Eugène de Mazenod 1812-1813
Retour à Aix et première année de ministère

Eugène de Mazenod 1812-1813
Retour à Aix et première année de ministère

Ordination sacerdotale
Le 21 décembre 1811, Eugène de Mazenod était ordonné prêtre à Amiens. Dans sa correspondance avec sa famille, il répétait qu’il ne se sentait pas prêt au sacerdoce. « Plus j’approche de cette époque, plus je voudrais la reculer, non point, certes, que je ne la désire, c’est le but de tous mes souhaits, mais c’est que plus ce manteau de lumière s’approche, plus je vois… la difformité de celui qui doit en être revêtu » (à sa maman, 1.12.1810, EO 14, 194). « Non point que je redoute les embarras qu’il est aisé de prévoir dans un diocèse dépourvu de pasteur, mais parce que je suis pénétré de mon indignité… » (à sa grand-mère, 3.3.1811, EO 14, 213). Et encore à sa grand-mère le 24 juillet : « Combien de combats n’a-t-il pas fallu soutenir ? Heureusement pour moi il s’est trouvé une raison devant laquelle tous les arguments sont venus échouer, car pour tout ce qui tenait à l’indignité personnelle, il n’y avait pas moyen de la faire valoir quand l’obéissance prescrivait de ne pas s’y arrêter » (EO 14, 270).

C’est qu’à l’été 1811 l’Empereur Napoléon avait exigé que les Sulpiciens quitttent le séminaire. Le travail de formation était en conséquence remis entre les mains d’une équipe de jeunes prêtres dont Eugène ferait partie et cette nouvelle responsabilité demandait qu’il soit prêtre. Au Concile national convoqué par l’Empereur (juin-juillet 1811), Eugène avait pu rencontrer l’évêque d’Amiens, Mgr Demandolx. Il avait été vicaire général de Marseille en même temps que le grand-oncle André et connaissait bien la famille Mazenod. C’est donc à lui qu’Eugène eut recours. Il parlera plus tard du « petit tour de passe-passe » qui lui permit d’échapper à l’archevêque nommé de Paris, le trop célèbre cardinal Maury, dont le pape avait de nombreuses raisons de ne pas reconnaître la nomination par Napoléon. « Franchement, je n’avais pas dévotion d’être fait prêtre par cette Eminence » (cité par Leflon I, p. 413, note).

On sait peu de choses sur ses activités à Saint-Sulpice durant cette année scolaire. Il lui fut assez facile, à la rentrée de 1812, de quitter une charge qui n’était que provisoire et de prendre le chemin d’Aix comme il l’avait toujours envisagé. Ses lettres à sa famille durant ses années à Saint-Sulpice ne cessent de revenir sur la question. Les motifs avancés restent les mêmes. Aux évidents besoins de son diocèse d’origine (et d’appartenance, mais à l’époque cela ne semble pas avoir beaucoup de poids), s’ajoutent les raisons familiales. Il espère toujours faire revenir de Sicile son père et ses oncles. Il a en outre un grand souci de sa maman qui va se trouver seule. Ninette est maintenant mariée, la grand-mère Joannis est décédée en août 1811, et le cousin Emile va se marier lui aussi bientôt.

A Saint-Sulpice, des projets pour Aix
On se rappelle la lettre du 29 juin 1808, par laquelle il annonçait à sa maman sa décision d’entrer au séminaire : « Ce que le Seigneur veut de moi…, c’est que je me dévoue plus spécialement à son service pour tâcher de ranimer la foi qui s’éteint parmi les pauvres, c’est, en un mot, que je me dispose à exécuter tous les ordres qu’il peut vouloir me donner pour sa gloire et le salut des âmes qu’il a rachetées de son précieux sang » (EO 14, 63). Où a-t-il perçu que la foi s’éteignait parmi les pauvres, sinon en Provence, à St-Laurent-du-Verdon, puis surtout à St-Julien-lès-Martigues, où il séjournait souvent avec sa grand-mère, ou encore dans la campagne d’Aix, où il avait fait du catéchisme ? Aix reste son horizon permanent. Ce souci s’exprime dans les lettres des 4 et 13 février 1809 (EO 14, 112 et 114). Après avoir parlé des catéchismes qui lui sont confiés à Saint-Sulpice, il ajoute : « Je veux en connaître à fond les usages pratiqués, statuts, etc., pour l’établir à Aix où les catéchismes vont on ne peut plus mal et où par ce défaut on ne voit pas un enfant persévérer après sa première communion, tandis qu’ici c’est tout le contraire». Et plus loin : « Je prends bien la routine de la conduite des catéchismes, qui ont depuis plus de cent ans beaucoup de succès à St-Sulpice, pour pouvoir, s’il plaît à Dieu, l’établir à Aix où on n’a pas d’idée de ce qu’est un catéchisme ». Le 28 février (EO 14, 120), il se dit affligé du décès de deux prêtres d’Aix, et poursuit : « Vous voyez, les rangs s’éclaircissent tous les jours davantage, bientôt l’Eglise ne saura plus à qui confier le soin de ses enfants, et l’on serait assez lâche pour ne pas brûler de venir au secours de cette bonne Mère presque aux abois ».

