Eugène de Mazenod 1819
La fondation à Notre-Dame du Laus et ses conséquences (II)
Les débuts des Missionnaires de Provence à Notre-Dame du Laus
Nos informations restent partielles sur les débuts des Missionnaires de Provence à Notre-Dame du Laus. Quelques correspondances ont été conservées. La source principale est la très détaillée Chronique de la Maison du Laus qui occupe 412 pages des Missions en 1897, 1901 et 1902. Cette Chronique des 32 années de présence des Oblats est signée du P. Gustave-Marie Simonin (1830-1905), alors archiviste de la Congrégation.
Il écrit (Missions 1897, pp. 92-94) : « M. de Mazenod avait décidé de placer le P. Tempier à la tête de la nouvelle communauté. Celui-ci serait ainsi le premier supérieur local. Le fondateur comptait trop sur le dévouement du Père pour hésiter un instant à lui proposer de quitter sa région natale et d’aller s’ensevelir tout vivant dans les neiges des Hautes-Alpes, au fond d’une solitude inconnue. Le P. Tempier, ayant reçu son obédience, partit d’Aix le 3 janvier 1819, pour se rendre à sa nouvelle destination. Il était accompagné par un vieux soldat franc-comtois nommé Ignace, transformé en espèce de frère lai, et par un jeune étudiant qui s’appelait Bourrelier, lequel devint prêtre et Oblat. C’était bien peu pour constituer une communauté ; on ne pouvait lui donner d’autres compagnons pour le moment, on attendait que le Maître de la moisson envoyât des ouvriers. Le P. Tempier alla donc seul au Laus, donnant alors l’exemple du courage et de la bonne volonté, par lesquels il a toujours tant et si bien mérité de la Congrégation. En se rendant au Laus, le P. Tempier passa par Digne, où il présenta ses hommages à Mgr Miollis et en reçut sa lettre de commission et d’institution canonique. Cette pièce est en latin et ne brille ni par l’élégance des termes, ni par la clarté des périodes » (Ce dernier texte est publié dans Etudes oblates, avril-juin 1963, p. 139) ».
Mgr Miollis rappelle d’abord les motifs et les circonstances qui l’ont amené à établir des ouvriers évangéliques au Laus, puis écrit : « Nous nous sommes empressé de rechercher les ouvriers que, grâce à Dieu, il nous était possible de loger en commun et de faire vivre. Nous avions beaucoup entendu parler de l’excellent prêtre Eugène de Mazenod, qui, au diocèse d’Aix, s’était associé plusieurs compagnons et, avec eux, s’était consacré à l’œuvre des missions, pour le plus grand profit des âmes… Nous lui avons adjoint quelques-uns des nôtres (Moreau, Touche) et lui avons confié et lui confions, par les présentes, la responsabilité de la succursale de Notre-Dame du Laus, ainsi que des missions à prendre en charge par ses compagnons dans notre diocèse…
Notre cher fils Eugène de Mazenod, ainsi que ses successeurs dans la direction de ladite Société dénommée Mission de Provence, se souviendront qu’en leur concédant spontanément et gratuitement ladite église et la maison jusqu’à présent habitée par un recteur, nous décrétons que tous les ans le 13 avril, tant que nous serons en vie, et le jour anniversaire de notre mort, on célébrera pour nous une messe solennelle ou au moins privée (Digne le 6 janvier 1819) ».
« Le P. Tempier arrivait au Laus le 8 janvier. M. Peix, curé de Gap et propriétaire légal, lui avait fait la conduite à son nouveau poste et revint l’installer le dimanche suivant, 10 janvier. Les habitants accueillirent leur nouveau recteur avec des sentiments de respect, de joie et d’espérance qui furent bientôt partagés par le clergé et la population des pays environnants. Tous se félicitaient à la pensée que le sanctuaire aimé de Marie, témoin des merveilles de la grâce, verrait se renouveler aux pieds de la Sainte Vierge la piété des fidèles et l’affluence des pèlerins. Mgr Miollis avait été bien inspiré en rétablissant l’antique pèlerinage, et s’était conformé aux intentions de Marie, qui avait voulu faire du Laus… un foyer de prières et une source de grâces, confiés au zèle de quelques prêtres gardiens de l’église et dévoués à tous ceux qui s’y rendaient ».
Le P. de Mazenod n’indique pas les raisons qui l’ont conduit à choisir Tempier pour cette fondation, qui était très risquée. C’était du totalement nouveau pour la petite société, et l’éloignement était considérable (trois journées de voyage). Certainement, il le considérait comme le seul sur qui il pouvait entièrement compter, et pour faire face aux inévitables imprévus, et pour maintenir un lien très fort d’unité et de communion avec Aix. La suite confirmera cette opinion. Une telle séparation était moralement coûteuse et pour Tempier et pour Eugène, qui voyait partir au loin son plus proche compagnon.
A Tempier, il adjoignit Hilarion Bourrelier, 28 ans, tonsuré et novice depuis novembre 1816. Il était originaire de Grans et avait connu les Missionnaires de Provence lors de la mission en 1816. Sans doute, il rendrait quelques services, mais il avait surtout besoin des cours de latin et de théologie que lui donnait Tempier. Un peu plus tard, Eugène de Mazenod le jugera « profondément ignorant ». A en croire cependant Simonin, Tempier le présente comme « bon jardinier et menuisier habile ».
La présence d’un troisième homme en janvier 1819 est plus que douteuse. Jeancard le mentionne, mais fait précéder sa notice d’un « je crois que… ». Les autres historiens, y compris Simonin, ont recopié Jeancard. En fait, le futur Frère Ignace Voitot n’arrivera au Laus qu’en juillet 1820 (cf. JM Larose, dans Etudes oblates 1953, p. 77, note 29).
Le troisième homme fut en fait le P. Jean-Joseph Touche, dont il a déjà été question. Il avait alors 25 ans, était originaire de Seyne (Alpes de Haute-Provence) et avait été ordonné prêtre en septembre 1818 en même temps que Moreau. Mgr Miollis l’avait alors autorisé à rejoindre les Missionnaires de Provence qu’il allait accueillir dans son diocèse. Le jeune Père Touche avait commencé son noviciat à Aix le 8 octobre 1818, noviciat qu’il poursuivrait au Laus sous la direction de Tempier. Le P. Simonin nous le présente ainsi (Missions 1897, p. 355) : « Taillé en athlète, grand et large d’épaules, le P. Touche, dont les traits de visage étaient rudes et heurtés, avait la voix forte et sonore, et, par son éloquence sans apprêt, mouvementée, ardente, il faisait grande impression sur les auditoires des campagnes. Il lui arrivait parfois de ne pas user de ménagements… » On se permettra d’anticiper, en signalant que par la suite, Touche sera très proche de Lamennais.
Tempier et Touche prirent part du 17 janvier au 14 février à la mission de Remollon, cette localité n’étant qu’à une dizaine de kilomètres du Laus. A la fin de cette mission, Tempier revint au Laus, tandis que Touche rejoignait ses confrères à la mission d’Eyguières, celle-ci se prolongeant jusqu’au 28 mars. Si bien que la communauté du Laus (Tempier, Touche, Bourrelier) ne se trouva réunie qu’au début d’avril 1819. Fortuné l’écrit à son frère le 1er avril : « Ton fils a envoyé la nuit dernière l’abbé Touche à Notre-Dame du Laus pour aider l’abbé Tempier qui demandait du secours à cor et à cri, et il lui a joint un frère menuisier, pour mettre ce sanctuaire en état de recevoir les pèlerins qui y viennent faire des neuvaines ».
Dans une lettre du 14 janvier, Fortuné souligne le bon accueil reçu par Tempier au Laus, y mettant sans doute une pointe d’exagération. « Le curé de Gap, bien différent de tant d’autres que nous connaissons, a fait verser les mesures vis-à-vis des missionnaires. Toute la maison de Notre-Dame du Laus est entièrement réparée et fournie de ce qui peut être nécessaire et même agréable. Huit jolies chambres meublées de bons lits à la mode, avec tables, commodes, chaises, rideaux et trumeaux, réfectoire, cuisines, dépenses, magasins, provisions de toute espèce, grande abondance de vin, marmites, casseroles et autres ustensiles, huit douzaines d’assiettes, six douzaines de serviettes, douze paires de draps de lits, le tout neuf… On n’y a pas oublié les jambons et le lard. En un mot, nos missionnaires y seront infiniment mieux qu’ici, où ils ne peuvent rien avoir qu’à la pointe de l’épée et où on leur envie même le pain qu’ils gagnent à la sueur de leur front. Quant à la considération, les Dauphinois les ont reçus avec une joie inexprimable et comme des envoyés du ciel et on leur prodigue respect et vénération. Ainsi ils ne peuvent qu’y faire des biens infinis ».
Le même Fortuné écrivait le 20 novembre 1818 : « L’abbé Tempier est bien sensible aux offres généreuses de Mme Roux-Bonnecorse et prendra un quintal de merluche qu’il la prie de lui garder jusqu’à ce qu’il trouve une occasion favorable pour lui en payer le montant et le faire venir ici ». Et le 14 décembre : « L’abbé Tempier fera retirer de chez toi le ballot de merluche par un homme affidé. Ainsi ne le remets pas au charretier de ta femme. Comme une partie est destinée pour Notre-Dame du Laus, il le fera laisser au Faubourg (d’Aix) pour ne payer que les droits d’octroi de la portion qui doit être consommée à la Mission ».Tempier était prévoyant et organisateur.
A peine arrivé au Laus, Tempier reçut la visite inattendue d’Eugène, qui s’apprêtait à commencer la mission de Remollon. C’est aussi Fortuné qui nous l’apprend, dans une lettre datée du 19 janvier. « Nous avons reçu des nouvelles très satisfaisantes du voyage de ton fils. Il arriva jeudi à 10 h du matin en parfaite santé à Gap et après avoir dit la sainte messe et bien déjeuné chez l’excellent curé, il en partit pour se rendre à Notre-Dame du Laus où il surprit fort agréablement le brave abbé Tempier qui ne l’attendait pas encore. Il nous mande qu’il a trouvé la maison charmante et pourvue de tout, que le froid y est modéré et qu’il n’y avait point de neige. Nous saurons avant la fin de la semaine l’effet qu’aura produit sur lui la venue de l’abbé Touche… ».
Au Laus, il fallait inventer un nouveau mode de vie tout en restant totalement fidèle aux règles et règlements vécus à Aix. Le P. Simonin a cette phrase qui en dit long : « Malgré la distance qui séparait Aix, la maison mère, de sa fille, la maison du Laus, elles restaient étroitement unies. M. de Mazenod était le vrai supérieur du Laus, le P. Tempier entretenait une correspondance active, fréquente, avec le fondateur, aux décisions duquel toute question importante était soumise et qui gardait son droit de contrôle sur les moindres détails laissés à l’initiative du supérieur local » (pp. 103-104).
Yenveux date du 22 février une lettre à Tempier (EO 6, 59), mais la directive donnée surprend pour une toute petite communauté : « Souvenez-vous combien j’attache de prix à ce que l’office soit dit très posément ; j’en charge votre conscience parce que rien ne me semble plus mal édifiant, plus inconvenant que la précipitation dans la psalmodie. (Faut-il rappeler que c’est en latin ?) Pressés ou non, il faut psalmodier lentement. Je vous le répète, j’y tiens beaucoup et par devoir. N’hésitez point à imposer une pénitence à celui qui manquera à cette règle de décence indispensable. Maintenez en tout la discipline la plus régulière ; vous commencez à former une communauté régulière ; n’y laissez point glisser d’abus… ».
On a une lettre de Tempier en date du 13 juin : « Ici nous faisons tout dans l’ordre autant que nous le pouvons. L’office se psalmodie pieusement et avec décence ; il n’y a que le dimanche où il nous est impossible de le dire en commun. Nous sommes toujours tous réunis pour le chapelet et assez souvent pour le souper. Je ne parle pas du dîner et de l’exercice qui le précède, où nous sommes toujours tous réunis… » (EO II Tempier II, p.25).
Pour le travail au Laus, nous citons Simonin (pp. 97…100) : « Les Missionnaires de Provence avaient charge d’âmes au Laus ; recteurs de la petite paroisse, ils exerçaient les fonctions curiales au profit des âmes et des intérêts temporels de la fabrique… Dès le mois de mars 1819 un va-et-vient pieux rendait la vie et le mouvement à cette solitude perdue dans les Hautes-Alpes. Parmi les pèlerins, les uns ne faisaient que passer, s’en retournant chez eux après avoir satisfait à leur dévotion ; les autres séjournaient de neuf à dix jours à l’ombre du sanctuaire de Marie ; on les appelait les neuvainistes. Logés soit à l’hospice, soit chez les habitants, vivant de peu et vaquant à des exercices de piété nombreux, ils faisaient leur retraite de neuf jours ». Pas de semaines sans neuvainistes. « En mars, écrit Tempier, j’ai eu un surcroît de besogne, plus de quarante neuvainistes ont réclamé successivement mon ministère. Il y a ici du travail pour deux prêtres ». Le ministère du confessionnal avait ses propres exigences et prenait beaucoup de temps. Nous reviendrons plus longuement sur la pastorale au Laus et sur la vie de communauté. La Chronique du P. Simonin donne des vues d’ensemble, dans lesquelles il est difficile de distinguer si l’on est en 1819 ou dans les années suivantes.
Le P. Rey (I, p. 236) ajoute cette remarque : « Fidèle à l’esprit et aux intentions du Fondateur, le P. Tempier se soumit aux privations et aux sacrifices d’une stricte pauvreté. Une religieuse, la Sœur Rose, autrefois au service de l’ancien desservant du sanctuaire, fut conservée à titre de cuisinière : sa cuisine était sommaire et fort médiocre. La table recevait des prêtres de passage, ou qui désiraient faire une retraite, mais tout respirait l’esprit religieux… ».
Pour obtenir de l’aide, Tempier vint un jour à cheval à Aix sans prévenir. Voici ce qu’en écrit Fortuné le 9 mai : « Nous avons été agréablement surpris hier au soir de la visite inattendue du cher abbé Tempier (dans une autre lettre, Fortuné le désigne « mon ami l’abbé Tempier ») qui se porte à merveille et qui est venu pour réclamer de ton fils le secours de deux missionnaires dont il aura un besoin extrême à l’époque de la Pentecôte. Il y a toute apparence que MM. Maunier et Mie l’accompagneront à Notre-Dame du Laus ou l’y suivront de bien près. Son retour est irrévocablement fixé à vendredi prochain ». Fortuné signale le départ de Mie le 24 mai. Maunier le suivra à la fin du mois.
Dans le courant de mai, Tempier passa du temps auprès de l’abbé Peix, dont on sait le rôle pour l’accueil des Oblats au Laus., afin de l’assister dans ses derniers moments. Eugène écrit le 19 à Tempier : « Je n’ai pu retenir mes larmes à la nouvelle de la mort de M. Peix, curé de Gap, ce digne ami. Je l’aimais véritablement comme vous savez que je sais aimer… Mais je ne me suis pas contenté de pleurer la mort d’un si bon ami : sur le champ j’ai fait dire une messe pour lui et lundi prochain nous ferons un service solennel. Je suis fâché que vous n’ayez pas songé à faire faire son portrait qu’il eût été convenable de posséder à N.-D. du Laus… » (EO 6, 62).
