciser son engagement.
La mission d’Arles
La mission d’Arles pour laquelle, à la demande de M. Rauzan, les Missionnaires de France ont souhaité la collaboration de deux Missionnaires de Provence, (ce furent Mie et Deblieu) est la seule mentionnée pour cet automne 1817. Sevrin, dans son ouvrage sur les Missions sous la Restauration (Vol. 2, p. 71-75), consacre quatre pages à cette mission, qui dura du 2 novembre au 21 décembre. Le premier accueil fut loin d’être encourageant. « La plupart des citoyens se demandaient ce que venaient faire des missionnaires » et s’ils avaient le don des miracles pour ramener à une doctrine et à des idées d’un autre âge. Une telle indifférence ne dura pas longtemps et le miracle se produisit ; c’est que la foi restait vivace au fond des cœurs. Le branle fut donné dès la première semaine. Après l’amende honorable, les missionnaires et le clergé de la ville passèrent jusqu’à 15 et 18 heures de suite au confessionnal. Tempier peut écrire au P. de Mazenod : « A la suite des sermons du P. Mie, les hommes font amende honorable dans l’église la corde au cou… » (EO Tempier II, 20). On compta 2000 communions d’hommes : et les femmes furent encore plus nombreuses. La plantation de la croix, le 16 décembre, fut un triomphe, avec une procession et un rassemblement de près de 5000 personnes. Rambert (I, p. 307) cite une lettre postérieure de M. Rauzan : « Les deux confrères que M. l’abbé de Mazenod voulut bien nous accorder pour Arles y firent des prodiges de zèle et nous donnèrent de grandes leçons ».
« Il est impossible, dit un témoin, de peindre le changement qui s’est opéré dans les mœurs, et la réforme chrétienne qui a, en quelque sorte, fait un peuple nouveau du peuple de ce pays… Comment raconter tout le bien qu’ils ont fait : les restitutions sans nombre qu’ils ont procurées, les inimitiés qu’ils ont apaisées, les divisions qu’ils ont éteintes, non seulement dans les familles, mais parmi les citoyens ; le calme, l’union, la concorde qu’ils ont si heureusement rétablis ! » Et un autre témoignage : « L’esprit de paix, de charité, d’ordre et de pitié qui règne aujourd’hui dans la ville, étonne et ravit ceux qui en sont les témoins ».
Rey (I, p. 220-221) a transcrit la lettre du supérieur des Missionnaires de France : « Mon cher Monsieur de Mazenod, à peine ai-je pu embrasser vos bons missionnaires à leur départ de la ville d’Arles. Il ne me fut pas possible de vous écrire et de vous remercier du puissant secours que vous avez procuré à notre mission en lui accordant MM. Mie et Deblieu. Ils ont fait des merveilles dans les paroisses de la Majeur et Trinquetaille, particulièrement dans cette dernière qu’ils ont principalement évangélisée. Nous aurions bien voulu emmener M. Deblieu à Grenoble. Peut-être lui serait-il utile de faire quelques missions où il serait forcé de prêcher en français, mais il n’a osé s’engager sans votre consentement. Il serait temps encore de le dépêcher pour cette mission et, comme les missionnaires sont très hardis dans leurs demandes comme dans leurs entreprises, nous vous demandons de venir à Grenoble vous-même… Vous allez rire, vous moquer de moi, et moi j’assure que vous feriez un bien infini si vous vous prêtiez à nos vues. Adieu, mon bien cher confrère… Je voudrais vous répéter et je ne vous dirai jamais assez combien nous avons été heureux de travailler avec vos saints missionnaires. Agréez l’assurance de mon respectueux et inviolable attachement. – Tarascon, 22 décembre 1817 – Rauzan ».
1817 n’a guère éclairé l’avenir
On peut vraisemblablement dater d’octobre 1817 les notes de retraite d’Eugène, que reproduisent EO 15, 167-169. « … Je ne dois pas oublier que pour travailler utilement au salut des autres, il faut que je m’applique très sérieusement à me perfectionner moi-même et que je prenne garde de ne pas me dissiper en me consacrant au service du prochain. Je fixerai irrévocablement pour règle de ma conduite qu’il faut que rien au monde soit habituellement dans le cas de nuire à mon propre avancement dans la vie spirituelle. Il faut pour cela que j’établisse quelques points principaux qui seront comme les pivots du reste de ma vie. 1° Vivre dans une grande dépendance de Dieu et suivre en tout ce que je pourrai la règle de la maison pour donner l’exemple et assujettir ma volonté. 2° Comme mes occupations extérieures me détournent souvent et me mettent dans l’impossibilité de suivre cette règle dans tous ses points, je dois me faire une obligation particulière de ne jamais me dispenser, sous aucun prétexte, de certains points plus essentiels de cette règle. Ainsi, lever à l’heure de la communauté (5 h ou 4 h 1/2), faire l’oraison, me préparer et faire mon action de grâce de la messe. Adorer le T.S. Sacrement au moins un quart d’heure l’après-midi ; étudier au moins une heure dans la journée, etc., lire l’Ecriture sainte. Pour cela il ne faut point perdre de temps et bien ménager celui que les affaires me laissent. Je n’y parviendrai jamais si je ne me rends invisible pendant quelques heures de la journée… Faire toutes mes actions devant Dieu sans perdre un instant sa sainte présence, avoir grand soin de lui offrir tous les dérangements que le service du prochain m’occasionne… ».
Eugène quitta Paris le 24 novembre, pour un retour à Aix qui à l’époque demandait une bonne semaine.
Quel bilan pouvait-il tirer de ces cinq longs mois d’absence ? Son voyage à Paris n’a pas fait beaucoup avancer la petite Société des Missionnaires de Provence. Les relations avec les Missionnaires de France ont été clarifiées. Il n’est plus question de les rejoindre, on se limitera à des collaborations occasionnelles, chaque société gardant son indépendance. Rien n’a avancé du côté du Gouvernement, sinon quelques encouragements et l’idée persistante de la Corse. Du côté de l’Archevêque nommé d’Aix, on n’a que de grosses désillusions, il n’appuiera pas les Missionnaires dans leur conflit avec les curés de la ville. Une seule bonne nouvelle, inattendue celle-là, la nomination de Fortuné au siège rétabli de Marseille. Mais Eugène ne sait pas bien en quoi consistera l’engagement qu’il a pris d’être le proche collaborateur de son oncle. Heureusement, personne alors n’imagine qu’il faudra un peu plus de cinq ans pour que les décisions prennent corps.
Par contre, Eugène s’est senti totalement appuyé par Maunier et Tempier. Leur solidarité est restée très forte. Ils partagent ses perspectives pour l’avenir de la petite Société. En l’absence du Fondateur, ils ont assuré les tâches avec intelligence et fidélité : accompagnement de la Congrégation de la Jeunesse et service de l’église de la Mission. En outre, les jeunes « novices », ceux que Maunier désigne comme « notre famille intérieure », donnent de bons espoirs. On en sait moins sur Deblieu et Mie, sinon que leur collaboration à la mission d’Arles a été très appréciée.
Du côté familial, Eugène pressent qu’il va rencontrer de nouveaux et délicats problèmes. C’est avec beaucoup de difficultés qu’il a convaincu l’oncle Fortuné d’accepter sa nomination et donc d’organiser son retour. Il sera accompagné du père d’Eugène et de l’autre frère de celui-ci, le Chevalier, qu’accompagne son épouse Tonia. Mais Eugène sait que la Maman n’est pas du tout favorable au retour des Messieurs Mazenod. Les questions familiales seront donc très coriaces : qu’il s’agisse de leur trouver des lieux de résidence et encore plus des ressources, pour lesquelles Eugène n’a obtenu à Paris que des promesses. Agés respectivement de presque 73, 68 et 67 ans, ce sont pour l’époque des vieillards, qui peineront à s’adapter à une société française tout autre que celle qu’ils ont quittée il y a plus de 25 ans. Tous les quatre vont débarquer à Marseille le 27 décembre, après une traversée « aussi longue que périlleuse ».
Les écrits d’Eugène n’ont pas gardé la trace de ses sentiments en ces jours de retrouvailles après plus de 15 ans de séparation. On sait seulement que Mme de Mazenod tenait à maintenir les distances. « Ta mère ne veut avoir auprès d’elle ni ses beaux-frères, ni son mari », écrivait le papa en 1805 (cf. Leflon I, p. 268). Cette attitude persistait en 1817. Le Président, sur le point de revenir en France, écrivait à Eugène le 10 novembre : « Une femme séparée depuis 20 ans de son mari devrait naturellement goûter quelque satisfaction à le revoir. Si la mienne est d’une opinion contraire, je tâcherai par ma douceur et ma patience, de lui inspirer d’autres sentiments… ».