Dans la lettre du 23 mars 1809 (EO 14, 128), au sujet du domaine de St-Laurent, il précise : « Je ne me suis pas fait ecclésiastique pour faire valoir les terres de ce monde, mais pour cultiver la vigne du Père de famille. Ces soins sont incompatibles… » Puis, dans sa longue lettre des mardi et jeudi de Pâques, 4 et 6 avril (EO 14, 136-137), il a des formules décisives : « Croyez-vous qu’un homme qui serait fortement poussé par l’Esprit de Dieu à imiter la vie active de Jésus-Christ…, croyez-vous que cet homme qui verrait de sang-froid les besoins de l’Eglise et qui malgré l’attrait que Dieu lui donne pour travailler à la secourir et les autres marques de sa volonté, voudrait rester les bras en croix à gémir tout doucement et en secret sur tous ces maux, sans se donner le moindre mouvement pour secouer un peu les cœurs endurcis des hommes, serait en grande sûreté de conscience ? Illusion que tout cela». Et encore : « Je vous le répète c’est à Aix et dans le diocèse que je travaillerai, et comme je suis très résolu de ne faire jamais, ni directement ni indirectement, la moindre demande pour être évêque, de ma vie je ne bougerai de la place, si ce n’est pour aller passer quelques mois en mission dans les campagnes, ce sera ma villégiature ».

Il ne manque pas d’envisager très concrètement la vie qu’il mènera à Aix, qu’il s’agisse de vêtements ecclésiastiques, qu’il s‘agisse surtout de son emploi du temps. En juin 1809 (EO 14 ,148) : « Il me passe par la tête qu’il serait bien possible que Mr l’Archevêque se propose de me faire chanoine honoraire quand je serai prêtre. Si cela devait être, je ne devrais pas faire provision de surplis, parce que les chanoines n’en portent pas». Ainsi l’abbé de Quélen, futur archevêque de Paris, qui précéda Eugène de quelques années à Saint-Sulpice, fut nommé chanoine honoraire le jour même de son ordination par l’évêque de St-Brieuc. Il avait alors 28 ans. Et pour justifier son choix de prolonger sa formation intellectuelle à Paris, Eugène écrit le 14 avril 1810 (EO 14, 183) : « Je ne me persuade pas que Mr l’Archevêque soit disposé à me laisser beaucoup de temps pour vaquer à l’étude..».

Les deux mois de vacances passés à Aix (août et septembre 1810) lui ont certainement permis de préciser des projets d’avenir, surtout avec sa famille, mais aussi avec les vicaires capitulaires Dudemaine et Guigou; car l’Archevêque d’Aix, Mgr Champion de Cicé, meurt le 22 août, peu de jours après l’arrivée d’Eugène. Aucun document ne parlant de ces démarches, on reste dans les suppositions. Une phrase de la lettre à sa maman du 11 novembre 1810 (EO 14,193), donc après son retour à Paris, laisse entendre que le séjour à Aix n’a pas été sans problèmes. Il écrit : « Nul n’est prophète dans son pays et encore moins dans sa propre famille… ». Le contexte fait penser à des relations difficiles avec l’oncle Roze-Joannis, mais peut-être pas seulement avec lui, car il ajoute : « Beaucoup de douceur et de prévenance (je me suis aperçu pendant mon séjour que nous étions faibles sur cet article), jamais de saillies d’humeur, un bon ton soutenu… ». Le nous, de noius étions faibles est à souligner.

Désormais, les projets pour Aix se précisent. Ainsi le 1er décembre (EO 14, 194) : « Je compte vous prier de songer, dans vos courses à l’Enclos, d’y faire planter des platanes. Vous savez que c’est l’ermitage que j’ai résolu d’habiter et vous seriez fâchée que je fusse privé de l’ombre après laquelle je soupire tant pendant les ardeurs de l’été… ».