Le 13 juin 1819, Tempier écrivait au P. de Mazenod : « Si vous voulez savoir ce que nous faisons au Laus, nous confessons et puis nous confessons encore et toujours, nous confessons les pèlerins qui arrivent en plus grand nombre à mesure que nous sommes plus nombreux. J’étais seul, je ne pouvais pas respirer ; nous étions deux, la même chose ; nous sommes quatre, même besogne. Tout le jour nous confessons des personnes qui font des neuvaines ou qui passent quelques jours dans notre sanctuaire, et jamais le confessionnal n’est dégarni. Il y a un bien infini à faire ici, et il s’en fait, mais il faut avouer que je ne connais pas de poste plus écrasant que le Laus. Ce pain quotidien fatiguerait les meilleurs ouvriers. Je vous dis tout cela, non pas pour me plaindre, ni de la fatigue, ni en rien, mais parce que je dois vous le dire » (EO II Tempier II, 25).
Puis le 19 juin : « J’ai pris aussi un parti, que nous fussions toujours pressés ou non par les neuvainistes. A dix heures du matin, je fais sonner la cloche de communauté. C’est pour nous dire qu’il faut tous quitter le confessionnal pour aller dans sa chambre, lire, écrire ou faire toute autre chose. Le soir, la cloche ne sonne qu’à quatre heures. Par ce moyen, nous avons une heure et demie le matin et autant le soir. C’est le seul moyen de faire quelque chose et de ne pas se tuer ; le samedi au soir et le dimanche, c’est autre chose, il faut y être toute la journée » (EO II, Tempier II, 26.)
Et encore le 5 juillet : « Les offices se font au sanctuaire de Notre-Dame du Laus avec toute la dignité possible. Tellement que vous chercheriez loin dans nos montagnes, sans trouver des lieux où le bon Dieu soit servi avec autant de respect et de décence. Les fidèles en sont frappés, et, ce qui n’est pas peu dire, les prêtres qui y viennent ne peuvent s’empêcher de convenir que, s’ils faisaient les offices avec cette dignité dans leurs paroisses, leurs peuples n’y tiendraient pas ; il y aurait plus de piété. Ce sont des aveux qui m’ont été faits le jour de la Visitation (alors fêtée le 2 juillet) ; il est vrai que ce jour-là nous nous surpassions, il était venu sept prêtres et un ecclésiastique. Vous pensez que tous ces prêtres ne sont pas du même calibre que celui de La Batie, mais n’importe, ils n’osent pas bouger avec nous. Notre politesse à leur égard – une politesse mêlée de beaucoup de réserve et sans la moindre familiarité – , la bonne contenance de notre petite communauté, le son de la cloche qui nous appelle à nos exercices, nos longues grâces et nos longs Benedicite, la lecture de l’Ecriture sainte et de quelques vies édifiantes que nous faisons pendant une grande partie du dîner, tout cela plaît infiniment à ceux qui n’ont pas encore perdu tout sentiment de piété et qui conservent encore quelque intelligence de leur état, et étourdit ceux qui ont oublié ce que c’est qu’un prêtre. Généralement ils ont du respect pour nous et ils nous regardent comme des prêtres différents d’eux. Vous seriez étonné, quand je fais cesser la lecture pour converser le reste du dîner, de voir la modération et la réserve que l’on a dans la conversation. Le jour de la Visitation, la conversation roula sur la conduite édifiante de deux prêtres du diocèse. Je profitai de cette occasion pour faire sentir tout le bien que peut faire un bon prêtre et le respect que je ne puis m’empêcher de lui porter quand je le reconnais pour tel. Je vis que tout cela n’était pas perdu, et cela m’a appris à ne pas craindre les barbes grises, mais de dire avec prudence ce que je pense » (EO II Tempier II, 26-27).
La lettre du P. de Mazenod à Tempier le le 29 juin signale une autre manière pour les Missionnaires d’être présents : « Que n’étais-je avec vous le jour de votre belle action à Saint-Etienne d’Avançon ! Je vous vois d’ici au milieu des flammes, portant partout et avec intelligence des secours qui ont dû sauver un grand nombre de personnes. Je ne m’étonne pas qu’on ne se lasse pas de parler de ce beau dévouement. Quatre missionnaires dans cet exercice de charité prêchent encore mieux que dans la chaire, du moins ils sont mieux compris » (EO 6, 63) La remarque est à retenir.
Durant l’été, période de vacances au séminaire, Suzanne et Dalmas vinrent aussi aider au Laus. Les permanents du Laus avaient bien besoin d’être secourus…
Où en sont les Missionnaires de Provence ?
Peut-on risquer de rassembler les informations éparses et tenter de dire où en sont les Missionnaires de Provence en ce printemps 1819, trois ans après leur fondation ?
Aix reste évidemment leur centre. Mais Notre-Dame du Laus, avec ses trois permanents : Tempier, Touche et Bourrelier, se construit comme une deuxième communauté. Mais aussi bien Aix que le Laus sont des maisons de missionnaires itinérants. A Remollon, puis à Eyguières sont intervenus des missionnaires des deux communautés. En plus, on ne s’étonne pas qu’Eugène de Mazenod, Maunier, Deblieu… retournent sur les lieux de mission qu’ont été Barjols, Eyguières, voire même Grans, pour des interventions plus ou moins longues. Rien d’étonnant non plus que Maunier et Mie viennent aider au Laus pour plusieurs semaines.
Par contre, ce qu’écrit Fortuné le 23 mai, comme en passant, ne manque pas de nous surprendre : « L’abbé Mie part demain pour N.-D. du Laus, l’abbé Aubert est allé le remplacer à Salon en qualité de vicaire ». Dans sa notice sur le P. Mie (cf. Missions 1866, pp. 442-443), Jeancard indiquait bien : « Pendant l’hiver, le P. Mie allait parcourir les villages de Provence, travaillant à l’œuvre de Dieu, et pendant l’été, époque de l’année où les missions étaient suspendues, il continuait à Salon son ministère de vicaire de la paroisse ». Jeancard rappelle ensuite que Mie fit ses vœux avec les autres le 1er novembre 1818 et ajoute : « Dès ce moment, il ne retourna plus à Salon et il est demeuré jusqu’à sa mort dans une des maisons de la Congrégation ». Une fois de plus, l’information de Jeancard est déficiente ; en mai 1819, Mie est bien encore vicaire résident à Salon.
Parmi les prêtres, du point de vue des engagements, on peut rappeler qu’Eugène de Mazenod, Tempier, Maunier, Mie et Moreau se sont liés à vie par leurs vœux. Aubert s’est engagé pour un an. Deblieu n’a pas fait de vœux et Touche est encore novice. Trois jeunes aussi se sont liés à vie : Dupuy, Suzanne et Courtès. Honorat va le faire le 30 mai 1819.
Si l’on ajoute à cette liste les novices, ceux qu’aujourd’hui on dénommerait postulants ou junioristes, les quelques jeunes ou moins jeunes à qui la maison donne l’hospitalité (on reparlera entre autres de Magallon), et il ne faut pas oublier Fortuné, la communauté d’Aix donne plutôt l’impression d’un ensemble, aux contours mal définis, qu’il s’agisse des va-et-vient, qu’il s’agisse des modes d’appartenance. On est plein d’admiration pour ceux qui gèrent cet ensemble, le supérieur sans doute, mais aussi l’économe (ce fut d’abord Tempier, ce sera ensuite Courtès), et très certainement « l’excellente »Thérèse Bonneau, comme l’écrit Fortuné, « seule domestique pour environ 20 personnes, un modèle de vertu et de travail ». Il convient en outre de ne pas oublier les congréganistes qui, selon les règlements, passent les jeudis et les dimanches dans la maison.
Les sources dont nous disposons nous fournissent quelques renseignements sur les activités des Missionnaires qui sont prêtres. On les a vus au travail dans les trois missions de cette saison 1818-1819, à savoir Barjols, Remollon et Eyguières. Les paroisses de Barjols et d’Eyguières, ainsi que celle de Grans où avait eu lieu la première mission en 1816, firent appel à eux durant le printemps. Ainsi Deblieu, Maunier, Mie, Moreau, Aubert sont mentionnés à divers endroits, parfois aussi Eugène de Mazenod. A la fin de mai, Maunier et Mie vont au secours de la petite communauté du Laus, qui a appelé à l’aide. On rassemblera dans un autre paragraphe ce qui concerne les activités à Aix, principalement la Congrégation de la Jeunesse et l’église de la Mission.
On notera cependant celle-ci. La lettre de Fortuné du 27 décembre 1818 parle de services rendus par les prêtres de la Mission au pensionnat aixois des Dames de Grenoble, qui se lièrent par la suite à la Société du Sacré-Cœur de Madeleine Sophie Barat. « Venons maintenant à l’article de ta lettre qui regarde le pensionnat des Dames de Grenoble, qui est également en butte à un tas de folles et de mauvais sujets, parce que les demoiselles y sont élevées bien chrétiennement et dirigées par des excellents prêtres de la Mission » (sait-on lesquels ?). Fortuné note six reproches faits au pensionnat. Le point six est le suivant : « Il est également de toute fausseté que MM. les Missionnaires aillent faire l’essai de leurs sermons au pensionnat. M. Marius Aubert est le seul qui ait prêché pendant la retraite et qui ait expliqué le catéchisme pour préparer les pensionnaires à la première communion, et si une ou deux fois il a prêché quelque vérité terrible, il en a prêché après d’autres consolantes et propres à calmer et à établir la confiance en Dieu. Et dans quel auditoire ne mêle-t-on pas toujours ces vérités de la religion ? Par exemple le matin il prêchait la mort du pécheur et le soir celle du juste, un autre jour, le malheur d’une communion indigne et après le bonheur d’une bonne communion ».
Si on connaît leurs travaux, on sait beaucoup moins ce qu’était alors leur vie commune. On a des informations sur le Laus, grâce aux correspondances qui ont été conservées. Mais il n’y a pratiquement rien sur Aix (sauf si on prend les Constitutions comme un récit du vécu, ce dont il est permis de douter) et Fortuné est plus que discret sur la vie quotidienne de la communauté. On ne sait pas, par exemple, si les engagements pris le 1er novembre (les vœux) ont eu un écho dans la manière de vivre des uns et des autres. On a dit plus haut notre surprise de savoir qu’en mai 1819, Mie était encore dans son vicariat de Salon. On est donc porté à croire que ce sont les trois, et bientôt quatre jeunes profès : Dupuy, Suzanne, Courtès, puis Honorat, qui induiront une manière de vivre plus conforme aux nouvelles Constitutions. Eugène de Mazenod pourra s’appuyer sur eux, tout comme sur ses deux plus proches que sont Tempier et Moreau.
On ressent aussi beaucoup de gêne pour parler du noviciat et des novices en cette année 1819. Les Constitutions, approuvées l’année précédente, mentionnent l’existence d’un maître des novices. Il est cependant permis de douter de son existence en 1819. C’est le supérieur qui en fait fonction. Que se passe-t-il lorsqu’il est en mission ? Touche, qui est prêtre, et Bourrelier sont formellement novices en ce printemps 1819 lorsqu’ils sont envoyés au Laus. En quoi consiste leur noviciat ?
Mais la même question peut être posée pour les novices résidant à Aix. Il nous est difficile d’en connaître la liste. Un certain Lalande a quitté en janvier 1819. Honorat, entré au noviciat le 21 octobre 1818, fera son oblation le 30 mai suivant (ayant alors juste 20 ans). On ne sait pas ce qu’il en est de Marcelin Giraud, ni de François Dalmas, alors âgé de 17 ans et dont les parents, qui sont à Aix, sont plusieurs fois mentionnés dans la correspondance de Fortuné. Le registre, tardivement reconstitué (cf. Missions 1952) mentionne en juin les admissions au noviciat de Bernard Pécoul (26 ans) et d’Alphonse Coulin, né à Cassis en 1800 et donc âgé alors de 19 ans.
Nous appellerions aujourd’hui postulants d’autres jeunes qui se déclarent « entrés dans la maison » et qui par la suite seront admis au noviciat. C’est le cas de Gabriel Carron, né à La Tour d’Aigues (Vaucluse) en 1804, entré dans la maison alors qu’il n’avait pas 14 ans et qui commencera son noviciat le 3 octobre 1819, à l’âge de 15 ans et neuf mois. C’est aussi le cas d’André Sumien, de Barjols, entré dans la maison à 16 ans en décembre 1818 et qui prendra l’habit en 1820. Mais où placer un certain Maurin, 19 ans, qui « étudiait à la Mission sous la direction du frère Dupuy » (cf. EO 16, 157, note 22) ? Il sera ordonné prêtre en 1825 pour le diocèse d’Aix. Et de même Castellas, dont on reparlera.
Les lettres de Fortuné font plusieurs fois référence à Paul de Magallon. De nombreux indices laissent penser qu’il avait au moins une résidence à la Mission d’Aix, lorsqu’il (re)fonda en France les Frères Hospitaliers de saint Jean de Dieu. Paul est aixois, lui aussi fils de parlementaire, de deux ans plus jeune qu’Eugène de Mazenod. Emigré, officier dans l’armée de Napoléon, il a longtemps cherché sa voie. En témoignent ses visites à Eugène, alors séminariste à Saint-Sulpice. Ayant définitivement mis un terme à sa carrière militaire, il fait une retraite à Marseille en 1816 sous la direction de l’abbé Allemand. Il est aussi membre de la Congrégation de la Jeunesse d’Aix. Un de ses biographes, Cousson, indique que « c’est chez les prêtres des missions de l’abbé de Mazenod que pour la première fois il se trouve dans une communauté dans toute la ferveur d’une fondation ».
Les lettres entre Fortuné et son frère font des allusions à sa présence, irrégulière, dans la maison ainsi qu’aux services qu’il rend comme porteur de lettres entre Aix et Marseille. Le 27 août 1818, c’est M. de Mazenod qui écrit : « M. Magallon est venu chez moi tout de suite et j’ai eu le plus grand plaisir de faire connaissance avec lui. Il a une figure et une douceur angéliques, ne parle de mon fils qu’en l’appelant ‘mon supérieur’, enfin j’ai été enchanté de lui ». Et Fortuné, le 16 décembre : « Magallon m’a assuré qu’il reviendrait samedi et qu’il passerait chez toi pour prendre tes commissions. Dieu veuille qu’il ne t’oublie pas ». Puis, le 21 décembre : « Je ne te dis plus rien sur Magallon qui est un bon enfant, mais qui change d’avis comme de chemise. Il nous fait souvent de pareils tours à la Mission et personne à présent n’en est plus étonné ». Et le 21 janvier 1819 : « Suivant son usage, Magallon ne m’avertit de ses projets de voyage qu’au moment de son départ », alors qu’il pourrait faire le facteur entre Aix et Marseille…
Citons un autre biographe, Dreyfus : « Un jour de février 1819, après son pèlerinage quotidien (à Notre-Dame de la Garde, Paul réside alors à Marseille chez son frère, commandant du fort Saint-Nicolas), il prend la diligence pour Aix-en-Provence. Il veut rendre visite à un ami gravement malade. En arrivant à l’Hôtel-Dieu d’Aix, il rencontre un étrange individu, vêtu d’un froc élimé, pieds-nus, le regard brûlant. Ce chemineau en robe de bure lui dit s’appeler Frère Hilarion et chercher à se rendre utile au chevet des malades… » Avec deux compagnons, ils retournent ensemble à Marseille et se font admettre comme infirmiers bénévoles à l’Hôtel-Dieu, proche des Accoules. « Un mois après leur arrivée, le 8 avril 1819, ils sont douze à recevoir l’habit qu’ils ont eux-mêmes choisi : une longue robe grise. De ce 8 avril datent les prémices de la restauration en France de l’Ordre hospitalier de saint Jean de Dieu ».