Le Président, son frère et sa belle-sœur restèrent donc à Marseille, dans une modeste maison louée rue des Petites Maries au numéro 53. Fortuné, dont la nomination était connue à Marseille, se sépara d’eux, après 20 ans de vie commune et reçut l’hospitalité à Aix chez les Missionnaires de Provence. Tous connaîtront encore des années difficiles.
L’entrée en 1818
Les correspondances qui ont été conservées, nous informent assez bien sur le deuxième semestre de 1817. Les sept ou huit premiers mois de 1818 ont laissé beaucoup moins de traces écrites, puisque Eugène est de retour à Aix où il a retrouvé la vie quotidienne de la communauté. Cependant, Fortuné, qui a rejoint la maison des Missionnaires, entame en janvier 1818 une riche correspondance avec son frère demeuré à Marseille. Celle-ci nous apporte beaucoup sur la vie des Missionnaires de Provence. Nous la citerons abondamment.
On devine qu’à son retour, Eugène reprend en main plus directement la charge de la communauté. Il laisse ses confrères prêcher la mission du Puget (Var) en janvier 1818, car sa présence est exigée à Aix, dont il a été si longtemps absent. Pour la petite Société, c’est un temps de maturation, sans événement majeur, jusqu’à ce qu’une lettre, inattendue, oblige à toute une réorganisation des esprits et des règlements. Cette lettre, datée du 16 août 1818, écrite au nom de l’évêque de Digne, proposera aux Missionnaires de Provence de se charger du sanctuaire de Notre-Dame du Laus, dans les Hautes-Alpes, et de prêcher des missions dans cette région. Convient-il de fonder une deuxième maison, en plus aux limites de la Provence ? N’est-ce pas en contradiction avec tous les projets antérieurs ? Eugène pense que seule une réponse positive offrira un avenir à la petite Société, en butte aux difficultés d’Aix, et donc un avenir aux jeunes en formation, alors que rien n’avance du côté de Marseille. Il pense aussi que pour maintenir l’unité, la rédaction de Constitutions est indispensable, qui introduira les vœux religieux. Cette proposition sera à l’origine d’une grave crise interne. Elle ouvrira une nouvelle période pour les Missionnaires de Provence.
La Congrégation de la Jeunesse et le service de l’église de la Mission
La pauvreté des informations qui nous ont été conservées sur la Congrégation de la Jeunesse pour les années 1817 et 1818 ne doit pas voiler l’importance de cette œuvre et le temps que les Missionnaires de Provence consacrent aux jeunes d’Aix. Le manque de temps a conduit Eugène à interrompre la rédaction du Journal entre juin 1816 et juin 1818. Mais c’est dans ces années-là que la Congrégation réunit autour de 300 jeunes, comme Eugène le rappellera à diverses reprises, et de même Fortuné.
Eugène reprend donc sa rédaction le 18 juin 1818 (Cf. EO 16), à la demande des congréganistes témoignant « qu’il leur serait agréable de voir continuer l’histoire, pour ainsi dire, de la Congrégation et que ce serait les désobliger que de ne pas consigner par écrit les actions mémorables, les traits édifiants, qui peuvent servir de modèle et être un véhicule pour persévérer dans le bien (194-195) ». Une grande importance reste donnée aux célébrations liturgiques ou semi liturgiques. Notons en mars les célébrations de la Semaine sainte. « Bénédiction des rameaux. Procession sur la place des Carmélites. Les Offices de la Semaine sainte exactement suivis par les congréganistes. Le jeudi saint. Le Mandatum… ». Et aussi, le jeudi de Pâques, la messe célébrée à l’église de la Mission par l’évêque de Digne, Mgr Miollis, qui a « administré le sacrement de confirmation à plusieurs congréganistes qui s’y étaient préparés selon nos usages (194) ». La célébration de la fête de saint Louis de Gonzague est longuement racontée dans le Journal (196-198). Elle a débuté à 6 h 30 le matin avec l’office, suivi par la célébration d’admission comme probationnaires d’un certain nombre de postulants. « La communion a été presque générale, quoique chacun soit libre de la faire ou de ne pas la faire, et c’est encore ici où il faudrait pouvoir peindre tout ce qu’a d’édifiant, de ravissant, ce spectacle digne des Anges qui doivent en tressaillir de joie, tant est grande la piété, la modestie, l’esprit de foi qui animent et accompagnent à la table sainte tous ces fervents chrétiens dignes d’être comparés aux premiers fidèles, dont ils imitent parfaitement les vertus. Je n’ai jamais rien vu de pareil, je dois le dire, pas même au séminaire… ».
Parmi les admis ou les probationnaires, on peut relever les noms de Marius Suzanne, de Marius Aubert, prêtre, de Noël Moreau, diacre, qui seront Missionnaires de Provence. On note aussi des expulsions (201-202) : « Le Conseil de la Congrégation s’est assemblé le 6 août pour la reddition des comptes et pour traiter de plusieurs affaires. MM. les Zélateurs ont exposé que certains membres, qui s’étaient absentés depuis quelque temps, méritaient que le Conseil s’occupât de leur conduite très peu édifiante. Ils ont conclu à ce qu’ils fussent chassés ou au moins rayés du catalogue. Il a été conséquemment délibéré de rayer M. Casimir Vernet probationnaire et M. Augustin Pontier. Le premier est un enfant qui s’est laissé entraîner par de perfides conseils, mais qui ne peut néanmoins être excusé, vu tous les moyens que l’on a employés pour le ramener au bien pendant une longue suite de mois ; l’autre, infiniment plus coupable, peut être regardé comme un véritable apostat de la piété et de la religion. Son âge, il a 19 ans, sa qualité de reçu, la confiance que le Directeur lui a témoignée pendant plus de deux ans, les places que la Congrégation lui avait confiées, la surveillance et la censure dont il était chargé à l’égard des jeunes qui, en le mettant à même de rappeler aux autres leurs devoirs, lui procurait à lui-même le moyen de s’en inculquer davantage l’importance, tout tend à aggraver le tort inexcusable de sa défection scandaleuse. Avant de venir à l’extrémité de repousser et de retrancher de la Congrégation ce membre gangrené, le Directeur a patienté un an entier pendant lequel il n’a rien oublié auprès de lui pour le rappeler à ses premiers sentiments… Mais tant de soins ont dû échouer devant la perversité d’un cœur corrompu, entraîné par la séduction des mauvais camarades, jeunes gens étrangers à la Congrégation, dont il a été impossible de le détacher… Qu’il ne soit plus parlé de lui et Dieu puisse oublier ses offenses et lui faire miséricorde, comme nous lui pardonnons ses ingratitudes et tout le chagrin qu’il nous a donné… ».
Le service de l’église de la Mission (un document de l’autorité diocésaine la désigne comme « église de saint Vincent de Paul »), occupe quotidiennement les Missionnaires. Dès son arrivée, Fortuné apporte une collaboration appréciée, notamment pour les confessions. En août 1818, pour la première fois, on y fête le bienheureux Alphonse de Liguori, qui vient d’être béatifié.
Des entrées dans la communauté
Dans la communauté, le nombre de ceux qu’on désigne comme « novices » s’accroît régulièrement. Leur nombre doit dépasser la dizaine. Convient-il de mettre d’abord en avant les trois qu’Eugène appellera au « chapitre général » d’octobre pour faire basculer la majorité : Alexandre Dupuy, Marius Suzanne et Hippolyte Courtès ? Statutairement, ils sont à égalité avec d’autres qui ne persévéreront pas. On a déjà signalé Hilarion Bourrelier, 17 ans, François Dalmas, marseillais de 16 ans, et surtout Jean-Baptiste de Bausset, qui en juillet 1818, « se découragea » de sa vocation, mais continua à loger à la Mission en faisant des études de droit.
Il y a quelques nouveaux, un certain Lalande « qui obtint la soutane et le titre de novice à force d’importunités » et qui resta dans la maison une quinzaine de mois. Et aussi Marcellin Giraud, qui fait dans le registre des entrées (Missions 1952, p.16) l’objet d’une notice qu’il nous est difficile d’interpréter : « Si jamais on a dû fonder quelque espérance sur un sujet, c’est bien sur celui-ci. Il a vécu dans notre maison dix-huit mois ; et pendant les seize mois qui ont précédé sa sortie, il a constamment donné l’exemple de la régularité la plus exacte et de la ferveur la mieux soutenue. Plus humble il eût persévéré ; mais, enflé de quelque vaine science que son jugement naturellement faux lui fit prendre à rebours, il voulut scruter la Majesté et il fut opprimé par la Gloire ».