Le 7 juin 1811 (EO 14, 222), il insiste sur le temps limité qu’il consacrera à sa famille, une fois de retour à Aix : « Un prêtre qui veut faire son devoir, comme je me flatte par la grâce de Dieu de faire le mien, n’a pas un moment de reste, ce qui n’est pas donné aux emplois du saint ministère appartient de droit à l’étude ou aux bonnes œuvres. Autre chose est de passer deux mois de vacances chez soi, autre chose est de s’y trouver à demeure ». Et à sa grand-mère le 24 juillet (EO 14, 230), il écrit qu’il célébrera pour elle à la petite chapelle du château de St-Julien : « Je serai votre aumônier et vous n’aurez plus besoin d’avoir recours à des étrangers pour alimenter votre piété, vous trouverez dans notre famille un ministre toujours prêt à remplir ses sublimes fonctions». Le décès de la grand-mère Joannis le 15 août suivant bouscula ces perspectives. D’autant que maintenant, Mme de Mazenod se trouve seule.

1811 marque un tournant pour le diocèse d’Aix avec la nomination par l’Empereur de Mgr Jauffret comme archevêque. C’était un Provençal, alors âgé de 52 ans. Il avait été vicaire général du cardinal Fesch, oncle de Napoléon, d’abord au diocèse de Lyon, puis à la Grande-Aumônerie. Devenu évêque de Metz en janvier 1807, on retient de lui qu’il se donna pleinement à son ministère. Même le P. Rey, habituellement sévère, fait l’éloge de cet évêque qu’il qualifie de « restaurateur » du diocèse de Metz. Mais en 1811, le Pape est en plein conflit avec l’Empereur et ne donne plus l’institution canonique aux évêques nommés par Napoléon. Mgr Jauffret n’est pas enclin à accepter. Eugène le présente à sa maman (lettre du 6 novembre 1811) : Il « sera bientôt notre archevêque par la réception de ses bulles » et encourage celle-ci à lui rendre visite à son arrivée. Il ne vient à Aix que le 21 novembre 1811 et c’est le Chapitre qui lui donne les pouvoirs d’administrateur capitulaire. « Il ne prit jamais d’autre titre que celui de Metz et se contenta d’administrer le diocèse vacant…, donnant des preuves d’un loyalisme sans platitude ». « Durant ces treize mois de séjour à Aix, écrit Leflon (I, p. 429), il se montra administrateur zélé, patient et accompli ». Il quitta Aix en février 1813 et n’y reparut plus. Eugène l’a certainement rencontré, sinon à Saint-Sulpice, du moins au Concile national, où Eugène remplissait les fonctions de cérémoniaire. Mais nous n’avons aucune trace de ce qu’ils purent se dire.