Fortuné notait le 10 mars : « Il faut convenir que Magallon, qui m’a raconté son aventure, n’est pas adroit dans ses plans de voyage, ou il s’exténue en allant à pied, ou il tombe dans des voitures remplies de la plus fine canaille. Il est encore retourné à Marseille pour l’affaire de sa bibliothèque, dont il mangera tout le profit en courses, en images pieuses dont il fait ample provision pour régaler ses amis… ». Il est vrai que « le vent souffle où il veut », y compris chez les fondateurs et les rénovateurs d’ordres religieux…
La Congrégation de la Jeunesse
Le Journal de la Congrégation de la Jeunesse (EO 16) est tenu très irrégulièrement. On n’a donc que des informations forts lacunaires sur cette activité, pourtant majeure, d’Eugène et de ses Missionnaires. Rien n’est dit par exemple de la part prise par les postulants, les novices ou les jeunes profès. Il convient de ne pas oublier, quand on lit le Journal, qu’Eugène en est le rédacteur et qu’il l’envisage comme une parole, un message à l’intention des congréganistes. Ainsi cette page datée du 23 août 1818 (EO 16, 202-203) : « La Congrégation depuis quelque temps s’est beaucoup augmentée. La charité, selon le conseil de l’Apôtre, voulant se faire tout à tous, on a permis à tous les jeunes gens qui témoignaient quelque désir d’apprendre à servir Dieu, de suivre en qualité de postulants les exercices de la Congrégation, mais tous ne profitent pas des grâces que le Seigneur ne répand que dans les âmes dociles, disposées à obéir fidèlement à tous les préceptes de sa divine loi. Ainsi la Congrégation se voit-elle obligée quelquefois de sévir contre plusieurs de ces dyscoles qui sont insensibles aux voies de douceur dont on ne voudrait jamais s’écarter, mais qui doit céder à la rigueur quand le bon ordre serait compromis si on négligeait de l’employer à propos. Il est un règlement dans la Congrégation auquel tous ceux qui la fréquentent sont soumis. On a dit mille fois que ceux qui ne veulent pas l’observer n’ont qu’à se retirer. Mais non, quelques-uns voudraient continuer de faire partie de cette société parce que la conduite de la plupart de ses membres lui attire la considération générale, mais ensuite ils se mettent peu en peine d’imiter leur exemple et manquent journellement aux articles les plus importants du règlement. Ce désordre n’a pas lieu parmi les membres de la première section, à une très petite exception près, mais il est plus commun parmi les enfants. Comme il ne saurait être toléré nulle part, M. le Directeur a été contraint de sévir aujourd’hui contre MM. Couteron, Reissolet et Boyer, probationnaires, et contre MM. Chauvet, Joseph Michel, Isnard, Pin et Giraud, postulants, qui au mépris du règlement qui défend d’aller à ces assemblées qu’on appelle romciragi (?) ont manqué Vêpres dimanche passé pour s’y rendre et passer une partie de ce saint jour dans la plus scandaleuse dissipation… ».
Sont signalées des admissions, notamment celle de Fortuné : « Monseigneur Charles Fortuné de Mazenod, nommé à l’évêché de Marseille, a voulu être reçu membre de la Congrégation dans cette nuit de Noël (1818). La Congrégation n’a pas été moins flattée de l’honneur que Mgr lui a fait en s’agrégeant à son corps qu’édifiée de la profonde piété qu’il a montrée dans cette circonstance qui deviendra une époque mémorable pour nous dont le souvenir sera propre à ranimer la ferveur parmi nous et rendra la Congrégation plus chère encore à chacun de nous » (EO 16, 205).
Des premières communions sont notées, les communiants étant âgés respectivement de 10 ans et demi, onze ans et demi et douze ans et demi. Ce jour-là, « les parents ont été admis dans le chœur ». Il y a des confirmations, dont celle d’Honorat. Il y a aussi des exclusions pour « conduite peu édifiante ». Celle de M. Laboulie fils n’a pas été annoncée à la Congrégation assemblée, par égard pour M. son père, avocat général à la Cour d’Aix, ami d’Eugène et protecteur des Missionnaires (EO 16, 206).
Le 16 janvier 1819, Fortuné écrit à son frère : « Dis à Mme Roux, en lui présentant mes respects, qu’elle peut accepter l’habit et le pantalon que son amie lui a proposés et qu’il trouvera place ici pour quelque pauvre jeune homme de la Congrégation. Chaque année, ton fils distribue aux plus nécessiteux ceux qu’on lui donne ». Certains jeunes venaient de familles très modestes.
Il a déjà été indiqué qu’à cause du carnaval, Eugène s’est senti obligé de quitter la mission d’Eyguières pour passer à Aix une bonne semaine, à savoir du 17 au 25 février. Lui seul sans doute avait l’autorité indispensable auprès des jeunes, en cette période délicate. Nous citons encore Fortuné (14 février) : « Comme la présence de ton fils est nécessaire pour maintenir le bon ordre dans sa Congrégation les derniers jours de carnaval, il se propose de venir mercredi au soir lui faire une visite et la diriger jusqu’au lendemain des cendres où il retournera à Eyguières ». Eugène est de retour un peu plus tôt qu’on ne l’attendait dans la journée du 17 ; son oncle a le souci qu’il mange correctement : « Heureusement Thérèse avait eu l’attention de tenir son dîner prêt et je vais le faire mettre à table ». Et le lendemain matin : « Ton fils a bien dormi, il s’est levé à huit heures. Dans ce moment il dit son bréviaire pour pouvoir célébrer ensuite la messe de la Congrégation. Son chocolat est déjà fait et je tiendrai la main à ce qu’il le prenne après son action de grâces. S’il est trop tard, il l’avalera sans y mettre du pain, mais il faut absolument qu’il le prenne, bon gré mal gré ». Et le 24 : « J’officie fort volontiers et j’ai beaucoup soulagé ton fils aux Quarante Heures que nous avons eues dimanche, lundi et mardi et qui ont été aussi suivies qu’édifiantes ». Sur le carnaval lui-même, Fortuné remarque : « Ce ne sont point les écoliers du collège, mais les étudiants en droit, vraie peste pour notre ville, qui ont fait du train pendant les derniers jours de carnaval. Ils se sont avisés d’enlever les chaises à porteurs, de bâtonner les gardiens, d’en casser les glaces et d’y faire des ordures… ».
D’autres passages du Journal de la Congrégation, bien que rédigés postérieurement, nous paraissent révélateurs d’un vécu pas toujours facile et de la façon dont Eugène le perçoit. Le 13 avril 1819, il est question d’un guidon, on dirait aujourd’hui une bannière, permettant d’identifier la Congrégation lors de manifestations telles que la procession du Sacré-Cœur. « Le Directeur a fait remarquer au Conseil qu’il était humiliant pour la Congrégation d’avoir recours tous les ans à des étrangers pour qu’ils nous prêtassent un guidon. Il a proposé d’avancer l’argent nécessaire pour en faire faire un. Le Conseil a adopté cette proposition ainsi que le mode suggéré par le Directeur pour opérer la rentrée des fonds qu’il avancera. On a fixé la cotisation à fournir, par ceux des Congréganistes qui peuvent le faire, à neuf francs. Mais afin que le paiement de cette petite somme ne soit à charge à personne, ils souscriront trois bons de trois francs formant la somme totale de neuf francs, montant de la cotisation, les dits bons payables à trois époques, le premier dans le courant du mois, le second dans un an, le troisième dans deux ans. Je n’ose pas dire que parmi les congréganistes aisés qui se sont retirés deux ans et plus après cette délibération, il y en a qui ont été assez peu délicats pour ne rien payer » (EO 16, 206-207).
Significatif aussi, ce qu’Eugène écrit à propos du décès de deux des jeunes. On n’oublie pas que le Journal est rédigé pour que les Congréganistes le lisent. Ces paroles leur sont destinées. Voici, en date du 5 mai, ce qu’Eugène écrit d’Irénée Bouteuil : « L’état de langueur dans lequel ce jeune homme était tombé ayant justement alarmé ses parents, ils le rappelèrent à Varages, son pays natal (près de Barjols, dans le Var), où il succomba peu de mois après à la cruelle maladie qui le desséchait à vue d’œil. Il donné de très bons exemples et se fit surtout remarquer par une douceur et une bonté à toute épreuve. Sa vie fut très innocente et sa mort édifia tous les habitants de Varages. N’aurait-il pas mieux valu pour son frère Marcellin Bouteuil de mourir à sa place ou en même temps que lui ? Il vivait alors aussi chrétiennement que lui, fuyait comme lui les mauvaises compagnies, fréquentait les sacrements comme lui. Aujourd’hui, quelle différence ! L’un est au ciel et l’autre, égaré par les mauvais compagnons qu’il n’a pas voulu éviter malgré mes pressantes remontrances, croupit dans le péché et laisse peu d’espoir pour son retour à la vertu » (EO 16, 207).
Puis le 5 juin, Paulin Castellas, un jeune qui vécut à la Mission : « Ce jeune homme, très dissipé dans sa première enfance, se convertit à la suite de la mission que nous donnâmes à Grans, son pays natal. Il fit sa première communion avec des sentiments qui annonçaient tout ce que la grâce avait su opérer dans son âme, et il ne se démentit jamais des bonnes résolutions qu’il prit alors pour tout le temps de sa vie. Extrêmement négligé par sa mère, femme dépourvue de jugement, il sentit de lui-même le besoin qu’il avait de travailler. Le bon sens naturel dont il était doué lui fit préférer à la liberté dont il jouissait pleinement chez lui, la contrainte salutaire d’une maison d’éducation, et il employa l’empire que sa mère lui avait laissé prendre sur elle pour exiger qu’elle le laissât entrer à la Mission où l’on voulut bien se prêter à seconder sa bonne volonté en lui fournissant les moyens de s’instruire. On ne saurait dire combien cet aimable enfant se rendit intéressant par sa piété, sa docilité, ses attentions et toutes les bonnes qualités qu’il déploya sans efforts. On le voyait croître à vue d’œil dans la vertu et il commençait à donner les plus belles espérances lorsqu’un crachement de sang vint nous alarmer sur sa santé. Les soins de tout genre lui furent prodigués, mais en vain. Il dépérit depuis lors au point de nous enlever tout espoir de guérison. Sa mère voulut essayer si l’air natal pourrait lui rendre la santé, mais au contraire son état empira plus rapidement encore, et il ne fut plus possible de se dissimuler que sa fin approchait. Loin d’être effrayé de cette annonce, il s’en réjouit sincèrement et il dit à ce sujet les choses les plus touchantes à M. le Curé de Grans, son pasteur, à qui nous l’avions recommandé. Il reçut encore les sacrements qu’on lui avait administrés, avant qu’il partît d’Aix, plusieurs fois. Ses derniers jours ne furent employés qu’à parler du bon Dieu. Au moment de sa mort, plein de connaissance, en s’adressant au curé qui était auprès de lui, il s’écria avec transport : ne voyez-vous pas le ciel ouvert devant nous ? Oh ! que c’est beau ! Oh ! que c’est beau ! Notre Seigneur, la sainte Vierge, oh ! que c’est beau ! Et étendant les bras vers ces objets présents à sa vue, il expira ou pour mieux dire sa belle âme s’envola vers le ciel qui s’était approché de lui et dont je ne doute pas qu’il ne prît possession à l’instant même. Quelle belle mort ! Qu’on la compare à la mort de tous ceux qui ont été enlevés de ce monde après avoir abandonné la Congrégation. Ils sont tous morts, oui, jusqu’à présent ils sont tous morts dans leur péché !!! Quel terrible jugement de Dieu !!! Qui osera dire qu’il ne soit pas mérité ! … » (EO 16, 207-208).
La présence attentive de l’Oncle Fortuné
Quand on parle de la Mission d’Aix (on appelle ainsi la petite communauté) ces années-là, la présence de Fortuné de Mazenod, l’oncle d’Eugène (né en avril 1749, il a donc 70 ans en 1819), est d’une importance majeure. Sa correspondance avec le père d’Eugène, qui vit à Marseille, est pour nous une source primordiale d’information. Bien plus, Fortuné apporte une aide fidèle pour le service de l’église de la Mission. Il joue souvent un rôle modérateur auprès d’Eugène, par son soutien et aussi ses critiques. Bien des allusions nous laissent entendre que sa présence, efficace, mais discrète quand il s’agit de la vie de la communauté, est très appréciée par les Missionnaires, notamment par Tempier, « le brave Tempier qui me comble toujours d’amitié » (8.11.1818), et aussi Maunier.
On se souvient qu’Eugène était allé à Paris pour des démarches qu’on pensait nécessaires pour consolider sa communauté ainsi que pour tenter d’assurer l’avenir de son père et de ses oncles. En septembre 1817, il écrit à Fortuné en Sicile pour le faire revenir de toute urgence en France. Eugène avait été informé oralement que le Roi avait retenu le nom de Fortuné pour le siège épiscopal de Marseille, qu’il était décidé de rétablir. Il fallait d’abord persuader son oncle d’accepter. Bien plus la nomination ne pouvait se faire que si Fortuné résidait sur le sol de France. Fortuné et ses deux frères se laissèrent convaincre. Ils quittèrent la Sicile et débarquèrent à Marseille le 27 décembre. Précédé par les indiscrétions des journaux et par la rumeur publique, Fortuné y fut reçu en tant qu’évêque nommé. Tout le monde était persuadé que la nomination serait bientôt officielle. Fortuné s’installerait provisoirement à la Mission d’Aix (ce qu’il fit dans les premiers jours de janvier 1818). Le père d’Eugène ainsi que son autre oncle et la femme de ce dernier trouvèrent une maison à Marseille. Aix était impensable pour eux, vu l’attitude de Mme de Mazenod.
L’histoire de Fortuné, quel qu’en soit l’intérêt (et il est très grand, à beaucoup de points de vue), dépasse le cadre de ce travail. Rappelons seulement qu’il avait été un des vicaires généraux d’Aix et qu’il avait eu de grosses responsabilités diocésaines dans les premières années de la Révolution. Obligé par deux fois de fuir, il avait rejoint ses frères émigrés. Il mena alors une petite vie, pauvre sans doute, mais sans horizon, pendant près de 20 ans. En sorte que les cinq années vécues à la Mission d’Aix servirent de transition entre la vie effacée et, somme toute, tranquille de Sicile et la charge épiscopale de Marseille. On a pu parler de temps de conversion.