On se demande où situer Gabriel Carron « entré dans la maison » le 1er mars 1818 alors qu’il n’avait pas 14 ans. Il était né en 1804 à La Tour d’Aigues, dans le Vaucluse, et n’avait pas encore 13 ans quand il fut admis comme postulant à la Congrégation de la Jeunesse. Quelle place pouvait avoir ce jeune dans la maison ? Voulait-on déjà organiser un genre de juniorat ? Toujours est-il qu’il « prit l’habit ecclésiastique » en 1819, à l’âge de 15 ans.
Plus riche d’avenir, l’entrée au noviciat le 22 avril 1818 du diacre Noël François Moreau (ou Moureau), né à Tarascon en 1794. Fortuné le présente comme « un excellent sujet » (28 avril), qui sera ordonné prêtre en septembre. Moreau sera ainsi le premier prêtre Missionnaire de Provence de la nouvelle génération et se montrera très proche disciple d’Eugène de Mazenod.
Il est plus difficile de parler de Marius Aubert, déjà prêtre, qui participa à plusieurs missions, mais auquel le Dictionnaire historique n’a pas jugé bon de consacrer une notice. Il a rejoint les Missionnaires au début d’avril. Selon Fortuné (lettre du10 avril), il « est une précieuse acquisition pour l’établissement et sera d’un grand secours par ses talents et ses vertus. Plût à Dieu qu’il en vînt encore deux ou trois comme lui ! » Voici ce qu’Eugène de Mazenod écrit de lui dans le Registre des Admissions au Noviciat (Missions 1952, p.17) : « M. Marius-Victor Aubert, prêtre sortant de la maison de la Retraite du P. Charles (communauté d’Aix déjà rencontrée dans l’itinéraire d’Eugène de Mazenod), se présenta chez moi pour me demander de l’agréger à notre Société, attendu, disait-il, qu’il se sentait quelques dispositions pour annoncer la parole de Dieu et qu’il ne pouvait plus supporter de voir l’exercice de son ministère circonscrit à instruire quelques saintes filles de la Retraite. La bonne opinion que j’avais de ce jeune prêtre, jointe à l’extrême besoin où nous étions réduits, me fit passer outre à l’article de nos Règles (Eugène commet ici un anachronisme, les Règles des Missionnaires de Provence sont postérieures à son admission) qui défend d’admettre parmi nous des sujets qui aient appartenu à d’autres corps. La bonne volonté apparente de celui-ci, l’idée exagérée que je m’étais formée de son désintéressement et de son zèle, les expressions dont il se servait pour me faire connaître combien il appréciait la vie régulière et commune, tout en un mot dut me porter à faire une exception en sa faveur. Je ne lui dissimulai pourtant point qu’il ne devait pas même essayer de nous, s’il n’était pas dans la ferme résolution de persévérer jusqu’à la mort dans la Société ; il me répondit positivement que telle était son intention ».
La déception sera grande.
Dans une lettre d’avril 1818, Fortuné parle de la Mission, c’est-à-dire la maison d’Aix, comme « auberge de tous les malheureux », à propos de l’accueil fait à un capucin espagnol « qui revient des missions du Levant ». Comme on en a déjà fait la remarque, on aimerait en savoir plus sur la vie commune dans la maison et sur la place que tenait la cuisinière dont Fortuné parle comme de « l’excellente Thérèse… seule domestique pour environ vingt personnes, un modèle de vertu et de travail » (lettre du 13 juillet).
Il est vrai que Jeancard dans ses Mélanges historiques parle assez longuement de la première communauté d’Aix. Citons les pp. 26 et 27. « La Société n’existait encore qu’en germe…, grain de sénevé qui devait devenir un arbre dont les rameaux se sont étendus beaucoup plus loin qu’on ne supposait alors. Tout en suivant la sainte inspiration qui lui était venue de chercher partout des prêtres disposés à tout sacrifier pour Dieu et de les réunir en congrégation pour travailler avec lui à la sanctification des âmes dans l’œuvre des missions, M. de Mazenod avait songé en même temps à former autour de sa personne comme une école apostolique, qui continuerait la généreuse entreprise et serait l’élément par lequel elle se développerait. Les jeunes gens dont j’ai parlé ci-dessus furent les premiers élèves de cette école sainte. Ils furent tout particulièrement soignés par M. de Mazenod lui-même, qui devint le directeur de leur conscience et leur maître des novices. Les soins qu’il donnait à leur éducation étaient de tous les moments : à la récréation, à la promenade (quand il avait le temps de les y accompagner), dans sa chambre, à la salle des exercices, dans la chapelle, enfin partout il tâchait de les animer de l’esprit de Dieu. Aussi on peut dire que l’air de la maison était tout imprégné de cet esprit ; on le respirait sans cesse, et on n’en respirait pas d’autre. On vivait ainsi dans une atmosphère entièrement apostolique, qu’entretenaient encore, il faut le dire, tous les prêtres de la communauté… Le zèle et l’abnégation étaient, avec des différences inévitables, le propre de ces prêtres, tous, sans exception, hommes d’élite sous le rapport des vertus sacerdotales… ».
Ce que Jeancard écrit a servi de doctrine commune chez les Oblats jusqu’aux recherches de Leflon. Son témoignage reste intéressant pour nous, mais il ne faut pas en oublier le genre littéraire. Il date d’après 1861 et son caractère hagiographique est évident. A noter que Jeancard, originaire de Cannes, qui faisait alors partie du diocèse d’Aix, entra en octobre 1818 au grand séminaire d’Aix et prit ainsi progressivement contact avec la maison de la Mission.
La mission du Puget
La dernière mission prêchée par les Missionnaires de Provence était celle de Mouriès en février-mars 1817 ; seuls Deblieu et Mie avaient pris part à la mission d’Arles. Une seule mission est mentionnée pour les six premiers mois de 1818, celle du Puget, bourgade de 1300 habitants proche de Fréjus, dans le Var. Eugène accompagna les Missionnaires au Puget et lança la mission le 3 janvier 1818. Il revint alors à Aix et laissa aux PP. Tempier, Deblieu et Mie de poursuivre cette mission qui dura quatre semaines. Maunier vint les y rejoindre.
Nous a été conservée une lettre de Tempier au P. de Mazenod datée du 13 janvier (EO II, 21) : « Il faut que je vous apprenne que divers hommes ne paraissaient pas disposés à s’approcher du tribunal de la pénitence. Nos chers Pères Mie et Deblieu ont jugé que la pratique expiatoire devait avoir lieu ici comme ailleurs et que, pouvant être utile à ces individus, il ne fallait pas les en priver. En ce cas vous auriez été du même avis, et c’est ce qui nous a déterminé à faire cet acte de pénitence. M. Maunier a protesté que c’était à lui à porter la croix, comme le plus coupable. Il a voulu réparer les scandales qu’il disait avoir donnés dans ces contrées (il était originaire de Fréjus) ; nous craignions qu’il ne prît mal. Cependant, par la grâce de Dieu, il n’a pas éprouvé la moindre fatigue. Il avait les pieds nus et la corde au cou. Cette cérémonie a produit un grand effet et les hommes aussi bien que les femmes sanglotaient. Depuis ce jour-là, les hommes se sont empressés de remplir ce devoir qui paraît si pénible à ceux qui ne l’avaient pas rempli depuis de longues années ».
Pour ce qui est d’Eugène à cette période, les sources signalent surtout une grosse fatigue. Au point que le vicaire général Guigou dut intervenir après la mission du Puget. Il fit reporter les missions d’Eyguières (Bouches-du-Rhône) et de Tourves (Var) qui étaient au programme. Le curé de Salernes obtint lui aussi une réponse négative (EO 13, 33). La mission suivante sera celle de Barjols en novembre.
Fortuné et sa correspondance
Tandis que le père d’Eugène, son oncle le Chevalier et son épouse Tonia sont maintenant à Marseille – on explique qu’à la rue Papassaudi, Mme de Mazenod donne déjà l’hospitalité à ses enfants et petits-enfants Boisgelin et ne dispose donc pas de l’espace pour recevoir son mari – Fortuné réside chez les Missionnaires d’Aix. Cette séparation, douloureuse pour eux, nous vaut une abondante correspondance entre Fortuné et son frère. 237 lettres de Fortuné ont été conservées ; elles méritent une attention particulière. Les originaux ont été confiés aux Archives oblates de Rome. C’est par ces 237 lettres de Fortuné et les réponses du Président que nous sont parvenues des nouvelles de la famille ainsi que d’Eugène et de la Société des Missionnaires. Cette correspondance, qui cessera avec le décès du père d’Eugène en octobre 1820, a été présentée et analysée par le père Yvon Beaudoin dans trois articles de la revue Vie Oblate Life en décembre 1985 (pp. 291-330), décembre 1986 (pp. 411-446) et décembre 1989 (pp. 443-466).