La lettre à Mme de Mazenod du 14 octobre 1811 (EO 14, 240-242) est importante. Après avoir dit qu’il ne lui « est plus possible de décharger sa maman des affaires temporelles » (il s’agit de la gestion de la terre de Saint-Laurent), il insiste : « Si je veux être de quelque utilité dans le ministère, il faut que j’étudie encore beaucoup… Dans ma position, il faut que je sois plus instruit que bien d’autres… ». Il explique ainsi qu’il restera encore quelque temps à Paris. Mais il veut surtout avertir sa maman qu’il amènera peut-être avec lui un domestique. Cette lettre mérite une longue citation : « Avant de finir cette lettre, je voudrais vous faire part d’un projet, pour lequel je voudrais votre assentiment, quelque raisonnable qu’il soit par lui-même. Vous savez que j’avais toujours eu le désir de me retirer à l’Enclos pour mille raisons, qu’il serait trop long de déduire ici. Notre tendre mère (la grand-maman) m’avait dit plusieurs fois que son dessein était d’y demeurer avec moi ; et vous eussiez peut-être fait le troisième solitaire, tant cette heureuse retraite vous aurait présenté de charmes. Parmi les arrangements de cet établissement, il était indispensablement réglé que je prendrais un domestique-homme, nécessaire pour remplir divers ministères qui ne peuvent être exercés par des femmes. Il existe même pour moi, ecclésiastique, des raisons majeures, qui subsistent toujours, pour n’être pas servi par des femmes. Les canons prescrivent un âge. Et la résolution que j’ai prise de n’en jamais laisser entrer dans ma chambre à coucher et à plus forte raison de mon lit, m’oblige à me résoudre à me servir toute ma vie ou à prendre un homme à mon service. Il est d’ailleurs vraisemblable que j’aurai chez moi une chapelle, où je dirai presque habituellement la messe ; il me faut encore pour ce service un homme. Si le bon Dieu veut se servir de moi pour faire quelque bien en dirigeant les âmes, je confesserai les hommes chez moi, il me faut encore un homme auquel ils puissent s’adresser, car je ne souffrirais jamais qu’une femme vînt rôder dans mon appartement, quand j’exercerais le ministère auprès des hommes, qui aiment aujourd’hui moins que jamais d’avoir des confidents indiscrets de leurs actes de religion. Bref, je ne puis me passer d’avoir un homme à mon service. Mais il se présente deux difficultés. La première, c’est que les hommes sont plus chers et plus exigeants que les femmes, qu’ils sont souvent vicieux, etc. La seconde, qu’il y a des inconvénients à avoir, dans la maison, des domestiques de différent sexe. Je conviens de ces deux choses, mais aussi on ne pourra nier qu’il est tel domestique qui, par les services qu’il rend dans une maison, fait le service de deux femmes, et qui par une bonne conduite reconnue peut ne laisser aucune inquiétude sur les inconvénients qui résultent de son habitation avec des domestiques de différent sexe sous un même toit ; on peut d’ailleurs se tranquilliser entièrement sur ce dernier article, en ne prenant avec soi que des femmes d’un certain âge. Or, si ce domestique peut faire le service de deux femmes, qu’il fasse même ce qu’aucune femme ne pourrait faire, qu’il soit honnête, discret, doux, pieux et très pieux, les inconvénients disparaissent ; il ne reste que les avantages. Et c’est précisément ce que j’ai en vue pour quand je retournerai en Provence. Il se trouve en ce moment, dans la maison où je suis, un homme doux comme un agneau, prévenant et soigneux, pieux comme un ange, sachant raccommoder le linge, emploi qu’il exerçait dans la communauté où il était frère, car c’est un religieux, fervent, se prêtant à tout, sans jamais perdre une minute de temps ; en un mot, c’est un homme dont le service me conviendrait on ne peut pas plus et dont il me serait difficile de trouver le pareil. Il s’agit maintenant de savoir si vous vous opposeriez à ce que je me le mitonnasse pour l’époque de mon départ. Je l’ai déjà sondé, il ne serait pas fâché de venir avec moi. Pour ce qui est du prix de ses gages, je me chargerais de payer le surplus de ce que vous pourriez croire qu’il vous coûterait, sur ma pension ». Puis Eugène ajoute : « Je crois qu’il entend les travaux de la campagne et qu’il pourrait nous servir pour faire marcher nos bastides… ».

Le 6 novembre, il revient sur la question, puis le 28, alors que la maman a donné son agrément. Il s’agit d’un certain Timothée, pour lequel plusieurs ecclésiastiques sont en concurrence. « Le malheur, c’est qu’il n’y a pas moyen de le gagner par des promesses, puisqu’il est si désintéressé qu’il ne veut point de gages. Je lui ai pourtant fait entrevoir que s’il était à mon service, quand je mourrai, je penserai à lui dans mon testament… Mais il a 35 ans et je n’en ai que 30. Bref si je ne réussis pas à avoir ce brave homme, ce ne sera pas de ma faute ». Un autre passage de la lettre parle de l’étole que lui offre son cousin Emile Dedons en cadeau d’ordination. « Elle sera à double face pour servir dans les baptêmes. Reste à savoir qui sera le premier, si je l’étrennerai pour un enfant d’Eugénie ou pour le premier du donateur ».

Après l’ordination, les projets se précisent
Les trois premières semaines de décembre sont consacrées à sa retraite d’ordination, à Issy puis à Amiens. Malheureusement les notes conservées ne disent rien de ses perspectives d’avenir. L’ordination du 21 décembre le fait « prêtre de Jésus-Christ ». Les intentions qu’il note pour les messes de Noël (EO 14, 271-272) indiquent son souci d’ « une vie toute et uniquement employée au service de Dieu et au salut des âmes », envisageant « même le martyre ou du moins la mort au service des pestiférés… ». Il demande « une sainte liberté d’esprit dans le service de Dieu… la grâce de me faire connaître sa sainte volonté pour le genre de ministère que je dois embrasser… ».