Auprès d’Eugène et des autres Missionnaires de Provence, aînés et jeunes, Fortuné redécouvrit les tâches pastorales, et cela dans un monde bien différent de celui d’avant 1789. Les réflexions qu’il partage avec son frère sur la France d’alors sont souvent d’une grande sévérité. Il est question de « l’infâme siècle de la philosophie qui ne produit que des monstres et des bêtes féroces » (8.9.1818). « Nous sommes dans des temps où tout se produit à l’inverse (nous dirions à l’envers) » (6.7.1818). Ou encore, parce que Mme de Mazenod lui reproche sa trop fréquente correspondance avec son frère, Fortuné écrit qu’il n’en tiendra aucun compte et ajoute : « La Révolution a tellement dérangé les meilleurs esprits et les meilleurs cœurs que, sans s’en apercevoir, ils ont adopté de bonne foi des principes qui autrefois auraient été regardés comme sauvages, pour ne rien dire de plus. Il ne faut pas s’en étonner ; quand on vit longtemps avec des loups, on finit par hurler comme eux. Remercie Dieu de nous avoir préservés de ce malheur par un exil de 28 ans. Oh ! que la prétendue grande nation est devenue petite dans ses sentiments et dans ses affections. La prudence et encore plus la charité me forcent à me taire sur une infinité d’autres objets tout aussi extraordinaires. Si je voyais voler un bœuf, j’en serais moins surpris » (15.5.1818).
Révélateur aussi de la pensée de Fortuné, cet extrait de sa lettre du 5 avril 1819 : « Je suis bien affligé de toutes les tracasseries qu’on suscite aux saintes religieuses des Petites Maries (Visitandines de Marseille). Il n’en serait pas ainsi s’il y avait un évêque à Marseille. Il faut être un monstre pour oser disputer quelques pieds de terrain à celles dont on retient les propriétés. Il est étonnant que le Préfet et le Maire ne viennent point au secours des opprimées pour faire cesser un pareil scandale. Et l’on veut ensuite que le Ciel ne nous châtie pas ! Je ne doute nullement que sa colère ne soit près de tomber sur la France et qu’il ne donne encore au monde entier un exemple effrayant de la rigueur de sa justice, puisque nous continuons à l’irriter. Préparons-nous à une persécution épouvantable et tâchons d’en profiter pour faire notre salut. Tu me diras peut-être que je vois bien en noir, mais il est impossible, à moins d’un miracle, que la bombe n’éclate pas. Soumettons-nous à tout ce qu’il plaira à Dieu d’ordonner et baisons amoureusement la main adorable prête à nous frapper. L’apathie des puissances étrangères dans ces circonstances est inconcevable et ne peut venir que de deux causes, ou de la gangrène révolutionnaire qui a gagné parmi elles, ou de leur intention perverse contre la France, qu’elles ne croient pas avoir encore assez écrasée. Mais l’expérience du passé devrait bien leur apprendre de quoi est capable notre nation, quand elle est dirigée par des factieux et des impies, qui ne respirent que le pillage et le carnage dont ils lui ont donné pendant 25 ans de cruelles leçons ».
Il faut dire qu’il devra vivre à Aix cinq longues années avec le statut d’évêque pressenti, mais pas encore nommé, et qu’il regrette souvent d’avoir donné son consentement. Pour des raisons souvent obscures, les négociations entre les autorités françaises et le Saint-Siège en vue d’un nouveau concordat et un nouveau découpage des diocèses sont d’une grande complexité et s’éternisent. A Aix comme ailleurs, on n’a que des rumeurs, par définition incontrôlables. Bien plus, Fortuné se trouve sans statut financier, donc sans traitement et presque sans ressources. Les promesses de l’administration française n’ont pas été tenues. Or il tient à payer sa pension à la Mission et voudrait aussi aider ses frères à Marseille, encore plus désavantagés que lui. A partir de l’automne 1818, grâce à la délicatesse de l’abbé Guigou, vicaire capitulaire d’Aix, et du conseil diocésain, une petite pension régulière lui est versée, en dehors des cadres réguliers. Fortuné souligne « la patience dont j’ai besoin de faire usage » (7.5.1818). « Le Seigneur, dans sa miséricorde a daigné me douer d’une grande patience et d’une entière résignation à sa sainte volonté » (11.5.1818). Quand son frère s’inquiète du poids de ses occupations, il lui écrit : « Pensez que j’ai été inutile pour l’Eglise pendant 27 ans et qu’il est juste que je répare, autant qu’il est en moi, le temps perdu. Est-ce enfin le peu d’espoir d’occuper le siège de Marseille ? Mais j’en remercie à chaque instant le ciel qui a daigné exaucer mes vœux et mes prières continuelles, en me délivrant d’un fardeau encore plus redoutable que pesant » (23.9.1819).
Ces informations, et beaucoup d’autres, nous sont données par les lettres que Fortuné écrit à son frère, parfois quotidiennement, au moins chaque semaine. Ces lettres sont d’une discrétion exemplaire (nous en venons à le regretter) sur la vie de la communauté des Missionnaires. Par contre, on l’a déjà vu, il est très souvent question de leurs travaux, soit à l’église d’Aix, soit dans les missions. Ce que Fortuné écrit à M. de Mazenod de ses enfants et petits-enfants Boisgelin a moins d’intérêt pour nous. On est évidemment beaucoup plus concerné quand il est question d’Eugène, de sa santé, de ses tâches, de ses soucis, et c’est presque à chaque lettre. Nous les citons donc abondamment, car elles nous disent beaucoup sur le quotidien de la Mission.
A l’automne 1818, les Missionnaires sont à Barjols. Fortuné écrit : « Je me suis chargé de surveiller la santé de l’abbé Tempier qui par l’absence de ses confrères a un travail immense » (12.11.1818). Et le 14 décembre, Fortuné s’excuse de n’avoir pu écrire à son frère : « Cela me fut impossible à cause que nous célébrions la fête titulaire de la Congrégation (de la Jeunesse, l’Immaculée Conception), à laquelle j’ai officié en grande pompe toute la journée pour soulager un peu le pauvre abbé Tempier, accablé de besogne par l’absence de ses confrères qui se trouvent à Barjols ».
Comme dans toutes les églises du Royaume, on célèbre le 21 janvier une messe d’expiation pour l’anniversaire de l’exécution de Louis XVI, ce que Fortuné désigne comme « la plus lugubre des cérémonies ». Il écrit le 26 : « Il n’est pas d’usage que celui qui officie le jour anniversaire de l’épouvantable assassinat de Louis XVI, lise son testament. L’abbé Deblieu a été chargé de cette triste fonction et il a rempli tous ses auditeurs des sentiments dont il était lui-même si pénétré. Je n’ai pu l’entendre sans être consterné et j’ai supplié instamment le Seigneur dans le saint sacrifice de la messe que la France ne se souillât jamais plus d’un si horrible forfait ». Rappelons que Tempier est désormais au Laus…
Le 4 février : « Je ne resterai ici pendant le temps de la mission d’Eyguières qu’avec l’abbé Moreau, qui aura un travail écrasant et que je soulagerai le plus que je pourrai, car il est bien juste que j’offre à ces respectables prêtres mes petits secours quand je les vois se sacrifier pour gagner des âmes à Dieu, dans un horrible siècle où tant d’autres s’efforcent de les pervertir ». Et le 14 février : « Nous avons commencé aujourd’hui, le brave abbé Moreau et moi, à nous diviser la besogne de la maison pendant l’absence de ses confrères et il a pris pour lui ce qu’il y a de plus pénible et de plus fatigant. Je me suis chargé de tous les offices et de toutes les grand-messes tant de l’église que de la Congrégation, et de donner la communion aux fidèles qui souvent la demandent dans la matinée ».
Puis le 24 : « J’officie fort volontiers et j’ai beaucoup soulagé ton fils (revenu de la mission d’Eyguières, on s’en souvient) aux 40 heures que nous avons eues dimanche, lundi et mardi, et qui ont été aussi suivies qu’édifiantes. Le dernier jour, un des Missionnaires de Paris nous a fait une très belle méditation qui a un peu épargné la poitrine de M. le Supérieur qu’on avait entendu avec un extrême plaisir les deux jours précédents. A commencer dès ce soir jusqu’à la fin du carême, nous aurons dans l’église de la Mission la bénédiction avec le saint ciboire, après la prière publique, que M. l’abbé Guigou m’a accordée de la manière la plus aimable, conformément aux règlements de feu Mgr de Cicé pour les églises où l’on serait dans l’usage de faire le soir quelque exercice. Je me suis chargé bien volontiers de cet office qui ne plaira pas aux ennemis vêtus de noir (les prêtres d’Aix ?) de la pauvre Mission, continuant d’aller à merveille malgré tous les clabaudeurs ».
Le 10 mars : « Ta lettre du 2 et 3 mars à laquelle il ne m’a pas été possible jusqu’à présent de répondre entièrement par toutes les affaires qui me surviennent à chaque instant et presque toutes pour la Mission, dont il est bien juste que je m’occupe avec le plus grand zèle pendant l’absence de ton fils ». Et le 22 avril : « Pendant l’absence de Moreau (appelé à Barjols pour aider Maunier et Deblieu « écrasés de besogne »), ton fils resterait seul avec l’abbé Aubert, et c’est ce que je ne veux point pour une infinité de raisons, dont la principale est le surcroît de travail qui lui tomberait sur les épaules et dont il ne manquerait pas de se charger entièrement. Quand l’abbé Moreau ou l’abbé Tempier, qui ont le plus grand crédit sur son esprit, ne sont pas avec lui, je ne dois pas quitter le poste, pour être à même de surveiller sa santé et lui faire prendre la nourriture et le sommeil qui lui sont si nécessaires et par le moyen desquels il peut subvenir à tout… Lorsqu’il a des peines, ce qui arrive souvent, il vient soulager son cœur auprès de moi, et Dieu me fait la grâce de le consoler ordinairement. Malgré sa vivacité, il est d’une patience et d’une charité admirables, et tu dois bénir chaque jour la Providence de t’avoir donné un tel fils. Tu te plains de ce que je ne te mande point toutes les tracasseries qu’on suscite à la Mission. Il me faudrait pour cela t’écrire des volumes in folio et je n’en ai pas le temps. D’ailleurs pourquoi t’affliger inutilement et augmenter tes peines particulières ? ». Dans sa lettre du 26 avril, Fortuné écrit : « Je suis très content de ton fils, par sa docilité à suivre mes avis pour le sommeil et la nourriture. Les jours même où il dit la messe de meilleure heure, il vient prendre dans ma chambre une tasse de café avec un quarteron de pain ».
La lettre du 20 juin parle d’Alphonse de Liguori et aussi de la procession du Sacré-Cœur. « Il est bien juste que je commence par te remercier de ta complaisance à m’envoyer exactement les six nouveaux volumes des ouvrages du bienheureux Liguori et les trois paquets de ses images dont les uns me furent remis par un ami de Martin et les autres par l’aimable abbé Guigou, une heure après son arrivée ici. Ton fils s’empara tout de suite des premiers qu’il parcourut malgré toutes ses occupations, et moi je me saisis des seconds et n’attendis pas au lendemain pour les décacheter. Ma joie était extrême en pensant à la quantité de gens que j’allais obliger. En effet, hier matin, je distribuai un certain nombre de gravures de ce grand saint qui est ici en vénération et dont chaque jour est marqué par quelque nouveau bienfait. Tu comprends que mes pénitentes n’ont point été oubliées et que je ne néglige rien pour les mettre toutes sous sa puissante protection… ».
A propos de la prochaine procession du Sacré-Cœur, Fortuné écrivait le 12 juin : « Jeudi soir, à la méditation, ton fils ravit tout son auditoire et lui fit verser des torrents de larmes lorsqu’il lui exposa avec l’accent le plus attendrissant la France seule condamnée au silence et à une douleur profonde en un jour si solennel, tandis que tous les autres Etats catholiques du monde étaient dans l’allégresse et chantaient en l’honneur du Très-Haut des hymnes et des cantiques. Il termina ce morceau vraiment éloquent par une invocation plus admirable encore au très saint Sacrement obligé de rester renfermé dans nos tabernacles et ne pouvant être exposé à la vénération des fidèles par les malheurs des temps qu’il supplia instamment le Seigneur de faire cesser au plus tôt. Il était si pénétré de tout ce qu’il disait et son visage était si enflammé de l’amour de Dieu qu’il ne paraissait pas un homme en chaire, mais un chérubin. L’église était pleine comme un œuf et chacun retenait même son haleine pour ne pas perdre une parole du prédicateur ».
Dans une lettre datée du 25 juin adressée à Tempier, alors au Laus, le P. de Mazenod parle des préparatifs: « Je suis allé inviter le curé de… (probablement de St Jean de Malte), pour porter le saint Sacrement à la procession du Sacré-Cœur. Il ne crut pas pouvoir acquiescer à ma politesse, parce qu’étant en litige avec moi, le procès étant pendant, il se mettrait le corps des Pasteurs à dos. J’insistais pour lui prouver que ce n’était pas une simple formalité de ma part, mais un désir sincère de lui voir faire une chose qui me semblait convenable. Notre conversation dura plus de deux heures et roula sur tous les points contestés non sans une modération surnaturelle de la part de votre très humble serviteur qui pourrait citer cette entrevue comme une preuve de la tranquillité de son esprit dans les occasions. On peut être vif, et se posséder, avec la paix de Dieu, j’entends. M. le Grand Vicaire Guigou, ne craignant point le corps des Pasteurs, s’est fait un honneur et un plaisir de porter le très saint Sacrement… » (EO 6, 62-63).
Citons à nouveau Fortuné (le 20 juin) : « Notre procession a eu lieu hier. Elle sortit à sept heures et demie et ne rentra qu’à neuf heures. Par une grâce spéciale de Dieu, le vent qui toute la journée avait été furieux, calma tout à coup au moment où elle commença à défiler, et ne se fit plus sentir en terre quoiqu’il continua d’agiter fortement le haut des arbres du Cours. Cela fut si frappant que tout le monde s’en aperçut et bien des gens disaient publiquement que Dieu faisait ce prodige en faveur du saint, car c’est ainsi que les bons chrétiens appellent ton fils, en dépit de quelques polissons qui cherchent, quoique en vain, de le persécuter. Le coup d’œil était magnifique et une infinité de flambeaux portés avec la plus grande dévotion par les congréganistes et les Associées au Sacré-Cœur de Jésus, inspirait un respect mêlé d’admiration. Le peuple était dans un profond silence et attendait avec impatience le moment de se prosterner devant le saint sacrement renfermé dans un superbe ostensoir porté par notre ami l’abbé Guigou et que suivait un nombre considérable de magistrats ayant à leur tête l’ancien premier président Baffier et l’avocat général Laboulie, avec beaucoup de gentilshommes et de personnes les plus notables de la ville. Les ennemis même de la Mission ont été forcés de convenir que cette procession était aussi édifiante que bien ordonnée. On avait élevé deux beaux reposoirs à la Grille de Fer et devant la fontaine Dupouet et ce fut un spectacle ravissant quand l’officiant y donna la bénédiction à une foule immense toute prosternée à terre. Nous avions selon l’usage la musique de la Garde nationale et le corps des canonniers qui sont fort attachés à ton fils. En un mot tout a parfaitement réussi au gré de nos désirs. J’oubliais de te dire qu’il y avait une vingtaine de thuriféraires accompagnés d’un pareil nombre de jeunes enfants portant les navettes et les corbeilles de fleurs ».