Fortuné raconte à son frère les grands et les petits événements, il décrit les hauts et les bas des relations familiales, parfois de manière assez directe. Le Président de Mazenod, ainsi que son frère, se sentent délaissés, voire abandonnés. On ne souhaite pas les voir à Aix et leur famille d’Aix, Mme de Mazenod et sa fille, ne leur fait en trois ans qu’une ou au plus deux visites, semble-t-il. Selon son père, Eugène passe à Marseille « comme chat sur braise », quand il y passe. Les ressources promises (des pensions du gouvernement) se font longuement attendre et sont loin de correspondre aux promesses et même aux besoins. C’est la misère, un état de détresse, écrivent-ils. Et la dépendance vis-à-vis de Mme de Mazenod, qui gère la petite part restante de leurs revenus, est plutôt humiliante. « Nous devons toujours être en tutelle». « En venant ici, nous nous sommes attendus à un long acte de patience et il ne fait que commencer».
Quant à Fortuné, sa nomination au siège de Marseille reste en suspens. Pour lui aussi le manque de ressources est douloureux. Il écrit en janvier à la baronne de Talleyrand, belle-sœur du Cardinal : « Etant retourné en France dans l’idée certainement bien fondée d’y avoir l’évêché de Marseille…, je n’y ai trouvé que la misère dont je sentirais les rigueurs sans la charité des pauvres missionnaires ». D’où les regrets d’avoir quitté la Sicile, où ils recevaient une petite pension du gouvernement anglais. Ainsi le 10 avril : « Ah ! chère et belle Sicile, je ne t’oublierai jamais et tu seras toujours ma véritable patrie… » Ayant reçu une lettre adressée « A son éminence l’abbé de Mazenod, évêque de Marseille », il commente : « Tu vois, cher ami, par cette singulière adresse que si les revenus n’arrivent pas, les titres pleuvent et tombent comme grêle et bientôt j’en serai accablé. Je sais que dans ce siècle on raffole de toutes ces niaiseries, mais pour moi qui suis des temps antiques, je préférerais un peu d’espèces sonnantes. Espérons qu’elles viendront enfin » (20.3.1818). Un mot résume tout : « Nous avons quitté le certain pour l’incertain », et cet incertain se prolonge.
Sa résignation, sa confiance dans la Providence reviennent dans presque chaque lettre, comme s’il avait besoin de s’assurer lui-même. Pour des raisons obscures à l’époque, le nouveau Concordat reste en panne et personne ne sait ce qu’il en adviendra. Les bulles papales, confirmant les nominations des nouveaux évêques, sont bloquées à Paris, sans explications. Situation très difficile pour les 30 ou 40 évêques dont la nomination a été publiée mais attend confirmation. En conséquence, Aix, parmi d’autres sièges, attend toujours l’installation de l’archevêque nommé, lequel, lassé d’attendre, est reparti dans sa famille. Et Marseille ignore si son siège sera rétabli. Après de longs mois sans traitement, les évêques nommés se verront attribuer une modeste pension. Mais Fortuné n’a que des promesses orales et les listes l’oublient. Cette situation lui donne l’occasion de nombreuses réflexions sur la situation de la France. Inutile de préciser qu’elles sont souvent très pessimistes. « Quel abominable siècle que celui où nous vivons ! », s’écrie-t-il le 19 juin.
Il convient sans doute de placer ici quelques brèves notes biographiques sur Fortuné de Mazenod. Né en 1749, il est de quatre ans plus jeune que le père d’Eugène. Il fait ses études de théologie à la Sorbonne, comme séminariste de Saint-Sulpice, en même temps que Talleyrand. Il est ordonné prêtre à Beauvais en 1776 par l’évêque du lieu, Mgr François-Joseph de La Rochefoucauld, lequel sera victime, avec son frère évêque de Saintes, des massacres de septembre 1792 (ils seront béatifiés en 1926 avec beaucoup d’autres martyrs).
La carrière ecclésiastique de Fortuné jusqu’à la Révolution mériterait d’être plus étudiée. Quelles étaient ses responsabilités lorsqu’il fut un des 15 vicaires généraux de l’archevêque d’Aix, mgr de Boisgelin, reprenant la charge de son oncle André ? Il rappelle qu’il fut un supérieur apprécié des Carmélites. Il fut un des délégués du clergé aux Etats de Provence, préalables aux Etats Généraux de 1789. Comme l’Archevêque partait à Paris pour ces Etats Généraux, il choisit Fortuné comme administrateur du diocèse en son absence. Période qu’on devine difficile, où même sa vie fut menacée, lorsqu’on tira sur lui alors qu’il portait le saint sacrement dans la procession de la Fête-Dieu de 1791. Il rejoignit alors sa famille émigrée en Piémont. Le séjour qu’il tenta à Aix en 1797 ne dura que deux mois, et il fut obligé de fuir à nouveau.
Ce furent alors avec ses deux frères et son neveu Eugène le long exil de Naples, puis de Sicile, qui l’obligea à ce que le P. Pielorz décrit comme une paisible inertie. C’est de cette inertie qu’Eugène travailla à le tirer.
L’incertitude et la précarité lui demandèrent cinq longues années de patience, dont on ne peut douter que son épiscopat tira profit. Fortuné se sent parfaitement accueilli dans ce qu’il appelle « la maison de la Mission » ou « la maison des missionnaires ». Il y apprend beaucoup. Avec Mme de Mazenod, écrit-il à son frère, « J’ai pris le parti, à ton exemple, de laisser dire à ta femme tout ce qu’elle veut, sans l’interrompre ni la contrarier. Amen à toutes ses idées, à tous ses projets, voilà ma réponse banale. Par ce moyen, nous sommes à merveille et je ne me départirai point de cette salutaire méthode. Par la grâce de Dieu, je ne m’inquiète plus de rien et je le remercie chaque jour de m’avoir accordé le don de la patience dont j’ai si souvent besoin de faire usage ». Fortuné doit aussi accepter qu’Eugène conduise les affaires à propos de la nomination comme évêque, « une affaire furieusement embrouillée ». Ce qui conduit son père à écrire : « Tu es entre les griffes de Zézé (Eugène) qui ne lâcheront pas facilement leur proie ». (17 janvier). Ou encore le 8 mai : « Mon cher enfant a quelquefois des opinions qui ne sont pas bien justes et quand une fois il les a adoptées, il met trop d’entêtement à les soutenir, et, essayant de l’en faire revenir, on lui cause un véritable chagrin… ».
Eloge du travail d’Eugène et des Missionnaires de Provence
Dans ce travail on se limitera à ce qui, dans ces lettres, touche directement Eugène et les Missionnaires de Provence. Si Fortuné signale quelques difficultés, toujours le regard admiratif l’emporte. Voici la description qu’il fait du travail des Missionnaires de Provence dans une lettre à la baronne de Talleyrand : « Les Missions produisent partout des fruits incalculables, et je pense que c’est le seul moyen pour faire revivre parmi nous les beaux jours de l’Eglise gallicane. Celle de Provence, fondée par mon neveu a eu des succès qui tiennent du prodige et si le nombre des ouvriers apostoliques y était plus considérable, notre pays serait bientôt transformé en une terre de saints. Ce qui vous surprendra, c’est qu’ils n’ont été jusqu’à présent que cinq individus et qu’ils font la guerre au diable à leurs frais et dépens, n’ayant aucun traitement ni du gouvernement ni du budget ecclésiastique. Outre les missions, ils ont établi ici depuis trois ans, malgré tous les efforts et la rage des suppôts de l’enfer, une congrégation fréquentée journellement par 300 jeunes gens, l’exemple et l’édification de la ville, tandis qu’ils en seraient devenus le fléau, comme auparavant, sans le zèle et l’ardente charité de ces fervents ministres de l’autel » (5 mai 1818).
Dès les premières lettres, Fortuné exprime son admiration. Ainsi le 6 janvier 1818, soit trois jours après son arrivée : « Je suis toujours plus émerveillé de cet établissement fait par Eugène, il est véritablement admirable et je ne cesse d’en bénir Dieu. Son église est fréquentée matin et soir par les premières dames de la ville qui y sont avec une dévotion d’ange. En un mot le bien qu’il a opéré et qu’il opère encore chaque jour avec ses dignes confrères est incalculable ». Le lendemain 7 janvier : « C’est un cœur rare et tous les gens de bien l’aiment à la folie. Que tu es heureux d’avoir un tel enfant ! ». Et le 10 janvier : « Vous n’avez pas idée du travail qu’il a ici, étant seul (les autres sont en mission au Puget), et avec quelle sagesse et douceur il gouverne sa maison. Je l’ai entendu faire des conférences et j’en ai été enchanté. Il parle de Dieu comme un ange ».