Dans son Journal en date du 31 août 1847 (EO 21, 277-278), Mgr de Mazenod rappelle qu’il a alors « (refusé) à l’évêque qui m’avait ordonné, Mgr Demandolx, l’honneur qu’il me proposa de rester auprès de lui en qualité de son grand vicaire… Je vois encore l’embrasure de fenêtre où le bon évêque me pressa tant d’accepter son offre si obligeante. Il fit valoir son titre d’ami de la famille, nous étions compatriotes, il serait si heureux de m’avoir auprès de lui. Je le délivrerais d’une servitude pénible. Il sentait le poids de l’empire qu’exercent sur lui et l’un de ses grands vicaires et son secrétaire général». Ce dernier était l’abbé de Sambucy qui, à Amiens puis à Rome, causa d’énormes ennuis à Julie Billiart, fondatrice des Sœurs de Notre-Dame de Namur, puis à Madeleine-Sophie Barat, fondatrice des Dames du Sacré-Cœur, toutes deux canonisées. Mgr de Mazenod poursuit : « J’étais à cent piques de la pensée de m’élever. Tout en me confondant en remerciements, je m’excusai et protestai de l’obligation où j’étais de retourner au séminaire de Saint-Sulpice où je remplissais les fonctions de directeur… Cédant à cette considération, (il) me dit en soupirant : c’est différent, je n’insiste plus… » Mgr de Mazenod l’avait déjà relevé dans son Journal à Pâques 1839 (EO 20, 85) : « Je refusai d’acquiescer à une marque si touchante de sa bonté pour n’être pas détourné de la vocation qui m’appelait à me dévouer au service et au bonheur de mon prochain que j’aimais de l’amour de Jésus-Christ pour les hommes ». En même temps, les liens sont maintenus avec Mgr Jauffret, à qui Eugène envoie ses voeux au début de 1812 (Cf. EO 15, 10, note 5).

Alors que s’approche le moment du retour à Aix, les lettres, tout naturellement, se font plus précises. Ainsi le 22 avril 1812 (publié en partie en EO 15, 11) ; il est question des affaires de sa maman qui lui causent bien des ennuis. « Je ne pourrai en aucune façon m’en mêler jamais, dussé-je me réduire à ne manger que du pain bis pour toute nourriture… Tout le temps qui ne serait pas employé à la prière, à l’étude ou à l’exercice du saint ministère serait autant de dérobé à Celui au service duquel nous sommes entièrement consacrés… Tout mon genre de vie est prévu d’avance, et rien ne m’en fera changer… On m’appellera sauvage, malhonnête même, si l’on veut ; tout me sera égal, pourvu que je sois un bon prêtre ». Dans la même lettre Eugène parle des aménagements en vue d’installer sa bibliothèque à l’Enclos. Il ajoute qu’il faut renoncer à Timothée, qu’il prévoyait amener avec lui. Le 1er mai, apparaît l’hypothèse d’un autre domestique, « un grand jeune homme de mon âge». On saura bientôt que c’est le Frère Maur.

Leflon (I, p. 425) signale une lettre à Mgr Jauffret, à qui il annonce son prochain retour ; celui-ci lui répond en des termes très engageants : « J’apprends avec plaisir par votre lettre du 6 mai que rien n’empêchera que vous arriviez bientôt dans ce diocèse. Les principes et les sentiments que vous me manifestez m’assurent que dans l’état des choses vous pourrez rendre des services réels à l’Eglise d’Aix. Je sais quel est votre zèle, je serai charmé de pouvoir lui donner les moyens de s’exercer pour les œuvres et je m’estimerai heureux de guider en vous vos premiers pas dans la carrière ».

Le 8 mai, il pouvait annoncer à sa maman qu’il rentrerait à Aix après les vacances des séminaristes. Cette date ne lui permettra pas d’être présent au mariage de son cousin Emile avec Mlle Demandolx, petite-nièce de l’évêque, mariage qui se précise, écrit-il le 26 juin. Dans cette dernière lettre on trouve une présentation du futur domestique : « Vous en serez très sûrement contente ; vous n’êtes pas accoutumée à être servie par des gens auusi doux ; il est d’ailleurs très attentif et prévoyant. Quoiqu’il gagne ici 250 Frs, il vient avec moi pour 200 Frs, il est vrai que je lui ai promis de lui faire un petit sort s’il demeure à mon service jusqu’à ma mort ; au reste, il se prêtera à tout dans la maison, on obtient tout des gens doux par la douceur. Il sait écrire, je pense donc qu’il pourra assister aux partages des foins, etc… Quoique je vous ai dit qu’il doit être occupé près de moi dans la matinée, cela n’empêche pas qu’il ne balaie, etc., puisque tant sa journée que la mienne commence de bonne heure ; je dis la messe à cinq heures, et il l’entend ; il est par conséquent levé à 4 heures ½ ; quand on est ainsi matinal, on peut faire bien des choses dans la journée». Un peu plus loin, Eugène dit son intention de vendre les quelques pauvres meubles qu’il a à Paris, puisqu’il veut s’ « établir définitivement à Aix » et ajoute : « Je ne veux point habiter ma belle chambre à Aix qui n’est plus conforme à mes goûts et à la simplicité dont j’espère faire profession toute ma vie ».