Deuxième semestre 1819
A diverses reprises, Fortuné souligne le paradoxe du tempérament d’Eugène. C’est dans les périodes qu’on peut qualifier de plus calmes qu’il ressent le plus de fatigue. Entame-t-il la prédication d’une mission, il retrouve, physiquement et moralement, un dynamisme inattendu. Entre la fin d’avril 1819, à la fin de la mission d’Eyguières, et la mission de Marseille en janvier 1820, Eugène ne quitte pratiquement pas Aix. La lassitude se fait donc sentir.
Son ami le comte d’Albertas lui avait demandé conseil pour un cas de conscience. Il lui avait aussi envoyé un ouvrage de Louis de Bonald, le théoricien politique chrétien très conservateur. Eugène lui écrit le 21 juin : « Votre Bonald a fait un bien infini à mes jeunes philosophes qui pour être chrétiens n’en sont pas moins exposés à la contagion de cet air pestilentiel qui corrompt tout autour de nous. Quand vous recevrez quelque chose de bon dans ce genre-là, politique, morale, religion, que vous l’aurez lu, fait lire et relu, faites-le moi passer ; vous contribuerez à un grand bien. Je suis toujours plus effrayé de la tendance qu’ont toutes les jeunes têtes à adopter tous les systèmes qui favorisent la licence. Faut-il s’en étonner quand tant de vieux barbus, sans excepter certains de votre et de ma robe, n’ont pas plus de bon sens, malgré leur expérience ? Aussi, si ce n’était les devoirs de ma vocation, je deviendrais misanthrope au point d’aller me cacher dans une solitude pour ne plus m’occuper que de l’éternité. Je perds le repos de ma vie à vouloir faire quelque bien aux hommes. Plaignez-moi, car, du matin au soir, je suis obligé de sacrifier mes goûts et mon attrait à ce que je crois être mon devoir » (EO 13, 44).
EO 15, Ecrits spirituels II, p. 194-195, nous donne une lettre du 12 octobre 1819 à Adolphe Tavernier, un jeune de la Congrégation, alors âgé de 20 ans : « Tu peux vanter, mon cher Adolphe, tout à ton aise la liberté des champs. Je pourrais en dire plus long sur l’esclavage de la ville. Jouis paisiblement des charmes de ton partage, mais laisse-moi gémir sur tout ce qu’a de dur celui qui m’est échu. Aussi ne t’attends pas aux riantes images dont ton imagination est pleine et qui coulent pour ainsi dire de ta plume ; je n’ai que du sombre et de l’ennuyeux à te donner, tant vaudrait-il donc que je gardasse le silence. A quoi bon attrister les gens ? Hier, par exemple, je relisais ta petite lettre et j’allais y répondre quand l’ennui en personne vint s’établir chez moi affublé de tous ses atours ; il s’assit sur mon pauvre canapé comme sur son trône, et faisant de l’esprit à sa manière, il s’y trouva si bien qu’il n’en bougea jusqu’à neuf heures. Bénie soit cette cloche qui vint, hélas ! trop tard, me soustraire à ses terribles coups. Encore s’il m’eût été donné de laisser produire à la cause ses effets naturels, je me serais endormi d’un profond sommeil aux pieds mêmes de ce trône où j’étais terrassé. Mais non, ma triste tâche était de faire violence à la nature et d’égayer le personnage qui me mettait à la mort… Il fallait me voir, ta lettre à la main en forme de placet, y jetant de temps en temps quelques coups d’œil comme pour demander en grâce qu’on eût égard à ses justes réclamations. Néant à l’article, répondait sans pitié le barbare… ».
En effet, les ennuis de toutes sortes continuent. Le 16 septembre, Fortuné écrit : « Ma présence était nécessaire auprès de ton fils auquel on fait avaler souvent des couleuvres, indépendamment que je lui épargne bien de la besogne qui en dernière analyse serait retombée sur lui ». Et le 8 novembre : « Ton fils s’attend à bien des tracasseries relativement à son établissement, mais son courage augmente à proportion. La haine du bien qui le poursuit va également déployer toutes ses fureurs contre le pensionnat (de filles, qu’aide Fortuné) ; j’espère cependant que le Seigneur calmera toutes ces tempêtes et qu’il n’en restera que la honte et la confusion aux détracteurs de l’un et de l’autre. Dans quel horrible siècle sommes-nous venus ! » Rappelons la lettre d’Eugène à Tempier le 26 avril : « Si le vaste champ des missions nous donne de grandes consolations, nous éprouvons en revanche de grands chagrins autour de nous ». Le P. Beaudoin précise en note qu’il s’agit de l’opposition des curés et de la défection de congréganistes (EO 6, 61, et note 12).
Le P. Rey (I, p. 238) explique de la façon suivante les « chagrins incessants » dont parle Eugène : « Ils provenaient surtout de la lutte incessante entretenue par les membres du Clergé opposés à la Mission et à ses œuvres. Du haut de la chaire métropolitaine, un chanoine, depuis évêque (probablement Rey, qui sera évêque de Dijon), avait renouvelé les attaques contre la chapelle des Missionnaires., attaques d’autant plus pénibles qu’elles étaient moins fondées. Le P. de Mazenod s’était défendu avec charité, mais aussi avec fermeté, car il s’agissait du salut des âmes dont on faussait la conscience ».
Eugène avait envisagé déjà à cette époque un voyage à Rome, projet sur lequel on manque d’informations. Cherchait-il déjà l’appui du Saint-Siège ? On conserve deux brefs extraits de lettres à Tempier : « Que ne puis-je faire un voyage à Rome ; je me soustrairais par là aux contrariétés continuelles de la journée ». (2 juillet). « Ah ! si je pouvais faire ce petit voyage de Rome ! Ne pourrait-on pas faire les missions sans moi cet hiver ? » (11 août). (Cf Rey I, p. 241.)
Un des soucis d’Eugène reste l’accompagnement des malades en fin de vie. Fortuné le signale le 12 juin : « Après Dieu, Mme Bauvis doit son salut éternel à l’assistance de ton fils qui ne la dirigeait point. Appelé auprès d’elle à trois heures du matin, il la confessa, la fit administrer ensuite en toute connaissance et reçut à quatre heures de l’après-dîner son dernier soupir dans des sentiments de religion les plus consolants. Ton fils fut toujours auprès d’elle et ne la quitta que pour venir célébrer la messe et manger un morceau. Peu de temps auparavant, il avait exercé le même ministère de charité et avec autant de succès vis-à-vis d’une tailleuse, malgré tous les obstacles que prétendait y opposer un certain médecin ultralibéral ». Puis le 3 juillet : « J’ai trouvé ton fils un peu maigre par le surcroît de travail que lui ont donné cinq malades qui heureusement paraissent hors de danger… » Le 20 septembre, Fortuné dit s’être « chargé des offices avec plaisir pour soulager un peu notre pauvre supérieur qui avait passé toute la nuit précédente auprès d’un moribond ».
On comprend le sens du paragraphe consacré aux moribonds dans les Constitutions des Missionnaires de Provence ; la pratique d’Eugène avait précédé les formulations. « On fera tout ce que l’on pourra pour les aider dans leurs besoins spirituels et même temporels, s’il y va de la gloire de Dieu… Il est trop important dans ces moments décisifs de fournir aux malades tous les secours et toutes les consolations de la religion, pour qu’on puisse les abandonner ou les laisser trop longtemps en proie aux attaques de l’ennemi ou aux horreurs de la mort ».
Fortuné se sent donc chargé de veiller sur la santé de son neveu, toujours menacé par le surcroît de travail. « Tu comprends que je surveille exactement la santé de ton fils, écrit-il le 6 juillet. Il est vrai qu’il est un peu maigre, mais non pas autant qu’on s’est plu à te le représenter. J’ai soin de lui faire prendre du chocolat de la bonne Mme Campou et d’assister le plus que je puis à ses repas pour lui faire manger des choses saines et nourrissantes ». Et le 7 octobre : « Ton fils s’est accoutumé d’après mes vives et réitérées instances de prendre tous les matins alternativement du chocolat et du café dont il se trouve à merveille… ».
Les travaux en dehors d’Aix
On a déjà dit l’aide qu’il a fallu apporter durant l’été au Laus et pour les nombreuses confessions et pour les retraitants à la semaine, les neuvainistes. Mie, remplacé à Salon par Aubert, ainsi que Moreau et Maunier, y firent d’assez longs séjours. Le 12 septembre, Fortuné parle des travaux de Deblieu : « Une députation de congréganistes d’Eyguières ayant à leur tête le curé étant venue ici pour prier ton fils de permettre à l’abbé Deblieu d’aller leur donner une retraite, il n’a pu se refuser à leurs vives instances. En conséquence, l’abbé Deblieu est parti avec eux. Cette retraite finie, il ira en faire une seconde à Mouriès où il est demandé à cor et à cri, et après, une troisième à la paroisse de Trinquetaille d’Arles sur les sollicitations du curé. Le tout importera un mois d’absence. Par ce moyen, il ne reste plus ici que ton fils, l’abbé Moreau et moi, ce qui augmentera un peu notre travail… ».
Ce sont deux missions qui occupent l’automne. A Rougiers, village de 1200 habitants près de Saint-Maximin, dans le Var, la mission prêchée par Deblieu, Touche et Moreau, dura du 14 novembre au 12 décembre. Celle de Rognac, en bordure de l’étang de Berre, 600 habitants, fut difficile pour Tempier et Mie ; commencée aussi le 14 novembre, elle se termina le 5 décembre. Le P. de Mazenod resta à Aix où l’arrivée attendue du nouvel archevêque exigeait sa présence.
On sait très peu de choses de la mission de Rougiers. « A Rougiers, tout va bien. Le Sous-Préfet a écrit au Maire de ne point troubler les missionnaires dans l’exercice de leur ministère… » « Il ne restera pas un homme dans le pays qui ne profite de la mission. Le curé qui est un bon prêtre en est émerveillé ». (EO 6, 66). Ces réflexions ne pouvaient guère aider Tempier et Mie qui rencontraient bien des difficultés à Rognac. Fortuné, le 16 décembre, indique qu’Eugène a fait « le voyage de Rougiers pour terminer la mission de cette admirable population où tous les habitants ont eu le bonheur de se confesser et de communier ».
Rey présente ainsi la mission de Rognac. Elle « fut éprouvée par le mauvais temps, les pluies ne cessèrent pas pendant presque toute la durée des pieux exercices. Les missionnaires n’étaient pas attendus, la mission n’avait pas été préparée, l’administration diocésaine l’imposait à la paroisse. L’installation se fit dans les conditions les plus propres à éprouver la foi, la patience et le dévouement des envoyés de Dieu ». En témoignent les extraits de correspondances qui ont été conservés.
On a d’abord une lettre d’Eugène, qui ne manque pas de nous surprendre, voire de nous choquer. Elle est datée du 16 novembre : « Dieu soit loué ! mes chers amis et véritables apôtres ; mon cœur souffre de votre position, mais il se réjouit en même temps de vous voir partager le sort de nos premiers pères, des disciples de la croix. Oh ! que je vous trouve bien sur votre tas de paille, et combien votre table, plus que frugale, excite mon appétit ! Voilà à mon avis la première fois que nous avons ce qu’il nous faut. Achevez l’œuvre en n’acceptant rien de personne sans payer ; pour le coup vous ne serez pas désavoués par notre saint patron saint Liguori. J’ose vous parler de la sorte, parce que j’envie votre sort et que, s’il ne tenait qu’à moi, je le partagerais. Je vous prie néanmoins de ne pas vous faire faute du nécessaire. Avez-vous porté du sucre ? Le P. Mie, qui est si fort enrhumé, ne pourra s’en passer » (EO 6, 64-65).
Le même jour, 16 novembre, Tempier décrit l’absence d’accueil à Rognac : « Je me sers d’une occasion pour vous écrire deux mots à la hâte. J’ai profité de votre lettre pour ne rien accepter de personne, si ce n’est le bois, le linge et autres choses semblables, mais rien de comestible, et cela malgré les sollicitations et les prières de M. Emeri qui ne pouvait se consoler de ne rien pouvoir nous offrir. Notre mission est toujours à son ordinaire. Je ne sais par où commencer mon récit. Je veux cependant être fidèle à ne rien vous laisser ignorer, pour vous faire juger de tout. Nous sommes arrivés samedi soir, comme je vous l’ai mandé et, après deux ou trois visites, nous nous sommes rendus à notre gîte, où nous n’avons rien trouvé. Il a fallu parcourir tout le pays, pour trouver trois mauvaises paillasses ; le même embarras, et plus grand encore, pour nous trouver quelques pains et un misérable ordinaire. Le lendemain, j’appris que le Maire comptait faire passer les dépenses qu’occasionnera notre séjour sur les tailles (impôts) de la commune ; vous comprenez que c’eût été un moyen efficace pour nous faire regarder comme des mangeurs. J’écrivis aussitôt à M. le Maire que nous ne voulions pas de son argent, ni même du pain qu’il avait l’intention de nous faire acheter si chèrement, mais uniquement le salut des âmes, et qu’en conséquence nous nous nourririons à nos frais et dépens. Je crois véritablement que le Maire ne manquait pas de bonne volonté, mais ces bonnes gens étant pauvres, et la Fabrique ayant mille peines à trouver de quoi fournir des cierges à l’église, nous ne pouvions accepter ce qui nous était offert. Nous vivons donc à l’apostolique. Je ne crois pas que le b. Liguori eût trouvé rien de superflu dans notre mobilier, ni dans notre ordinaire. Il a fallu batailler trois jours pour trouver une femme qui s’occupât de faire préparer notre modeste repas ; enfin nous l’avons trouvée, et nous sommes si contents de notre genre de vie que, s’il n’y avait que cela, nous bénirions mille fois le bon Dieu de nous avoir fourni le moyen de pouvoir, de loin, marcher sur les traces des saints et d’être, une fois pour toutes, missionnaires.
Mais voici ce qu’il y a de véritablement pénible. On me dit que notre arrivée a répandu l’effroi dans tout le pays. Je crois pourtant que c’est le dire de quelques personnes, en fort petit nombre, qui mesurent sans doute le sentiment des autres sur les leurs propres ; nous ne tarderons pas à nous en assurer.
Nous ne négligeons rien, nous tâchons d’offrir à Dieu tout ce que notre séjour dans ce pays a de pénible, pour la conversion de ce peuple. Je vous avoue que j’ai souvent besoin de me rappeler que le bienheureux Léonard fut envoyé dans une mission pour le salut d’une seule âme et que saint François de Sales en prêchant à trois personnes en convertit une qui devait le lendemain abjurer la foi, pour m’encourager et me soutenir » (EO II, Tempier II, 30-31).