La santé d’Eugène
Eugène est « accablé d’affaires et de travail » (20 janvier). Le 30 janvier : « Eugène, malgré le poids énorme de ses occupations, ne se porte pas mal. Il n’a dans ce moment d’autre souffrance qu’un flux assez considérable de sang occasionné par les hémorroïdes. Je ne cesse de lui représenter combien il est essentiel sous tous les rapports de modérer son zèle et de faire feu qui dure, mais bien souvent je parle dans le désert. Je regarde comme un miracle d’avoir pu l’engager à différer jusqu’après Pâques la mission d’Eyguières. S’il l’avait entreprise dans le carême, certainement ni lui ni ses confrères n’auraient pu l’achever ».
La question de la santé d’Eugène revient dans presque chaque lettre. Ainsi le 17 février : « Eugène va toujours mieux, il a pu dire la sainte messe hier et aujourd’hui et il commence à reprendre ses forces, épuisées par le travail et par le jeûne, au moyen du régime que le médecin lui a prescrit et auquel il s’est soumis, non sans beaucoup de peine. Nous le tenons enfin et il faudra bien qu’il obéisse ». Et le lendemain : « Eugène n’a plus rien eu et continue de mieux aller, en mettant des bornes à son zèle et en prenant davantage de nourriture et de sommeil. Je sens que cela l’inquiète un peu et contrarie les idées qu’il s’est formées sur la piété. Mais il faut qu’il mette chaque chose à sa place et qu’il ne veuille pas être sage outre mesure, comme dit saint Paul. Sinon, avant 40 ans, il deviendra inutile pour l’Eglise et il ne sera plus bon qu’à occuper un lit aux incurables ». Le 25 février, il insiste auprès de son frère : « Epargne-toi de lui faire de longs sermons qui n’aboutissent à rien, et ne me réponds point sur cet article, je t’en supplie, et pour cause ». Le 27 février : « Nous le laissons se lamenter sur ce qu’il ne peut pas faire le carême et nous le forçons d’obéir et de se soumettre aux lois du bon sens et de la raison, qu’il ne connaît guère sur cet article. Tu concevras aisément les peines qu’il me donne et que sa pauvre mère partage. Je lui ai déclaré bien nettement qu’il était inutile qu’il me fît quitter la Sicile pour me rendre témoin de ses extravagances et que je sortirais de la mission s’il ne changeait point de conduite à cet égard».
Le 1er mars : « Eugène n’a pas eu les oreillons comme on l’avait d’abord cru, c’était seulement une enflure au cou occasionnée par la crispation des nerfs dont le tension se fait également sentir assez fortement aux pieds et l’empêche de marcher. Elle est beaucoup diminuée depuis quelques jours et son état physique s’améliore sensiblement. Plus d’indigestions, plus d’insomnies, plus de carême, en un mot il va mieux et convient des imprudences qu’il a faites. Nous n’avons pas eu peu de peine à le persuader de prendre plus de nourriture, de repos et de sommeil, mais enfin avec la grâce de Dieu, nous en sommes venus à bout. Nous ferons tout ce que nous pouvons pour le soulager dans son travail, et j’ai écrit hier pour lui toute la journée et jusqu’à près de minuit. Car nous voulons te conserver cet admirable fils, que Dieu t’a donné dans sa bénédiction et qui est aimé et révéré de tous les gens de bien ». Et le 7 suivant : « Eugène est devenu plus raisonnable, il dort et mange davantage, ne s’accable plus de travail, prend quelque chose le matin et le soir et vient quelquefois se chauffer et se reposer chez moi. Remercie Dieu de cette conversion qui tient du miracle, et prie-le qu’elle dure ».
On peut ajouter ici les remarques de M. de Mazenod sur ce thème. Ainsi dans sa lettre du 31 janvier à son frère : « Tous ceux que j’ai vus jusqu’à présent, en ne tarissant pas sur leurs éloges envers mon fils, s’accordent à lui reprocher qu’il prodigue trop sa santé et ne peut manquer d’abréger ses jours par la multiplicité de ses travaux. Ce n’est pas ce que le bon Dieu exige de lui. L’excès même dans le bien est très répréhensible et quoique le Seigneur n’ait pas besoin de lui pour l’accomplissement de sa divine volonté, il doit se ménager autant que possible, pour coopérer le plus longtemps qu’il pourra aux desseins de la providence… Inculque-lui bien cette vérité, sers-toi, s’il le faut, de l’autorité que ton âge, ta qualité d’oncle et celle d’évêque te donnent sur un neveu réfractaire, qui doit savoir que l’obéissance à ses supérieurs est plus agréable à Dieu que son dévouement et son sacrifice… » Et le 16 août : « Je crains que le détail des austérités du bienheureux (Liguori) n’exalte un peu trop l’imagination de Zézé et je te charge d’y veiller, c’est un jeune homme qui ne pourrait mieux faire que de s’abandonner entièrement à ta direction et à tes conseils, et d’écouter quelquefois les miens… ».
Les travaux des Missionnaires
De temps en temps, ces lettres nous donnent quelques aperçus des travaux et de la vie des Missionnaires. Dès le 7 janvier, Fortuné fait une allusion aux opposants : « J’ai eu la visite des plus grands opposants à la Mission, sans en excepter Mme d’Albert qui t’aime toujours beaucoup, et je crois que c’est la première fois qu’ils ont mis les pieds dans cette sainte maison ». Le 28 janvier, il est question de M. de Laboulie, avocat général à la Cour royale (aujourd’hui cour d’appel). « Ce jeune magistrat est ici l’exemple de toute la ville par ses vertus et un des grands protecteurs de la Mission dont il sent tous les avantages et qu’il fréquente avec la plus édifiante assiduité ».
Dans la lettre du 7 mars, après les lignes sur la santé d’Eugène citées plus haut, Fortuné écrit : « Je me flatte que la terrible mission d’Eyguières n’aura pas lieu, parce que les trois quarts des missionnaires sont sur les dents et dans une impossibilité physique de l’entreprendre et encore plus de l’achever. C’est un pays rempli de gens sans mœurs et sans principes, dont la population qui est de 4000 âmes demanderait dix à douze missionnaires des plus robustes, et ils ne sont que quatre presque tous éclopés de leurs précédents travaux. Aussi je fais feu et flamme pour qu’ils ne l’entreprennent pas cette année, et je ne doute point d’en venir à bout. Au besoin, je ferai agir MM. les grands vicaires, comme j’y ai déjà eu recours pour modérer le zèle outré d’Eugène et le forcer à ménager sa santé. J’aimerais beaucoup qu’ils se dispersassent après Pâques et fussent passer douze ou quinze jours dans les lieux où ils ont exercé si avantageusement l’année dernière le ministère apostolique, comme les curés le désirent, pour consolider la bonne œuvre. Ce voyage ne serait pas fatigant et produirait le plus grand bien. Au reste, j’ai pour moi le médecin, qui parle très clairement à ce sujet et leur a déclaré qu’ils ne pouvaient faire de quelque temps de nouvelles missions sans être homicides d’eux-mêmes ».
Le 23 mars : « Notre missionnaire n’a pas été trop fatigué des travaux considérables que son zèle lui a procurés et ses confrères en ont pris une bonne portion pour le soulager. Ils se sont entre autres choses chargés des sermons de la passion et de la résurrection qui l’auraient accablé. Notre église a été extrêmement fréquentée et touts les fonctions s’y sont faites à merveille ». En avril, Fortuné passe quelques jours chez ses frères. A son retour, le 7, il écrit : « Je trouvai à la mission ta femme toute occupée à préparer les paquets de ton fils et ce qui était nécessaire pour la route… Je ne pus voir qu’en passant Eugène et j’eus à peine le temps de l’embrasser, parce qu’il était entouré d’une foule de gens qui avaient à lui parler et désolé de ce que les grands vicaires, en dérangeant tout son plan par des raisons qu’il serait trop long de te mander, le forçaient de s’absenter pour plus d’un mois, tandis qu’il n’avait projeté de rester dehors que quinze jours. Sa santé est toujours bonne malgré le travail dont il est accablé ».