Dans la lettre du 30 juillet, il continue la présentation de son domestique, dont il dit le nom pour la première fois. « Je découvre tous les jours de nouvelles qualités dans Maur, c’est un garçon parfait, très adroit, très intelligent, il prévoit tout et n’oublie rien ; je ne lui avais pas rendu justice quand je lui avais préféré Timothée que je ne regrette plus du tout, j’ai été à même de voir qu’il fait fort bien la cuisine, certain jour où la communauté étant à la campagne, nous fûmes obligés de rester en ville pour préparer les enfants à la première communion et les confesser. Il est pieux comme un ange, il communie deux fois la semaine, d’où vous devez conclure avec quelle exactitude il remplit tous ses devoirs». Et un peu plus loin : « Je m’intéresse fort aux arbres de l’Enclos, c’est pourquoi je vous prie de m’en donner des nouvelles : les tilleuls devraient y bien réussir, essayez d’en faire planter quelques-uns ; de l’ombre, je vous en conjure, de l’ombre ; j’aime mieux l’ombre que le fruit quelque bon qu’il soit, parce qu’avec quelques pièces de monnaie, je me procurerai du fruit tant que je voudrai et que tout l’or du monde ne me donnerait pas l’agrément d’avoir de l’ombre là où il n’y aura point d’arbres ; je suis vraiment fâché qu’on n’ait pas voulu entendre cela plus tôt. Puisque nous en sommes sur l’article d’économie rurale, je me recommanderai à vous pour le vin blanc qui doit servir au Saint Sacrifice… Quand je serai à Aix, il sera peut-être convenable que je me fournisse cette matière, par exemple, si je la disais au petit séminaire (j’entends à la Visitation ancienne) comme cela est assez probable, alors je ne voudrais pas leur être à charge, à cause de la modicité de leurs ressources.». Puis il demande des précisions sur les livres qu’il trouvera : quelle édition des Conférences d’Angers, présence du Traité de l’Oraison de (Louis de) Grenade, de l’Histoire des Empereurs de Lebeau, quel volume nous avons des lettres de sainte Thérèse… Par une lettre de son ami piémontais Collegno, nous savons qu’il lui a demandé quelques ouvrages théologico-pastoraux italiens : Benoît XIV, Gerdil, Léonard de Port-Maurice…

Et le 24 septembre : « Je ne m’occupe pas encore de l’appartement que j’occuperai ; mais je voudrais que vous pensassiez un peu où vous placerez mon bon Maur. Songez que c’est un religieux et par conséquent qu’il ne conviendrait pas de lui faire habiter une chambre par où devrait passer une femme, et que la femme dût passer par sa chambre. D’un autre côté, ce taudis du 4ème n’est pas présentable, il faut le garder pour les soldats. Je ne sais trop où vous le mettrez, car si je devais loger au second, ce serait justement dans le cabinet où je voudrais coucher, laissant le salon pour salon et la chambre pour cabinet et bibliothèque. Il faudrait peut-être vider le galetas qui est derrière ma chambre du quatrième, mais que de choses à remuer ! J’ai voulu vous prévenir parce que vous n’auriez peut-être pas fait attention qu’étant religieux et d’un ordre très austère, il n’était pas convenable de le placer dans une chambre dépendante de celle d’une femme quelque âgée qu’elle puisse être. J’ai déjà plusieurs traits de ce brave homme qui sont faits pour m’attacher à lui ; plusieurs personnes avaient fait auprès de lui des tentatives pour l’avoir, sans qu’il se soit laissé séduire, mais dernièrement la comtesse de Bavière lui fit livrer et lui livra elle-même un assaut des plus vifs, lui faisant toutes sortes d’offres pour le déterminer à me manquer de parole, non seulement par l’appât du gain, mais aussi en cherchant à le dégoûter du pays, à ce qu’elle disait, affreux, dans lequel il allait inconsidérément aller avec un prêtre qui n’aurait peut-être pas de quoi le payer, bien loin de pouvoir lui assurer les mêmes avantages qu’elle, qui lui ferait un sort, même après sa mort ; rien de tout cela n’a été capable de l’ébranler, et il persiste toujours à venir avec moi, quoique je lui eusse rendu sa parole s’il avait voulu acquiescer aux propositions de la peu délicate comtesse. J’ai découvert qu’il sait coudre, il s’est fait dernièrement un gilet, j’espère que s’il peut s’accoutumer au climat, il fera vraiment bien notre affaire à tous ».