Le 22 novembre, lettre d’Eugène à Tempier : « Pourquoi ce découragement, cher ami, pourquoi ces plaintes ? Vous n’appréciez pas assez tout le mérite de votre position. La nature souffre, tant mieux. D’ailleurs vous ne faites que commencer ; vous n’étiez pas attendus, vous arrivez dans un temps de travail, on est encore étourdi. Priez, prêchez, frappez à la porte, ne vous découragez pas. Certes, il arrivait bien d’autres échecs à nos saints modèles. Si vous lisiez les avis du b. Alphonse, vous verriez s’il faut s’attendre à l’indifférence des peuples ; vous seriez surpris qu’il pût arriver à des saints de son bord et à ceux qu’il dirigeait d’être obligés de prendre des moyens si extraordinaires pour décider des chrétiens à consentir de venir les écouter. J’ai vu des gens du pays qui m’ont dit que tout le monde à peu près se rend à vos instructions ; il faut donc s’adresser à Dieu pour qu’il fasse pénétrer vos paroles dans des cœurs endurcis, mais accessibles encore aux saintes vérités. Je ne désapprouve pas que vous ne fassiez durer la mission que trois semaines, si ce temps vous paraît suffisant pour achever votre besogne, mais prenez garde que notre bon père Mie ne souffre du projet de le laisser jusqu’à Noël. Vous connaissez son zèle, il voudra continuer de prêcher et avec le rhume qui le fatigue ce serait dangereux. Je vous en prie, considérez les forces de ce cher frère et non point sa bonne volonté.
Adieu, tous mes chers, croyez que je suis bien mortifié de vous sentir au camp et de pourrir dans ma basse-fosse. Je n’ai pas le temps de respirer, mais ce travail ne vaut pas le vôtre, tout infructueux que vous le croyez, ce que je ne pense pas. Nous verrons quand il s’agira de mettre le grain dans le grenier, qui aura raison… Nous prions pour vous et nous ne cessons de vous aimer de tout notre cœur ». La lettre se conclut par l’allusion à Rougiers, citée plus haut.
Dans la lettre du 27 novembre, Eugène se montre plus compréhensif : « Je suis fâché sans doute, mon cher frère, que vous ayez eu si peu de consolation à Rognac, mais comme je suis certain que votre mérite aux yeux de Dieu n’en est que plus grand, je ne puis pas m’en affliger trop. Ce n’est pas nous qui avons choisi le lieu ni le temps. C’était l’affaire du bon Dieu, il entend les choses mieux que nous ; ne vous inquiétez donc pas davantage, et, quand vous reviendrez, ne vous livrez pas trop à votre mécontentement, mettez beaucoup de prudence dans vos récits. Le démon n’a pas été si puissant à Rougiers… ».
Un extrait de lettre de Tempier en date du 2 décembre, cité par Rey, est plus optimiste : « Je veux que vous sachiez que nous n’avons pas été entièrement privés de consolation. Il y a un bon nombre de personnes qui profiteront de la mission, quelques-unes même qui datent de 40 et 50 ans et que rien n’avait pu remuer jusqu’ici. Il se présenta l’autre jour deux jeunes gens de cette espèce au P. Mie et ils lui dirent avec beaucoup d’assurance qu’entre tous les deux, il y avait 80 ans qu’ils n’avaient pas vu de prêtres » (EO II, Tempier II, 31-32).
Les dates des missions de Marseille et d’Aix n’ont été fixées qu’assez tardivement, « ce qui arrête ton fils, écrit Fortuné, pour les siennes particulières, ne pouvant dans l’incertitude former aucun plan fixe sur les lieux où il devra aller exercer son zèle apostolique. S’il n’y a point d’empêchement ; les supérieurs ecclésiastiques se proposent de l’envoyer avec cinq de ses confrères à La Ciotat où l’irréligion fait des progrès effrayants » (8 septembre 1819).
A la maison d’Aix
Les lettres de Fortuné à son frère ont été abondamment citées. Pour l’année 1819, elles sont la source principale d’information sur la vie de la maison d’Aix. Certes, Fortuné garde une grande discrétion sur la vie propre de la communauté des Missionnaires, mais on peut faire confiance à ce qu’il en dit ou en laisse entendre. Nous utilisons aussi d’autres sources très diverses.
A Aix, le premier service rendu par les Missionnaires de Provence est bien sûr celui de l’église de la Mission, comme on la désigne habituellement. L’église reste sous le patronage de saint Vincent de Paul, mais la dévotion à Alphonse de Liguori, béatifié trois ans, tend à prendre le dessus. Le départ de Tempier pour le Laus s’ajoute aux absences répétées des Missionnaires, si bien que Fortuné semble être devenu le permanent de ce service, qu’il s’agisse des exercices quotidiens (messes, prières du matin et du soir avec prédications, etc.), des célébrations plus festives et surtout des confessions. Ainsi le 16 juillet : « Je profite du temps que j’ai de libre avant l’heure de vêpres pour te répondre, car tu sauras que nous célébrons à la Mission la fête de Notre-Dame du Carmel en grande pompe ». Et le 20 du même mois : « Nous célébrâmes avec la plus grande pompe la fête patronale de notre église (saint Vincent de Paul) par une messe solennelle, vêpres, panégyrique, etc ». Et à Noël : « La célébration de l’office de la nuit de Noël a été ravissante à la Mission par la piété des congréganistes et celle des fidèles qui y ont assisté. Tout le monde y a communié avec une dévotion attendrissante… Les choses ne se sont pas passées de manière aussi édifiante dans les paroisses et surtout à St Sauveur où l’on a commis toute sorte d’infamies… ».
A cette période, le P. de Mazenod a interrompu la rédaction du Journal de la Congrégation de la Jeunesse. Ce qu’il a écrit par la suite sur le décès de deux jeunes a déjà été cité. Mais on sait peu de choses sur ce que devient cette œuvre majeure des Missionnaires de Provence dans la ville d’Aix. Il y a cependant une brève indication, expliquant qu’Eugène n’ait pas pris part aux missions de Rougiers et Rognac, « il voulait reprendre en main sa Congrégation de la Jeunesse qui depuis quelques années souffrait de ses absences ». (EO 12, 64, note 22). Hélas, aucune source n’est indiquée pour cette remarque, qui suggère bien des réflexions ! Personne ne partageait, sur ce point comme sur d’autres, le charisme d’Eugène.
On n’a aussi que des informations très partielles sur les jeunes alors en formation. Il est même parfois difficile de préciser leurs statuts respectifs. Aux trois anciens que sont Dupuy, Suzanne et Courtès, qui ont fait leur oblation dès le 1er novembre 1818, s’est joint Jean-Baptiste Honorat, un Aixois de 20 ans, neveu du curé de la cathédrale St-Sauveur, qui fait son oblation le 30 mai. Hilarion Bourrelier est au Laus sous la responsabilité de Tempier, il y fait son oblation le 8 septembre. Le 1er novembre 1819, c’est l’oblation de François Dalmas, un Marseillais de 18 ans, que Fortuné présente comme « un sujet excellent ». Dans le registre des oblations, le P. de Mazenod écrit : « Non seulement il fut admis au noviciat, mais, s’y étant parfaitement conduit, on se fit un plaisir consentir à satisfaire ses vœux les plus empressés, en l’autorisant à faire son oblation. Il ne s’était pas contenté de le demander cent fois de vive voix, mais il l’avait fait aussi par écrit, accusant notre lenteur d’indifférence et s’exprimant dans les termes du zèle le plus vif ». (Cf. Missions 1952, p. 14-15). Il est vrai que son noviciat semble avoir duré 19 mois.
Deux entrées au noviciat sont indiquées. D’abord, le 21 juin, celle d’Alphonse Coulin, 19 ans, originaire de Cassis où il est né le 14 janvier 1800. Puis celle de Gabriel Carron, 15 ans, puisqu’il est né à La Tour d’Aigues (Vaucluse) le 26 avril 1804. Le registre des oblations note qu’il était entré dans la maison le 1er mars 1818, un peu avant ses 14 ans. Il y a aussi André Sumien, de Barjols, entré dans la maison en décembre 1818, on l’appellerait aujourd’hui postulant.
N’est pas précisé le statut de Bernard Pécoul, « entré dans la maison le 27 juin 1819, sorti en avril 1820 sans avoir été tonsuré. On avait passé outre à l’empêchement de sa naissance à raison des bonnes dispositions qu’il montra pendant son épreuve, dispositions que l’on dut croire solides à l’âge où était M. Pécoul : il avait 26 ans ». D’un certain Gespier, il est noté « qu’il nous arriva du petit séminaire très bien recommandé : mais nous ne pûmes le garder que quelques mois (de septembre 1819 à février 1820) à raison de son incapacité absolue pour les sciences et de son peu de bon sens ; il était d’ailleurs vertueux. Il n’a pas été tonsuré chez nous ».
L’organisation de la formation semble assez pragmatique. Il faut l’avouer, on ne semble pas avoir mis beaucoup de soin à observer les règles que l’on s’était données dans les Constitutions des Missionnaires de Provence l’année précédente. Quand le P. de Mazenod était là, il semble bien qu’il prenait les choses (!), il faudrait dire les personnes en main. Mais on perçoit mal le suivi. Et qui prenait le relais lors de ses absences ? Tempier et aussi Maunier semblent avoir joué un rôle. A été conservé un extrait significatif d’une lettre de Tempier à Eugène. Elle est datée du Laus le 25 juillet 1819 : « Prenez toutes les précautions pour préserver Dalmas, il faut que cet enfant soit toujours occupé. Veillez pour qu’il ne s’adonne pas trop à la littérature, rarement ces grands littérateurs sont pieux, c’est l’écueil des jeunes gens. Recommandez à Suzanne d’être sobre là-dessus et de ne pas trop lui en inspirer le goût. Si j’étais à votre place, je ne permettrais jamais à cet enfant (il s’agit toujours de Dalmas) d’aller à Marseille et rarement chez lui, quelque instance que puissent faire les parents. Vous pouvez faire sentir au père les motifs qui vous obligent d’agir ainsi, le père est capable de le sentir » (EO II, 2, Tempier, p. 28).
A aussi été sauvegardée une lettre de Maunier au très jeune Gabriel Carron (15 ans). Elle est datée du Laus le 16 septembre 1819. « J’ai reçu hier votre lettre, mon cher enfant… Je l’ai lue avec un vif intérêt, et déjà intérieurement, je vous accusais de négligence à me donner de vos nouvelles. En lisant cette lettre, j’ai éprouvé divers sentiments que je ne pourrai assez vous exprimer. J’étais affligé en apprenant que vos craintes d’avoir la gale s’étaient réalisées ; je me transportais en esprit dans votre jardin où vous êtes assimilé à un petit lépreux et là je compatissais à votre réclusion, et voulais vous aider à retirer des grands avantages de cette solitude forcée. Puisque le Seigneur a jugé convenable de vous envoyer cette indisposition, conformez-vous à ses desseins, mon pauvre petit Gabriel, et soyez bien persuadé que tous les coups que vous recevrez de sa part, viennent de la main d’un Père tendre qui ne cesse point de nous aimer, lors même qu’il nous châtie et qu’il nous éprouve ici-bas par les tribulations. Soyons toujours dans la disposition d’endurer toutes sortes de maux, la mort même, plutôt que de l’offenser ou que de manquer de soumission à sa sainte volonté, et nous serons toujours consolés au milieu des plus grandes afflictions. Ne vous inquiétez point dans votre solitude, regardez-la comme un temps précieux que la divine Providence vous a ménagé afin de vous apprendre à vous détacher davantage des créatures et de tout ce qui peut vous plaire en ce monde. L’Esprit Saint nous apprend lui-même qu’il conduit une âme dans la solitude lorsqu’il veut se faire mieux connaître à elle.
Après avoir compati à vos peines, et m’en être attristé avec vous, mon bon petit Carron, je n’ai pu m’empêcher de sourire bien des fois en lisant la suite de votre lettre. Je vous sais bon gré d’avoir bien manifesté vos sentiments et ce désir ardent qui vous presse sans cesse d’être revêtu de notre saint habit. Vous désirez que je vous donne mon consentement à ce sujet ; vous savez que vous l’avez depuis longtemps. Il n’est question à présent que de l’époque à laquelle vous devez recevoir cette faveur. Vous avouerez que lorsqu’on est assuré d’obtenir un objet que l’on apprécie, le jour auquel l’on doit en être mis en possession ne devient plus qu’une chose accidentelle et qui ne saurait nuire à l’être désiré, surtout lorsque ce jour n’est point dans un lointain trop reculé. Vous reconnaîtrez aisément qu’il est dans l’ordre des convenances qu’avant de vous fixer le jour, j’en confère avec M. notre cher Supérieur ; d’ailleurs j’aurai tant de consolation à vous donner cette heureuse nouvelle de vive voix et à être témoin de votre vêture, que vous voudriez bien, j’ose l’espérer, ne pas m’en priver. Offrez au bon Dieu la peine que peut vous causer cette incertitude, et elle sera une disposition à vous en rendre digne » (Dans Etudes Oblates 1958, pp. 239-240).
La présence d’étudiants « logés à la Mission » est occasionnellement rappelée. Comment étaient-ils situés par rapport aux postulants ? Il semble que c’étaient des membres de la Congrégation de la Jeunesse et donc pour une part intégrés à la vie de la maison. Dans une lettre du 9 décembre 1819, Fortuné fait cette remarque : « Le petit Lombardon est logé effectivement à la Mission. Ton fils en est très content et l’aime beaucoup ainsi que Germain, parce qu’ils se conduisent l’un et l’autre à merveille, phénomène assez rare parmi les étudiants en droit ». Il n’est pas clair si d’autres congréganistes étaient aussi logés. Ainsi Adrien Chappuis, qui logea à la Mission à partir de 1816 ou 1817, alors qu’il étudiait le droit lui aussi. Il se proposait de faire partie des Missionnaires de Provence, mais devint avocat à Aix (cf. EO 16, 166, note 30).
On peut deviner quelque peu l’ambiance dans la maison à partir de la remarque faite par Fortuné à diverses reprises, que « la chambre d’Eugène est au pillage », ce qu’on peut entendre comme une pièce ouverte à tous, notamment en l’absence d’Eugène. Les revues qu’on lui prête risquent de disparaître. Il faut aussi ne pas oublier les charges qui pèsent sur Thérèse Bonneau, au service de tous pour la cuisine, les courses, etc.
D’autres passages de ces lettres méritent aussi d’être relevés. A diverses reprises, Fortuné mentionne les bienfaitrices d’Eugène et de la Mission. Le 27 février : « Je ne saurais t’exprimer tout ce que Mmes de Régusse et de Bausset ont fait pour lui pendant les huit jours qu’il a passés ici et surtout à l’époque de son départ. Quelles belles âmes et quels bons cœurs ! » Et le 22 juin : « Ton fils recevra avec reconnaissance les 210 frs que Mme de Roux t’a remis pour sa maison. Si la collecte est moindre cette année, il ne faut s’en prendre qu’au malheur des temps qui augmentent chaque jour d’une manière effrayante… » Dans les lettres, Mme de Régusse est désignée comme « la sainte et incomparable Mme Régusse » (12 juillet), « ange tutélaire de la Mission » (16 septembre). Le 4 octobre, il est fait mention de Mme de Grasse, « l’une des plus zélées protectrices de la Mission et pénitente de ton fils ». Trois jours plus tard, Fortuné écrit : « Ton fils vient de recevoir en présent un magnifique ciboire de vermeil travaillé par le meilleur orfèvre de Paris. Comme ce cadeau pourrait réveiller la jalousie contre lui, nous avons laissé croire qu’il l’avait acheté de son argent ». Par Jeancard (p. 23), on sait que la donatrice était Mme Chaignac, fondatrice d’un pensionnat pour les jeunes filles, où Fortuné et les Missionnaires de Provence apportaient leur aide et que fréquentèrent les nièces d’Eugène.