La lettre du 9 avril décrit ces travaux : « Nous avons reçu des nouvelles de nos missionnaires par le retour de la voiture qui les avait conduits. Leur voyage a été des plus heureux ; après avoir dîné à Salon, ils ont été coucher à Eyguières où ton fils a prêché en arrivant, à la grande satisfaction de tous les gens de bien. Comme ce lieu n’était point l’objet de leurs travaux apostoliques, il a envoyé mardi deux de ses confrères à Arles et s’est rendu le même jour à Grans avec l’abbé Tempier son intime ami, pour y commencer sa besogne et procurer tous les secours spirituels à une paroisse considérable, qui se trouve dans ce moment sans curé et sans vicaire. Il ira de là à Mouriès, également sans aucun prêtre, et comme la fatigue y sera beaucoup plus grande, les missionnaires expédiés à Arles viendront le rejoindre. Voilà l’affreuse position où se trouve l’immense diocèse d’Aix, et certainement il n’est pas le seul… Ce qui t’étonnera encore, c’est que les pauvres missionnaires vont faire la guerre au diable à leurs dépens et qu’ils n’ont aucun traitement sur le budget ecclésiastique pour prix de leurs sueurs ». Puis le 12 avril : « Eugène se porte bien malgré la fatigue de ses courses apostoliques. Il n’a resté que quelques heures à Grans, quoiqu’il dût y passer une douzaine de jours, parce que le maire de Mouriès est venu l’en enlever, au nom et à la grande sollicitation de toute sa commune, qui veut absolument avoir dans ce moment les missionnaires, dont elle avait éprouvé l’année dernière les secours les plus charitables. D’ailleurs les habitants sont sans aucun prêtre et presque personne n’a pu faire ses pâques. Cela est horrible et arrache des larmes de sang ».
En mars, Mgr Miollis (qui va bientôt faire appel pour le Laus) passe quelques jours à Aix, dont il est originaire. « J’ai vu le respectable évêque de Digne qui m’a comblé d’amitié. Il est venu ici, malgré ses incommodités, pour faire les ordinations et les saintes huiles dont auraient été privés les départements du Var, des Bouches-du-Rhône et du Vaucluse ». Et quelques jours plus tard : « L’évêque de Digne est venu jeudi dire la messe à la Mission et y confirmer quelques congréganistes. Après la fonction, il est monté à ma chambre pour y prendre du chocolat et il m’a comblé d’amitié. Il veut absolument que je sois évêque de Gap (le rétablissement de ce diocèse est envisagé) uni maintenant à son siège, si Marseille n’a point d’évêché, et m’a assuré, malgré toutes mes réclamations, qu’il en écrirait à Mgr le Cardinal. Je ne l’accepterai jamais, 1° parce que c’est un pays peuplé de jacobins, 2° parce qu’on ne peut y aller qu’à cheval et qu’avec mon hernie, j’aurais toujours la mort à la gorge».
Eugène reste très proche des jeunes dans leur maladie, ainsi la lettre du 25 mars : « Eugène ne se porte pas mal, quoiqu’il ne reste point oisif. Il est depuis hier grand matin auprès d’un jeune homme de Montpellier, nommé Portalès, fils unique d’une maison millionnaire, attaqué d’une maladie mortelle et qui sans lui serait mort privé des sacrements. Il a eu le bonheur de les lui administrer en pleine connaissance et avec les plus grands sentiments de foi et de religion, qui le dédommagent amplement de toutes ses peines. Le malade a pris une telle confiance en lui qu’il désirerait l’avoir toujours à son chevet et qu’il l’écoute avec une satisfaction inimaginable ». Et le 28 : « Le jeune étudiant qui lui avait donné toute sa confiance dans ses derniers moments et qui voulait l’avoir toujours à côté de son lit, est mort comme un saint et on lui a fait hier des obsèques magnifiques et telles qu’on n’en avait point vu depuis longtemps ici. Son corps a été embaumé et partira lundi pour Montpellier accompagné par un prêtre de la Mission. Les parents du défunt, qui ont pris pour Eugène la plus tendre amitié, l’ont pressé vivement de se charger de cette lugubre commission, qui aurait beaucoup adouci leur trop juste et profonde douleur, mais il s’en est excusé en leur représentant fort poliment que le temps pascal ne lui permet pas de s’absenter d’ici. Ils sont dans l’admiration de tout ce qu’il a fait pour leur fils et ils n’en parlent qu’avec transport. Son zèle et sa charité dans cette triste circonstance lui ont attiré un autre étudiant en droit qui, frappé de la mort de son camarade, est venu le prier de le diriger dans les voies du salut. Plût à Dieu qu’il y en eût un grand nombre, car en général ces jeunes gens sont de fort mauvais sujets et la peste de la ville ».
C’est Deblieu qui fut chargé d’aller à Montpellier. A noter que c’est l’unique fois, semble-t-il, qu’on le signale en lien avec les jeunes. Voici ce qu’en écrit Fortuné le 15 mai : « Je savais que M. Deblieu avait fait un discours en remettant au curé de Montpellier le corps du jeune Portalès, mais j’ignorais qu’on l’eût imprimé. Quand j’en ai voulu parler à ton fils, il m’a dit qu’il en était instruit, que les parents avaient eu l’attention d’en faire passer pour lui quelques exemplaires à M. de Martigny et que celui-ci, ayant négligé de les lui envoyer, il n’avait pas jugé à propos de les lui faire demander. J’ai eu beau lui représenter qu’il pouvait bien par humilité cacher ses ouvrages, mais qu’il ne lui était pas permis d’en faire autant de ceux de ses confrères, surtout quand cela tournait à l’édification du public et à l’avantage de la maison des missions. Suivant l’usage, je n’ai pu le persuader et il y a grande apparence que nous serons privés de ce petit ouvrage. Voilà ce qui m’arrive journellement avec Eugène, dont l’obstination en tout et pour tout fait ma désolation et aggrave terriblement ma pénible situation ».
Eugène se donne aussi beaucoup de mal pour organiser dans la ville la procession du Sacré-Cœur. Voici ce qu’en écrit Fortuné le 2 juin : « Ton fils court toute la journée pour inviter à sa belle procession toutes les puissances et dominations ; Dieu veuille que nous n’ayons pas une pluie pareille à celle d’aujourd’hui ». Et le 7, Fortuné en fait le compte rendu : « La procession du Sacré-Cœur a réussi au-delà de toute expression. Jamais elle n’avait été aussi belle et aussi édifiante, et les moins dévots même en ont été enchantés. Elle a été des plus nombreuses et il y a régné un ordre admirable. Le maire, le sous-préfet, l’ancien président de la cour royale, un autre président du tribunal de première instance et les premiers gentilshommes de la ville se sont fait un honneur d’y assister et de porter le dais. On avait établi deux superbes reposoirs et extrêmement élevés auprès de la maison de Du Poet et de la Porte de Fer. Quand j’ai donné, surtout à ce dernier, la bénédiction, le coup d’œil était aussi magnifique qu’attendrissant, en voyant un peuple immense prosterné dans toute l’étendue du Cours et adorant notre divin Sauveur au son d’une charmante musique militaire des canonniers. En la donnant également à celui de Du Poet, il régnait le plus profond silence parmi tous les assistants, sans en excepter le Café des Garçons, refuge ordinaire de tous les mécréants, devant lequel j’ai eu soin de tenir un peu plus longtemps le saint sacrement en amende honorable. Toute la famille y portait des cierges, femme, fille, petites-filles, gendre et domestique. Les femmes et filles reçues à la Congrégation du Sacré-Cœur marchaient sous leur riche bannière. J’avais la superbe chape de ton fils et deux prêtres assistants à mes côtés. Tout le clergé de Saint-Jean faisait choristes, diacres et sous-diacres. Il n’y est venu qu’un seul prêtre de la Magdeleine et pas un des autres paroisses, quoique Eugène eut été les inviter. Le diable avait voulu susciter quelques tracasseries. Mais Dieu les a confondues ». La procession dura deux heures.
Quelques jours plus tard, Fortuné précise : « J’avais oublié de te dire au sujet de notre belle procession que les soldats eux-mêmes, qui dans les autres avaient paru fort dissipés, s’y comportèrent avec une décence et un respect religieux, qui excita l’admiration de tout le monde, tant a de puissance le bon exemple. Quelqu’un s’étant avisé de demander au maire M. du Bourguet pourquoi il avait été à la procession de la Mission, il lui répondit : pour y adorer Dieu et pour donner à M. l’abbé de Mazenod un témoignage de ma reconnaissance pour tout le bien qu’il fait à la ville d’Aix. Il est vrai que ton fils y est en vénération auprès de ceux qui conservent encore quelques principes de religion et de morale et surtout auprès des poissardes (femmes de la halle) et revendeuses qui mettraient en pièces celui qui oserait dire du mal d’Eugène ».