Eugène insiste ensuite sur la vocation qui est la sienne, elle exige une grande liberté (cf EO 15, 18). « Il faudra donc me laisser suivre le règlement que je me prescrirai, d’après la connaissance que j’ai de mes devoirs et de mes obligations soit pour mes rapports avec les personnes du dehors, soit pour l’emploi de mon temps, l’heure de mon lever, le genre ou la qualité de mes repas, mais surtout il faut que je sois aussi étranger aux affaires temporelles que si nous n’avions point de terres ou de maisons ; cette dernière condition est si importante que je renoncerais plutôt à tout que d’y manquer. Après les huit ou quinze premiers jours, mon temps ne peut plus être employé à autre chose qu’à mon instruction et au bien spirituel du prochain. Si je trouvais des obstacles à ces deux choses, je serais obligé en conscience de fuir même la maison paternelle et le diocèse et la patrie et l’empire, de courir en un mot jusqu’à ce que j’eusse trouvé la facilité d’exercer librement ces deux points capitaux de ma vocation ; j’ai voulu vous dire un mot de cela avant d’arriver afin que vous ne soyez pas trop surprise quand vous me verrez embrasser un genre de vie et suivre des exercices qui ne sont pas très communs dans ces jours de relâchement et de tiédeur générale… ». Le post-scriptum est à noter : « Mr Guigou devait vous porter ma lettre, comme il ne part que dans quinze jours, je la décachète pour ôter celle qui y était incluse ». Le contact est maintenu avec le vicaire général.

Retour à Aix
« Eugène termina l’année à Saint-Sulpice, écrit Leflon (I, p. 425-426), et, avec les élèves, passa toutes les vacances à la maison de campagne d’Issy. Libre de toute obligation à la rentrée, le 12 octobre, le directeur démissionnaire pouvait alors regagner la Provence… Vers le 23 octobre, il prenait la route d’Aix, dans une voiture achetée au rabais, qui lui permettrait de célébrer commodément la messe chaque jour, en cours de route, et qu’il espérait revendre au terme de son voyage… ». Voyagea-t-il avec Maur, qui lui aurait servi de cocher ? On ne sait pas. Il avait écrit à sa maman : « Je me propose de m’arrêter trois ou quatre jours à Lyon et deux jours ou au moins un à Avignon… ».On n’en sait pas plus sur ce voyage qui dut prendre une bonne dizaine de jours. Vraisemblablement il arriva à Aix dans les premiers jours de novembre.

Le P. Rey cite quelques-unes des lettres reçues alors. Comment Eugène connaissait-il le duc de Rohan-Chabot, qui, par la suite, devenu veuf, entrera au séminaire de Saint-Sulpice et mourra cardinal-archevêque de Besançon ? On peut penser à des liens dans la Congrégation ou par le bureau secret de M. Emery. Toujours est-il que le duc lui décrit longuement la visite qu’il a pu faire au pape Pie VII prisonnier à Fontainebleau. Il conclut sa lettre : « Je vous envoie une médaille indulgenciée par Sa Sainteté… Je prends la liberté d’en offrir une à Madame votre mère et à Madame votre soeur sachant combien elles en sont dignes… ».

Les lettres reçues de ses collègues et amis du séminaire témoignent de la qualité et de la profondeur des liens d’Eglise vécus dans cette maison. Ainsi celle de Teysserre, qui par la suite accompagnera Félicité de Lamennais sur le chemin de l’ordination : « Je vous regarde toujours comme faisant partie du séminaire… Tous vos enfants vous aiment, vous regrettent et veulent vous écrire en commun une lettre… » (Rey I, p. 141). Les lettres de M. Duclaux seront citées plus loin.

Attardons-nous quelque peu sur la situation qu’il retrouve à Aix, tant à la maison maternelle que dans le diocèse.

Son cousin Emile Dedons de Pierrefeu qui vivait rue Papassaudy depuis son enfance vient d’épouser Amélie Demandolx, le 29 septembre. Le jeune couple habite désormais Marseille. Son mariage libère un appartement de la rue Papassaudy où Mme de Mazenod, âgée maintenant de 52 ans, habite seule, avec sans doute au moins une domestique. Eugène renonce donc à son projet d’habiter à l’Enclos et va résider rue Papassaudy, accompagné du Frère Maur. Ninette, qui a épousé le marquis Armand de Boisgelin, habite l’hôtel de Boisgelin à quelques centaines de mètres de la maison maternelle. Leur aînée, Nathalie, a deux ans et demi ; Caroline va naître en janvier 1813. Pendant l’été 1812, Mme de Mazenod a reçu une lettre de son mari, la première depuis 1807 (cf EO 15, 19, note 13). La distance persiste, même si les contacts, au moins épistolaires, sont renoués.