Le registre des actes notariés conservé aux archives oblates de Marseille note qu’en date du 24 juillet 1819, « M. Charles Joseph Eugène de Mazenod, prêtre, domicilié en cette ville d’Aix à la maison de la Mission, place des Carmélites n° 60 » a acheté à « M. Couteron, tonnelier, demeurant place des Carmélites 54 … une maison et cour, sise à Aix place des Carmélites, faisant partie du n° 56, moyennant le prix et la somme de 5000 f… Cette maison est composée ainsi qu’il suit : du côté de la Place des Carmélites, elle ne présente qu’une boutique occupée par le sieur ébéniste. Tout le reste de la façade visant sur la place des Carmélites, soit au côté soit au-dessus de la dite boutique ne fait pas partie de la maison vendue ». Petit à petit, Eugène de Mazenod achète les bâtiments de l’ancien Carmel. Ce qu’on appellerait aujourd’hui un appartement est alors désigné comme « maison ».
Fortuné fait allusion à cet achat. Ses deux frères et lui attendent en effet avec impatience le remboursement d’une ancienne dette. Le grand-oncle André, vicaire général de Marseille, avait fait un prêt, qu’ils ne purent récupérer qu’une trentaine d’années plus tard et après une procédure très longue. Fortuné écrit le 9 mai : « Si nous avions eu notre argent, nous aurions pu rendre un grand service à ton fils en lui prêtant 5000 f pour acheter une petite maison qui donne dans la cour de la Mission et dont il est forcé de faire l’acquisition pour empêcher qu’elle ne tombe entre les mains de certaines personnes suspectes ou d’une conduite équivoque ». Il faut croire que l’opération s’est faite comme prévu, car Fortuné se sent obligé de rassurer ses frères : « Eugène ne gardera ce capital qu’autant qu’il ne vous sera pas nécessaire » (23 septembre).
Et le 28 octobre : « Ton refus de prêter à ton fils tout le remboursement (de la dette) n’était pas des plus honnêtes. Pouvais-tu imaginer qu’il voulait le garder pour lui et qu’il ne te le restituerait point lorsque tu en aurais besoin ? Dans ce cas, tu le connaîtrais bien mal. Il t’avait demandé 5000 f pour l’achat foncier de la maison et il comptait se servir des 2000 restant pour payer 1° les frais de l’acte, du contrôle, etc, qui sont considérables 2° pour faire imprimer ta traduction de la vie du bienheureux Liguori que l’on attend avec impatience. Depuis lors, des circonstances impérieuses l’ont engagé à changer d’avis sur l’emploi de la 2ème partie qu’il destine à acquitter un de tes créanciers auquel tu dois 2000 f et qui nous tourmente beaucoup et surtout ta femme… Juge d’après cela si ton fils a eu tort d’insister pour que toute la somme lui fût envoyée… ».
Aux cinq prêtres de 1816 se sont ajoutés Marius Aubert, Moreau et Touche. Depuis le début de 1819, on l’a dit, Tempier et Touche résident habituellement au Laus. Cependant, eux deux pas plus que les Aixois ne sont des permanents des maisons. Les missions paroissiales et les autres travaux les appellent souvent à l’extérieur. On se souvient que Deblieu n’avait pas fait son oblation avec les autres en 1818. Il la fit le 1er novembre 1819 à la fin de la retraite annuelle. Touche l’avait faite au Laus le 18 août précédent.
Il semble qu’à cette période, c’est surtout Marius Aubert qui fait problème dans le groupe. A son sujet, Fortuné sort de son habituelle discrétion. Il écrit le 16 juillet : « Tu as raison d’être peu affecté de n’avoir pas vu l’abbé Aubert, très bon prêtre, mais un parfait original. C’est, à ce que je pense, son goût pour la prédicomanie, qu’il peut médiocrement exercer ici, qui lui fait entreprendre le voyage de Marseille où on l’entend avec plus d’intérêt, malgré son ton soporifique et ses sermons de près de deux heures ». On apprend, le 8 septembre, qu’Aubert va rester plus d’un mois dans sa famille à Tavernes (Var). Le 6 octobre, Eugène lui écrit : « Mon cher ami, je vous ai déjà averti de votre inconstance qui consiste à ne vous trouver bien nulle part, à chercher toujours un mieux que vous ne rencontrerez jamais, d’avoir aujourd’hui des dispositions qui vous ramènent au village tandis qu’il y a quelques mois vous en aviez qui vous faisaient soupirer après la maison… » Le registre d’oblations a cette note : « Son inconstance naturelle reprenant peu à peu son empire sur lui, il commença par être mécontent qu’on ne l’estimât pas ce qu’il croyait valoir… Il nous quitta après avoir vécu deux ans parmi nous… » (EO 6, 64 et note 20). Le 1er novembre 1818, lors des premières oblations, Aubert avait hésité et s’était engagé pour un an. Cet engagement ne fut pas renouvelé.
C’est encore par les lettres de Fortuné que nous savons que tous les Missionnaires, ceux d’Aix et ceux du Laus, se retrouvèrent à Aix à la fin d’octobre pour la retraite annuelle. La lettre du 28 octobre commence ainsi : « Quoique nous soyons en retraite depuis samedi dernier, très cher et bon frère, et que pendant ce saint temps qui durera jusqu’à dimanche prochain, nous nous abstenions de toute affaire temporelle pour ne nous occuper que de la seule nécessaire, celle du salut, j’ai cru devoir t’écrire quatre mots… ».
L’arrivée du nouvel archevêque d’Aix
En cet automne 1819 Aix reçut son nouvel archevêque, Mgr Ferdinand de Bausset Roquefort. Il s’était fait longuement attendre. Son prédécesseur, Mgr Champion de Cicé, était décédé le 22 août 1810. Napoléon lui avait nommé un successeur, Mgr Jauffret, évêque de Metz, mais comme beaucoup d’autres, celui-ci attendit en vain l’institution canonique du pape et ne resta finalement à Aix qu’un an. La situation semblait s’éclaircir en août 1817, de par la signature d’un nouveau concordat. Le roi avait nommé une bonne trentaine de nouveaux évêques, auxquels le pape avait donné l’institution canonique. Fortuné avait été plus ou moins mis sur la liste. Mais tout avait été bloqué du côté français. Entre autres difficultés, personne ne savait quels diocèses étaient rétablis, et quelles seraient leurs limites. Le nouvel archevêque d’Aix ignorait, et personne ne savait si les sièges d’Arles, de Fréjus, de Marseille, et pourquoi pas Riez et Glandèves, seraient rétablis, si on revenait à la situation d’avant 1789… On restait dans le très provisoire.
Fortuné connaissait bien Mgr de Bausset, ils avaient été ensemble membres du Chapitre d’Aix avant la Révolution. Dans une lettre de juin 1818, il l’appelle « Ferdinand mon ancien confrère ». Les Missionnaires avaient eu sa visite lorsqu’il était évêque de Vannes, son neveu avait vécu quelques mois à la Mission. On sait qu’Eugène lui avait rendu visite peu après sa nomination (1817), et que la rencontre avait été plutôt difficile. Comment les choses allaient-elles évoluer ? Le chanoine Guigou, vicaire capitulaire depuis 1810, avait été le principal soutien d’Eugène de Mazenod et de sa Société. Mgr de Bausset le garderait-il dans la nouvelle administration diocésaine, et avec quelle fonction ? Il convenait qu’au plus tôt, Fortuné et Eugène présentent leurs hommages au nouvel archevêque. Aussi Eugène resta-t-il à Aix, laissant aux autres la charge des missions de Rognac et Rougiers. Fortuné nous fait le récit de ces premiers contacts.
Citons la lettre du 11 novembre : « A peine M. Dalmas était parti pour Marseille que nous apprîmes que M. l’Archevêque était arrivé à St Jean. N’y ayant point trouvé sa nièce, il ne s’y reposa que quelques heures et continua sa route pour Aix, où il aborda à l’entrée de la nuit. Dès que nous en fûmes instruits, nous nous hâtâmes, ton fils et moi, d’aller nous présenter au palais où nous ne fûmes point reçus, attendu qu’il s’était couché pour se délasser des fatigues de son voyage qu’il avait fait en cinq jours sans presque sortir de sa voiture. Nous retournâmes le lendemain et il nous reçut avec toute l’amabilité possible. Quoiqu’il y eut assez de monde, il nous traita d’une manière toute particulière, s’adressant continuellement à nous, nous ayant fait mettre aux premières places et ne m’appelant que Monseigneur. Il m’embrassa plusieurs fois avec la plus parfaite cordialité et me tint toujours par la main. Ton fils fut hier matin lui présenter toute sa communauté qu’il accueillit à merveille. Dans l’après-midi, il vint à la Mission et m’apporta la lettre qu’il venait de recevoir de M. Decazes (le ministre) avec un mandat de 2000 f… Nous retournâmes chez lui dans la soirée et nous y restâmes une heure en petit comité. Nous sommes invités à dîner pour samedi où il prendra possession de son église… ».
La lettre du 18 novembre apporte des informations complémentaires : « M. l’Archevêque a confirmé les trois grands vicaires capitulaires : MM. Guigou, Beylot et Martin, comme il le devait, avec l’applaudissement de tous les gens de bien. Il n’y a eu que quelques individus qui en ont fait la mine, mais peu nous importe. MM. Guigou et Beylot ne pouvant par les lois de Bonaparte qui sont toujours en vigueur, cumuler le grand vicariat avec le canonicat, sont obligés d’opter pour l’un ou pour l’autre. Jusqu’à présent, ils ne se sont point expliqués, et ils paraissent même indécis sur le parti qu’ils prendront, parce que le grand vicariat est une dignité très précaire et dont ils peuvent être dépossédés soit par la volonté de M. l’Archevêque soit par sa mort, tandis que le canonicat est inamovible. Nous espérons cependant que, d’après toutes les instances de leurs amis, ils feront le sacrifice de leur canonicat pour empêcher que nous ne tombions dans l’ordure, comme cela arriverait s’ils refusaient le grand vicariat, et en cas d’accident, ils ne perdront rien, attendu que par une autre loi du même Bonaparte, tout grand vicaire qui se retire après trois ans d’exercice pour quelque cause que ce soit, a droit de jouir sa vie durant des émoluments attachés au grand vicariat et de réclamer le premier canonicat vacant ». Le 25, on a la réponse à la question posée : « MM Guigou et Beylot ont abandonné leur canonicat pour conserver le grand vicariat, au grand contentement de tous les gens de bien ».
La lettre du 2 décembre est intéressante elle aussi : « M. l’Archevêque fait une dépense effroyable en dîners, et pour peu que cela dure, les revenus de son siège seront bientôt épuisés. Je n’ai mangé chez lui qu’une seule fois et j’en suis fort aise, parce que je ne le vois que rarement et pour de bonnes raisons que je ne puis pas t’expliquer dans ce moment, mais que tu approuveras certainement quand tu les sauras. Ce n’est pas moi qu’elles regardent, mais ton fils, dont il n’a pas le tact d’apprécier tout ce qu’il vaut, quoiqu’il lui prodigue l’eau bénite de cour lorsqu’il le voit. Il est en général d’une pusillanimité extrême et livré à des conseils qui lui feront faire bien des fausses démarches, s’il continue à les écouter ».
Pour être complet, il faut aussi signaler que l’Archevêque donna son approbation pour une réimpression du Recueil de Cantiques et de Prières, à l’usage des Missions de Provence. Cette approbation est datée du 22 novembre (Missions 1952, p. 40). On a déjà cité intégralement le mémoire qu’Eugène adressa à l’Archevêque le 16 décembre. « Le mémoire de ton fils a été approuvé, peut écrire Fortuné le 22 décembre. Il lui a valu un acompte de 1500 f, qu’il a retiré sur le champ. Tu auras une copie de ce mémoire, qui est parfaitement bien fait, à mon premier moment de libre ».
Le grand souci de ce mois de décembre reste pour Eugène et ses missionnaires la mission de Marseille, programmée pour le début de janvier en lien avec les Missionnaires de France de Forbin Janson. Ce sera l’objet de la prochaine publication.
Dans son Journal d’une Marseillaise, Julie Pellizzone raconte la visite à Marseille de Mgr de Bausset. L’intérêt de ce récit est qu’il prépare l’entrée solennelle de Mgr Fortuné en 1823. Nous le citons en partie : « Le mardi 21 décembre 1819, M. de Bausset, archevêque d’Aix, est arrivé à Marseille : il s’est rendu à l’église Saint-Martin où le Te Deum a été chanté et de là, il a été escorté par toutes les paroisses et placé sous le dais jusque chez lui. En passant devant le corps de garde du Cours, l’officier du poste, trompé par la vue du cortège et croyant que c’était le Bon Dieu, a fait battre aux champs et mettre la troupe à genoux. L’archevêque leur a donné sa bénédiction et n’a cessé de la donner au peuple, tout le long du chemin… On dit qu’il est fort affable, il doit officier à Saint-Martin le jour de Noël et la seconde fête (le 26) à la Major : il y aura beaucoup de monde ». Pour la messe de Noël, la chroniqueuse décrit longuement les cérémonies de vêture des ornements épiscopaux. Un peu plus loin, cette notation : « De la chaire, il a prononcé, ou pour mieux dire lu un discours que j’aurais bien voulu entendre. Mais le bruit qui se faisait à la porte des escaliers m’en a empêchée… » Après la messe, « il est retourné chez lui en voiture au milieu d’une très grande foule qui s’était rassemblée pour le voir ». Elle décrit de la même façon la messe du lendemain à la Major, où le soir, l’archevêque a donné sa bénédiction.
Faire le point en cette fin de 1819 ?
En cette fin de 1819, les Missionnaires de Provence ont quatre ans d’existence et la Congrégation de la Jeunesse d’Aix est dans sa septième année. Peut-on faire le point à ce moment du chemin ? Il est toujours possible de s’y risquer.
Ce qui va bien, c’est avant tout les missions paroissiales. Onze ont été prêchées. Au prix de très grosses fatigues, d’un travail très exigeant, malgré les oppositions renouvelées, elles ont obtenu auprès des populations provençales un succès inespéré. Il suffit de mentionner Barjols ou Eyguières. Marseille, puis Aix sont à l’horizon proche. Ce sont les missions qui ont donné et qui donnent sa cohésion et sa réputation à la petite Société.
Ce qui va bien aussi, mais le caractère partiel, voir partial des informations invite à nuancer, c’est la Congrégation de la Jeunesse. Le charisme et le dévouement personnels d’Eugène y sont pour presque tout. Il a développé une relation très personnelle avec bien des jeunes. En témoignent l’accompagnement apporté aux mourants. En annexe sont publiés des extraits de la correspondance avec Adolphe Tavernier. Les autres Missionnaires n’apportent qu’une aide occasionnelle et pallient difficilement les absences de M. le Directeur.
L’église de la Mission s’est fait une place dans la pastorale de la ville d’Aix, non sans mal, non sans susciter des jalousies. Les célébrations y sont quotidiennes ; et de même le service des confessions. La dévotion au Bienheureux Alphonse de Liguori prend de plus en plus d’importance.
Le sanctuaire de Notre-Dame du Laus offre aux populations de la région des services analogues. La présence des Missionnaires y attire de plus en plus de pèlerins et de neuvainistes. Débordés par les nombreuses demandes (confessions…), les Missionnaires du Laus ont dû faire appel à leurs confrères d’Aix.