La lettre du 23 juin raconte brièvement les célébrations de saint Louis de Gonzague : « J’ai été extrêmement touché ici dimanche dernier de la manière admirable avec laquelle on a célébré la fête de st Louis de Gonzague, l’un des patrons de la Congrégation établie à la Mission. On y a reçu ce jour-là un certain nombre de jeunes gens, dont le maintien religieux était ravissant, et ton fils leur a parlé comme un ange. Rien ne l’arrête quand il s’agit de faire le bien et il est vraiment l’impavidum (l’homme sans peur) dont Horace nous a tracé le portrait. Je puis t’assurer que non seulement, par une grâce spéciale de Dieu, sa santé n’a pas souffert de tant de travaux, mais qu’elle est même meilleure depuis quinze jours, parce qu’il mange et dort davantage qu’auparavant… C’est un cœur aussi excellent et charitable pour les autres que dur pour lui-même. Tout ce qu’il y a de gens honnêtes le respecte et l’aime à la folie. Bénis sans cesse Dieu de t’avoir donné un tel fils ».
Pour la fête de St Vincent de Paul, Fortuné écrit le 18 juillet : « Nous attendons dans quelques heures le panégyriste de st Vincent de Paul qui nous attirera demain beaucoup plus de monde que l’église n’en peut contenir. Je ne doute point que dès midi presque toutes les places ne soient retenues et que beaucoup de gens ne renvoient leur dîner après l’office, parce qu’il y a encore des fidèles plus affamés de la parole de Dieu que de la nourriture corporelle ». Et le surlendemain : « La fête d’hier a été aussi pompeuse qu’édifiante. M. l’abbé Sardou (un prêtre de Marseille) nous y a donné un très beau panégyrique de st Vincent de Paul que tout son auditoire a entendu avec le plus grand plaisir. C’est de plus un excellent homme qui a poussé l’honnêteté jusqu’à ne vouloir rien accepter, pas même les frais de voiture pour venir de Marseille et pour y retourner… ».
Fortuné raconte longuement aussi une guérison miraculeuse d’une amie et bienfaitrice de la Mission. Fortuné lui avait procuré une image du bienheureux Liguori. La guérison fut instantanée. Eugène se promit d’envoyer une relation officielle au cardinal Mattei, doyen du sacré collège « avec qui il est en correspondance » et au supérieur général des rédemptoristes à Rome.
C’est comme en passant que Fortuné donne à son frère des nouvelles des jeunes. Il signale la présence de Paul de Magallon et aussi le pèlerinage de tous les novices à la Sainte Baume avec Tempier (11 août). En juillet, Jean-Baptiste de Bausset, neveu de l’archevêque nommé, a quitté le noviciat, mais reste comme pensionnaire. Fortuné attribue à sa mère « la maladresse de le retirer ».
Plusieurs fois, il est question de bienfaiteurs et encore plus souvent de bienfaitrices. C’est la même Mme de Bausset « la plus généreuse des bienfaitrices de la maison de la Mission » (20 juillet). Ou encore Mme de Servan, de St Rémy de Provence. La lettre de remerciements que lui écrit Eugène est reproduite dans EO 13, 35-36. « En contribuant comme vous proposez de le faire, à l’éducation et à l’entretien des membres qui se consacrent à l’œuvre des missions, vous faites une action plus méritoire que vous ne le pensez, car cette charité temporelle a un rapport direct avec les secours spirituels qui sont administrés aux âmes les plus abandonnées qui sans cela seraient restées dans leur péché et y auraient vraisemblablement péri misérablement… » Le 20 août, Fortuné écrit : « Nous venons de perdre un jeune et excellent prêtre qui était directeur au séminaire, dont la mort a été comme la vie, celle d’un élu. Il aimait beaucoup ton fils et il lui a laissé mille francs pour l’œuvre de la Mission qui n’existe que par le plus grand prodige, n’ayant pas un seul sou de revenu ».
Un article de l’Ami de la Religion et du Roi
Dans sa lettre du 25 août, Fortuné transcrit pour son frère un article de la publication L’Ami de la Religion et du Roi du 12 précédent. On en ignore l’auteur, mais cet écrit aide à faire le point après deux ans et demi de travail commun. En voici le texte :
« On n’a pas moins senti à Aix qu’ailleurs la nécessité des missions et l’étendue de ce grand diocèse a été un motif de plus d’y établir un secours si puissant. Il s’y est formé depuis trois ans une réunion de missionnaires. Elle n’est pas nombreuse encore, mais elle a déjà opéré d’heureux résultats, et elle en promet de nouveaux. Un grand nombre de paroisses ont été successivement visitées par ces hommes infatigables. Leur présence a fait revivre la religion et les bonnes mœurs. Les gens les plus divisés d’opinions, et qui se livraient à toute l’effervescence des partis ; d’autres qui n’ayant aucun frein s’abandonnaient à des excès funestes pour les familles ou pour l’ordre de la société. Ceux qui n’avaient pas les premières notions du christianisme, ou même de la morale naturelle, ont été changés d’une manière étonnante. Ils n’ont pu résister au zèle d’apôtres qui, animés d’un généreux dévouement, vont se confiner dans un mauvais village, se condamner au ministère le plus pénible et aux privations les plus rigoureuses et vivre avec des gens ignorants et grossiers dans la seule vue de les gagner à Dieu. Cet établissement est dû à M. l’abbé de Mazenod qui le soutient par sa fortune, en même temps qu’il y travaille lui-même avec courage.
Il ne borne pas même là ses soins ; et tandis qu’il pourvoit par ses missions aux besoins des campagnes, il rend à cette ville un service signalé par une œuvre d’un autre genre. Il forme à la vertu et à la pratique de la religion un grand nombre de jeunes gens déjà lancés dans le monde, ou qui achèvent leurs cours. C’est un spectacle touchant que celui de cette jeunesse qui, foulant aux pieds le respect humain, fait hautement profession de l’Evangile, fuit les divertissements profanes, s’approche fréquemment des sacrements et se distingue aussi par son application et ses succès dans les différentes carrières de la société. Elle prépare à notre ville une génération de pères de famille, religieux, estimables, laborieux, éclairés, qui rempliront leurs devoirs par principe de conscience et serviront bien Dieu et leur Prince.
M. de Mazenod cultive assidûment ces jeunes plantes, dont les progrès journaliers le dédommagent amplement de ses peines et sont un grand sujet de consolation pour les âmes pieuses. Aussi le diocèse s’applaudit de la prospérité de deux œuvres excellentes qui, embrassant et la ville et les campagnes, font espérer de voir se fermer ainsi, peu à peu, dans cette contrée les plaies qu’y avaient faites la révolution et l’impiété ».
La retraite d’Eugène (avril-mai 1818)
Notre parcours de ces premiers mois de 1818 serait incomplet si on ne rappelait pas la semaine de retraite qu’Eugène fit dans les derniers jours d’avril et les premiers de mai. Ce fut à Aix, très probablement au grand séminaire, comme il en avait l’habitude. Les Ecrits Oblats (15, 169-183) en ont publié les notes. Elles sont très révélatrices de son cheminement spirituel d’apôtre. Nous les transcrivons en partie.
« Il était temps que je songeasse à me soustraire de cette foule innombrable d’occupations de tout genre, qui m’accablent l’esprit et le corps, pour venir dans la retraite songer sérieusement à l’affaire de mon salut, en repassant exactement sur toutes mes actions pour les juger sévèrement au poids du sanctuaire, avant qu’il m’en faille rendre compte au Souverain Juge. Le besoin était pressant, car mon esprit est si borné, mon cœur si vide de Dieu que les soins extérieurs de mon ministère, qui me jettent dans une continuelle dépendance des autres, me préoccupent tellement que j’en suis venu au point de n’avoir plus du tout de cet esprit intérieur qui avait fait autrefois ma consolation et mon bonheur, quoique je ne l’aie jamais possédé que bien imparfaitement à cause de mes infidélités et de ma constante imperfection. Je n’agis plus que comme une machine dans tout ce qui me regarde personnellement. Il semble que je ne suis plus capable de penser dès qu’il faut m’occuper de moi-même. S’il en est ainsi, quel bien pourrais-je faire aux autres ? Aussi se mêle-t-il mille imperfections dans mes rapports habituels avec le prochain qui me font peut-être perdre tout le mérite d’une vie qui est entièrement consacrée à son service…
Mon état me fait horreur. Il semble que je n’aime plus Dieu que par boutade. Du reste, je prie mal, je médite mal, je me prépare mal pour dire la sainte messe, je la dis mal, je fais mal mon action de grâce ; je sens en tout une espèce de répugnance pour me recueillir, quoique j’aie fait l’expérience qu’après avoir surmonté cette première difficulté je jouis de la présence de Dieu. Tous ces désordres viennent, je pense, de ce que je suis beaucoup trop livré aux œuvres extérieures, et aussi que je n’ai pas assez de soin pour les faire avec une grande pureté de cœur.
Je viens de relire les réflexions que j’avais faites en juillet 1816. J’ai été moi-même surpris de leur justesse, et j’ose dire édifié des sentiments qu’elles renferment, mais quoique je ne valusse pas grand-chose alors, je vaux encore moins que je ne valais. Les affaires, les embarras, loin de diminuer, n’ont fait qu’augmenter depuis lors, et faute de relire ces bonnes résolutions que la grâce m’avait inspirées, je ne les ai pas exécutées. Aussi je ne retrouve plus en moi cette douce sécurité, qui est si bonnement exprimée dans ces réflexions, que j’ai relues deux fois avec un véritable plaisir. L’état où je suis tombé est extraordinaire et exige un prompt remède. C’est une apathie absolue pour tout ce qui me regarde directement ; il semble que lorsqu’il faut que je passe du service du prochain à la considération sur moi-même, il semble, dis-je, que je n’ai plus de forces, que je suis entièrement épuisé, desséché, incapable même de penser…
La pensée qui m’a occupé, qui m’a charmé tout le temps de mon action de grâce, c’est qu’il faut que je sois saint, et, chose surprenante, cela me paraissait si facile que je ne mettais pas en doute que ce ne dût être ; un coup d’œil jeté sur les saints de nos jours comme le bienheureux Léonard de Port-Maurice et le bx Alphonse de Liguori, semblait m’encourager et me fortifier. Les moyens qu’il fallait prendre pour y parvenir, loin de m’effrayer, me confirmaient dans cette confiance, tant ils étaient aisés. La vue de la perfection religieuse, l’observance des conseils évangéliques se sont montrés à mon esprit dégagé des difficultés que j’y avais rencontrées jusqu’à présent. Je me demandais pourquoi, aux vœux de chasteté et d’obéissance que j’ai faits précédemment, je n’ajouterais pas celui de pauvreté, et passant en revue les différentes obligations que cette pauvreté évangélique m’imposerait, il n’en est aucune devant laquelle j’ai reculé.
J’ai senti le besoin de mener une vie encore plus mortifiée… Une seule chose m’a fait de la peine et c’est la crainte qu’on ne s’y oppose et que mon Directeur ne se prévale du vœu d’obéissance que je lui ai fait pour mettre des obstacles à ce qui me semble évidemment la volonté de Dieu…
A Dieu ne plaise que je veuille renoncer à servir le prochain ! Tant s’en faut, que je voudrais, s’il était possible, faire pour lui plus encore que je n’ai fait jusqu’à présent, puisque indubitablement le Seigneur en est glorifié, précisément comme il lui plaît davantage de l’être, mais je serai plus avisé, et en servant le prochain, je ne m’oublierai plus moi-même comme je l’ai fait ; je ne me persuaderai pas si facilement que l’exercice de la charité envers lui peut tenir lieu de tout, me servir de méditation, de préparation, d’action de grâce, de visite au Très Saint Sacrement, de prière, etc. C’est un excès qui m’a jeté dans l’état où je me reconnaissais hier. Il ne sera pas malaisé de le réformer. Dieu sait que si je me livre aux œuvres extérieures, c’est plus par devoir que par goût, c’est pour obéir à ce que je crois que le Maître exige de moi ; cela est si vrai que je le fais toujours avec une extrême répugnance de la partie inférieure. Si je suivais mon goût, je ne m’occuperais que de moi en me contentant de prier pour les autres. Je passerais ma vie à étudier et à prier. Mais qui suis-je pour avoir une volonté à cet égard ? C’est au Père de Famille de fixer le genre de travail qu’il lui plaît de faire faire à ses ouvriers. Ils sont toujours trop honorés et trop heureux d’être choisis pour défricher sa vigne.
L’essentiel est de combiner les choses de manière à ce que rien ne souffre et qu’en servant le prochain je ne m’oublie pas moi-même jusqu’à tomber dans la tiédeur… ».
En complément à ces notes de retraite, Eugène renouvelle un bon nombre des résolutions particulières qu’il avait prises lors de sa retraite de 1816 à Bonneveine. Elles sont publiées dans le volume 15 des Ecrits Oblats pp. 177-183. Ces résolutions restent dans la ligne qu’il retient de Saint-Sulpice : la sainteté exige la régularité, la fidélité au règlement qu’on s’est fixé. Mais comment conjuguer cette régularité avec le service apostolique et le service de la communauté dont il est le supérieur ? La rédaction toute proche des Constitutions des Missionnaires de Provence le feront avancer vers une vue plus unifiée de la vocation missionnaire.
Essai de bilan 1817-1818
Deux années et demie se sont maintenant écoulées depuis le 25 janvier 1816. Deux années et demie bien remplies. Et pourtant… Les Missionnaires ne sont toujours que cinq, les cinq du début. Trois d’entre eux, Eugène, Maunier, Tempier, peut-être même quatre, si l’on pense à Deblieu, très peu mentionné à cette époque, résident à la Mission d’Aix. Mie continue d’être vicaire à Salon, se joignant à ses confrères pour les travaux des missions.
En 1817, Eugène et ses confrères attendaient des avancées significatives des démarches entreprises à Paris : obtenir du gouvernement un statut légal, pouvoir s’appuyer sur l’archevêque dont Aix attend la prochaine nomination. Ni d’un côté ni de l’autre on n’a obtenu quoi que ce soit, sinon de belles paroles, non suivies d’actions. Le seul succès, la nomination de Fortuné comme évêque de Marseille, reste enlisé dans les administrations parisiennes. Fortuné, tout comme Eugène, se demandent parfois s’il faut encore espérer. Il peut écrire à son frère le 15 mai : « Ton fils est à présent si découragé qu’il s’imagine que je n’aurai point Marseille… Tu sens combien tout cela est agréable et combien il contraste avec ses instances réitérées pour me forcer de quitter Palerme… ».
Le bilan est donc plus que décevant. La patience de tous reste mise à dure épreuve. D’autant que la santé d’Eugène a manifesté bien des fragilités. Aussi bien son père que Fortuné peinent à le rendre raisonnable sur ce point.
Les conflits avec les curés d’Aix toujours latents, ainsi que l’attitude plus que réservée de Mgr de Bausset, ont cependant permis d’éprouver la solidité du petit groupe et son attachement à Eugène. En octobre, celui-ci était près de rompre avec l’archevêque nommé. Il écrit cependant (EO 6, 42) : « Mais la Mission, mais la Congrégation, mais toutes ces âmes qui attendent encore leur salut de notre ministère, me retenaient, me clouaient à cette dure croix… ». Eugène utilise un notre ministère, qu’il faut souligner. A quoi Maunier et Tempier répondent en affirmant leur totale solidarité.
Les notes de retraite de 1818 confirment cette orientation. « Si je suivais mon goût, je ne m’occuperais que de moi en me contentant de prier pour les autres. Je passerais ma vie à étudier et à prier. Mais qui suis-je pour avoir une volonté à cet égard ? C’est au Père de Famille de fixer le genre de travail qu’il lui plaît de faire faire à ses ouvriers. Ils sont toujours trop honorés et trop heureux d’être choisis pour défricher sa vigne… » (EO 15, 173). Les besoins de salut des hommes demandent une réponse urgente, et une réponse à plusieurs. L’expérience d’Eugène et de ses collègues en manifeste chaque jour la nécessité.
En outre, parmi les novices, plusieurs ont déçu et quitté. La fidélité des plus anciens, Dupuy et Suzanne, puis Courtès, est restée exemplaire, même pendant la longue absence du P. de Mazenod, suppléé par Maunier et Tempier. L’arrivée toute récente de Moreau permet de grands espoirs du côté des jeunes.
On en est là quand au début d’août 1818 les Missionnaires de Provence se voient proposer, à Notre-Dame du Laus, près de Gap, une fondation en dehors des limites du diocèse d’Aix. Ce qui va obliger à des choix majeurs, en un mot, à choisir l’avenir. Eugène va en profiter pour orienter le groupe vers la vie religieuse. L’avancée dans ce sens sera difficile, mais décisive. Elle se fera en quelques mois.
Marseille, décembre 2011
Michel Courvoisier, omi