Dans ce qui va bien, il faut mentionner le groupe des trois, puis quatre « scolastiques », qu’on appelle alors « Oblats ». Il s’agit de Dupuy (21 ans), Suzanne (20 ans), Courtès (21 ans), auxquels s’est joint Honorat (20 ans), qui a fait en mai son oblation.
Mais la fondation garde d’énormes fragilités : fragilités des personnes, fragilités des ressources, fragilités du groupe lui-même. Eugène de Mazenod n’est pas le seul à les ressentir. Les diverses tentatives de consolidation ont été autant d’échecs. Les démarches de 1817 pour obtenir la reconnaissance légale ont tourné court. Eugène comptait sur la nomination de son oncle Fortuné au siège de Marseille, tout est remis sine die, on ne sait plus s’il faut encore l’espérer. L’œuvre a pu compter sur l’appui fidèle du vicaire général capitulaire Guigou, mais tout dépend de l’archevêque qui s’est fait attendre. Une fois arrivé, il « prodigue l’eau bénite de cour, mais il est en général d’une pusillanimité extrême, » - dit Fortuné.
A Aix, les oppositions persistent, surtout de la part des curés, et semblent sans remède. Fortuné le répète dans sa correspondance : la mission a ses ennemis, des ennemis actifs et entêtés. On ne peut compter sur Mgr de Bausset pour calmer les esprits. La mission d’Aix va le manifester.
Fragilité de fond, la difficile cohésion entre les cinq prêtres du groupe d’origine. Rappelons les âges. Maunier a 50 ans et 22 ans d’ordination. Mie en a bientôt 52 et, lui aussi, 22 ans d’ordination. En cet automne 1819, il semble qu’il continue à être vicaire à Salon et à résider dans cette ville. Deblieu a 30 ans et Tempier 31. On se souvient des difficultés qui ont surgi lorsqu’il a été proposé de s’engager par des vœux. Leur acceptation, de justesse, n’a pas apporté au groupe le surplus de cohésion interne qu’Eugène en attendait. Bien plus, Eugène et Tempier ressentent très fort leur éloignement réciproque.
Trois prêtres les ont rejoints. On a dit les difficultés de Marius Aubert, dont on devra se séparer. Touche, qui a 25 ans et vient de Digne, travaille surtout au Laus. Moreau, 25 ans lui aussi, originaire de Tarascon, est le seul à ne pas avoir eu de difficultés à s’intégrer à la petite Société et restera un proche d’Eugène. Il faut remarquer qu’aucun prêtre diocésain du clergé d’Aix n’a rejoint le groupe depuis les tout premiers.
La liste des postulants et novices « entrés à la Mission » interroge aussi. On a mentionné Giraud, Gespier, et aussi Bourrelier. Les annotations d’Eugène sont par la suite particulièrement sévères : « jugement naturellement faux », « peu de bon sens », « profonde ignorance ». Ce qui ne manque pas de nous questionner sur le discernement qui a précédé leur admission. D’autres, de Bausset, Dalmas, sur lesquels on pensait pouvoir compter, ont quitté. Le qualificatif d’apostat qu’Eugène donne à Dalmas ne satisfait guère notre besoin de comprendre ce qui s’est passé.
E. Lamirande, qu’on peut considérer comme le meilleur connaisseur de l’histoire des Missionnaires de Provence, écrit ceci : « Soit en raison de son inclination à faire confiance, soit en prêtant aux autres la même solidité de convictions et la même détermination que les siennes, soit parce qu’il avait fermé les yeux sur des lacunes ou des défauts trop réels, Mazenod sera souvent non seulement déçu, mais parfois bouleversé par la conduite des siens. A quelques reprises, il se sentira trahi. Au-delà du secret des consciences qu’il ne pouvait percer, même si la frontière entre le for interne et le for externe paraît souvent assez floue, il a eu de la peine à saisir l’ambiguïté de certaines situations et la complexité des tempéraments ou des caractères » (dans Vie Oblate 2004, n° 2, pp. 139-140).
Les indices ne manquent pas, qu’Eugène s’interroge sur l’avenir, sur la volonté de Dieu à son égard. On ne peut que rappeler ce qu’il écrivait à Tempier et Maunier, lors de sa rencontre difficile avec Mgr de Bausset à Paris (19 octobre 1817, EO 6, 42) : « Vingt fois, en m’entretenant avec le Prélat, j’ai été tenté de lever… Mais la Mission, mais la Congrégation, mais toutes ces âmes qui attendent encore leur salut de notre ministère me retenaient, me clouaient à cette dure croix que la nature peut à peine supporter… Il m’a donné tort sur toute la ligne et gain de cause aux curés… ».
La discrète amitié de Tempier, la confiance que lui témoignent les plus jeunes, leur réponse à ses attentes l’ont gardé dans l’espérance. Il faut y ajouter l’aide très compréhensive, paternelle de Fortuné. Eugène a poursuivi son parcours.
Marseille, décembre 2012
Michel Courvoisier, omi
Annexe I
Acte de consécration de la Congrégation de la Jeunesse
Les Archives générales OMI de Rome conservent le texte manuscrit, écrit de la main d’Eugène, de l’Acte de consécration, que signèrent l’un après l’autre, les congréganistes d’Aix. En voici le texte :
Consécration et protestation qui doit être approuvée, ratifiée et souscrite par chaque Congréganiste de la Jeunesse d’Aix le jour de sa réception.
Nous soussignés, membres de la Congrégation de la Jeunesse chrétienne établie à Aix sous l’invocation de l’Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge, attestons par ces présentes que, comme membres de ladite Congrégation, pour resserrer de plus en plus les liens qui nous unissent à Dieu, notre Créateur, Sauveur et Sanctificateur, et pour nous séparer autant qu’il est en nous de la corruption du siècle et des hommes au milieu desquels nous sommes obligés de vivre, nous nous consacrons à perpétuité à la Très Sainte Trinité, lui offrant cet hommage que nous lui faisons de tout notre être par les mains de la Très Sainte Vierge et Immaculée Marie, notre Mère et Patronne, au service de laquelle nous nous dévouons en même temps de tout notre cœur.
Nous professons vouloir vivre et mourir dans le sein de la sainte Eglise catholique apostolique romaine, à laquelle nous vouons un amour filial, comme à celle qui nous a vraiment engendrés à Notre Seigneur Jésus Christ.
Nous faisons encore par les présentes hautement profession de reconnaître N. S. Jésus Christ pour notre Dieu Sauveur, souverain Seigneur et Maître, dont nous voulons être toute notre vie les fidèles disciples.
Et pour prouver que cette volonté où nous sommes d’être à lui pour toujours sans partage est efficace, nous renonçons librement et volontairement de cœur et d’âme à Satan, notre exécrable ennemi, à ses pompes et à ses œuvres.
Nous promettons de nous séparer entièrement et de fuir à jamais les compagnies dangereuses. Nous promettons de n’aller jamais aux spectacles profanes, ni au théâtre sous quelque prétexte que ce soit.
Enfin nous renonçons et nous nous engageons à n’être jamais membres d’une Assemblée illicite, à n’appartenir jamais sous quelque dénomination que ce puisse être à aucune société secrète soit de francs maçons ou autres.
Nous consentons en outre, en signe de la parfaite union qui règne entre nous et pour nous entraider mutuellement à opérer notre salut, d’offrir à la Très Sainte Trinité pour notre sanctification commune, les prières, jeûnes, aumônes, veilles, communions, et généralement toutes les bonnes œuvres que chacun de nous pourra faire pendant le cours de sa vie, de sorte qu’il y ait une communion pleine et entière et sans réserve de toutes ces bonnes oeuvres et comme un trésor commun où chacun des membres soit pendant sa vie soit même après sa mort aura un égal droit.
En foi de quoi nous avons mis notre signature au bas de ces présentes, sous la date de l’acceptation et de la ratification que nous en avons faites.
On peut lire, à la date du 25 avril 1813 avec la mention manuscrite « J’approuve et ratifie » les signatures d’Eugène de Mazenod, prêtre, de Marcou, de Courtès, etc.
Annexe II
Un exemple de la correspondance entre Eugène de Mazenod et le jeune Adolphe Tavernier
Adolphe Tavernier, né à Aix en 1799, avait 14 ans et deux mois lorsqu’il fut reçu à la Congrégation de la Jeunesse le 1er janvier 1814. Il devint avocat et resta toute sa vie attaché au P. de Mazenod. Il publia en 1872 « Quelques Souvenirs sur Mgr C.J.E. de Mazenod ». Cette publication, offre un bon nombre de lettres de l’un et de l’autre. Dans la présentation qu’il en fait, Tavernier note : « Ces lettres sont l’œuvre d’un jeune homme qui sent profondément, qui écrit avec la chaleur de sa vie, qui donne à l’affection sacrée qu’il a vouée au ministre de Dieu tout ce qu’il a retranché à ses passions, qui se complaît en cette affection et qui semble de ce saint asile braver tous les autres périls et chanter sur sa lyre l’amitié qu’il préfère à tout. En résultat ces lettres sont un hommage rendu à la vertu. Ce que la sainteté de l’ami a inspiré d’admiration se change presque en un hymne en l’honneur de Dieu de qui procède tout bien ; le supprimer, c’aurait été aussi rejeté la preuve de l’influence qu’un grand cœur peut exercer sur la jeunesse ». Il ne faut pas oublier qu’on est en plein romantisme. Les Méditations poétiques de Lamartine ont été publiées en 1820. Nous retenons ces deux lettres :
D’Adolphe Tavernier, alors qu’Eugène est à la mission d’Eyguières.
« Aix, le 4 mars 1819
Respectable Ami,
Après huit grands jours d’absence, je vous écris un peu fâché contre moi-même d’avoir renvoyé jusqu’à aujourd’hui ce que mon cœur me disait de faire plus tôt. Vous partîtes jeudi, je ne reçus pas votre dernière caresse, je me flattais du moins d’être le premier à vous apprendre tout ce que nous souffrions de votre éloignement. C’était une de mes plus douces pensées ; je le disais à ma famille, je le disais à mes amis ; mais les jours se succédaient et je n’avais encore rien fait. Je ne puis m’expliquer à moi-même cette singularité ; elle n’en existe pas moins. Si je vous dis que j’ai bien souvent pensé à vous, vous m’en croirez sur parole ; mais si j’ajoute que j’ai été dans la plus grande tristesse en ne vous voyant plus au milieu de nous, que mon âme en a cruellement souffert, me croirez-vous encore sur parole ? Le moindre doute à cet égard m’affligerait peut-être autant que notre séparation. Je vous en supplie, respectable ami, prenez au pied de la lettre tout ce que je vous dis ; ma peine a été si grande que j’aurais regretté de tant vous aimer, si vous aviez moins d’amour pour moi. Quand je pense à la nature de notre amitié, quel en est le principe, quelle doit en être la fin, les larmes me viennent aux yeux. Je ne méritais point un ami tel que vous ; quel bienfait du ciel que de me l’avoir donné ! Vous serez mon soutien, mon conducteur pendant toute ma vie. Le sentiment que j’éprouve pour vous n’est point un sentiment humain ; il vient d’ailleurs ; il dilate mon âme, il la remplit d’une douce joie. Plus je vous aime, plus j’aime Dieu, et plus j’aime Dieu, plus je vous aime. Ces deux sentiments sont inséparables. Ah ! s’il m’était permis de vous dire : revenez, revenez consoler votre Adolphe, il n’a plus d’ami, je vous le répèterais de mille manières. Mais votre ministère est plus nécessaire à ceux que vous évangélisez qu’à un jeune homme qui souffre de votre éloignement. Au surplus je devrais me contenter de ce qu’il m’est permis de m’entretenir avec vous. Lorsque vous êtes au milieu de nous, vous savez combien je suis jaloux de vos regards, de votre conversation. Je préfère, comme je vous l’ai souvent dit, vous voir seul ; alors vous êtes tout à moi, je suis tout à vous. Eh bien ! le ciel m’accorde cette faveur ; je vous écris, je ne pense qu’à vous ; vous me lirez, vous ne penserez qu’à moi. Contentons-nous de tout cela. Si je puis obtenir de vous une réponse, combien je vais être récompensé de mes peines. Il me souvient toujours de ces quelques lignes que vous m’écrivîtes de Barjols ; je ne vous ai jamais dit tout ce que j’éprouvais en les lisant, parce que mon cœur se refusait à vous raconter mon bonheur passé, lorsque j’étais auprès de vous et que j’avais à m’occuper du moment présent. Aujourd’hui je suis dans la peine, J’aurais tant de bonheur à être consolé par vous.
Eh quoi ! il me faut donc finir ; qu’il est doux de vous écrire ! C’est presque comme si vous étiez avec moi. J’aime à entretenir cette illusion ; elle rapproche les distances ; vous n’êtes plus à six lieues, mais vous répondez à tout ce que mon cœur vous a dit. Ah ! il en dirait bien davantage ; c’est toujours le même fonds de pensées, mais on les redit si volontiers.
Je suis tenté de ne pas mettre mon nom ; vous avez plusieurs enfants qui vous aiment, devinez le nom de celui qui vient de vous écrire. Adieu, je vous embrasse comme je vous aime, c’est-à-dire de tout mon cœur ».
Lettre du P. de Mazenod
Aix 1er octobre 1819
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais ce que tu vaux pour moi, mon cher, mon bon, mon tendre ami ; que le bon Dieu te rende le bien que m’a fait ta lettre ; il n’y avait qu’elle qui pût suppléer à ton absence dans un moment ou toi seul, oui toi seul pouvais soulager l’amer chagrin de mon âme. Aussi je mêlais ton nom aux soupirs que m’arrachait la douleur de cette cruelle séparation ; et il semble fait exprès que je t’écrive sur le papier qui était placé immédiatement sous celui qui reçut les larmes qui coulaient abondamment de mes yeux en écrivant à l’ami qui nous est enlevé, afin que tu aies en main quelque traces des sentiments qu’inspire à mon cœur l’amitié de mes enfants. Cher Adolphe, sois bien persuadé que j’apprécie tout ce que tu fais pour moi, mais tu le sais d’avance, car tu connais l’étendue de mon affection pour toi ; il n’y a que toi qui puisses le comprendre. Quand je ne tarirais pas sur ce sujet, j’en dirais moins encore que tu n’en sais, parce que tu as lu jusqu’au fond de mon âme. Il faut que je te quitte. A ce soir quand les fâcheux seront couchés.
2 octobre
Il n’y a pas eu moyen hier au soir d’échapper à la surveillance, on m’a mis au grabat à dix heures. Pour ne pas contrister la charité de ceux qui se donnaient ce soin, j’ai cédé bien malgré moi, quoique je prévisse ce qui m’arrive, de ne pouvoir finir mon entretien avec toi, car me voilà parvenu au samedi. Il faut, d’après ce que tu me mandes, que ma lettre soit chez ton père et je suis pris où tu sais toute la matinée ; je viens d’en témoigner mes regrets dans le temps qu’on prépare le missel ; c’est tout ce que je puis dérober. Je me sauve à la hâte, mais ce sera pour m’occuper de toi auprès de celui qui te comblera de toutes ses bénédictions s’il exauce mes vœux. Adieu, je t’embrasse et je t’aime de tout mon cœur ; tu sais que ce n’est pas peu dire. Adieu.
Eugène de Mazenod