Grâce aux recherches du P. Jean-Marie Larose, publiées dans l’article Etudes sur l’origine des Frères convers chez les Oblats ( Etudes Oblates tome 12, avril-juin 1953, pp. 66-69), on sait un peu mieux qui était ce Frère Maur, pendant trois ans non seulement domestique, mais compagnon de prière et de vie d’Eugène. Il s’appelait Martin Bardeau et était né le 4 juillet 1784 à Mont-St-Sulpice, dans l’Yonne. Il avait donc deux ans de moins qu’Eugène. Il était entré au monastère de Grosbois, dans la forêt de Sénart, maintenant sur les communes d’Yerres et Boissy-St-Léger au sud-est de Paris, et y avait commencé son noviciat le 1er août 1808. Les bâtiments étaient ceux d’un ancien monastère de Camaldules occupé au XVIIIe siècle par des ermites. Quelques anciens moines de la Grande Trappe, rejoints par d’autres, y avaient reconstitué une communauté en 1807, mais sans l’autorisation de l’administration impériale. L’évêque de Versailles, voulant régulariser leur situation, les avait placés sous la responsabilité de l’abbé de Lestrange, ancien moine de la Grande Trappe, qui s’était beaucoup dépensé pour maintenir la vie trappiste au long des années de persécution. Il semble bien qu’à Grosbois on se voulait plutôt trappiste, même si le nom de camaldules leur était donné. Napoléon, en fils de la Révolution, ne supportait pas les moines, il en vint à les disperser. Ce qui obligea le Frère Maur à reprendre la vie laïque. En lui demandant de l’accompagner à Aix, Eugène lui permettait de répondre au moins partiellement à sa vocation religieuse. En 1815, après presque trois ans de vie commune avec Eugène, il quitta Aix pour rejoindre la Trappe de Port-du-Salut dans la Mayenne, laquelle avait été rétablie au début de l’année. Il y mourut le 12 avril 1845.

On a déjà dit un mot du diocèse d’Aix. Le concordat de 1801 l’avait fait hériter de territoires provenant de sept diocèses de l’Ancien Régime, ce qui lui valait une étendue considérable : les départements actuels des Bouches-du-Rhöne et du Var, plus l’arrondissement de Grasse, maintenant dans les Alpes-Maritimes. Mgr Champion de Cicé, l’archevêque de la reconstruction, était décédé en août 1810. L’Empereur lui avait nommé un successeur en la personne de Mgr Jauffret, évêque de Metz. Mais le conflit entre Napoléon et le Pape Pie VII empêchait toute reconnaissance de cette nomination par le pape. Canoniquement, Mgr Jauffret était seulement administrateur délégué par le Chapitre. Il quitta Aix au début de 1813 pour n’y plus revenir. L’autorité diocésaine fut alors confiée, par délégation du Chapitre, à trois vicaires généraux, dont le chanoine Guigou, plus particulièrement chargé de l’ancien diocèse d’Aix. Telle était la situation que retrouvait Eugène après quatre années d’absence.

« Conserver son indépendance »
Qu’Eugène, devenu évêque de Marseille, soit revenu à plusieurs reprises sur ses choix de 1812, montre la conscience qu’il avait de leur importance. Il lui fallait du courage, et même de l’audace, pour répondre à ce qu’il percevait être sa vocation. Ainsi dans sa retraite de mai 1837, alors qu’il se préparait à succéder à son oncle pour devenir évêque de Marseille (EO 15, 271) : « L’épiscopat… m’apparaît aujourd’hui tel qu’il est dans la constitution de l’Eglise sous le rapport pastoral, c’est-à-dire comme la plus lourde charge qui puisse être imposée à un faible mortel. J’avais toujours singulièrement redouté ce genre de responsabilité même dans l’ordre inférieur de la prêtrise, c’est pourquoi, en entrant dans l’état ecclésiastique, j’entrepris la carrière des missions et rien au monde n’eût pu me décider à devenir curé». Comprenons bien sa façon d’entendre la charge curiale : devoir répondre devant Dieu du salut personnel de toutes les âmes d’une paroisse.

Le jour de Pâques, 31 mars 1839, faisant dans son Journal une relecture de sa vie (EO 20, 85-86), il rappelle les propositions de l’évêque d’Amiens qui l’ordonnait : « Je refusai d’acquiescer… pour n’être pas détourné de la vocation qui m’appelait à me dévouer au service et au bonheur de mon prochain que j’aimais de l’amour de Jésus-Christ pour les hommes. Ce fut encore ce sentiment qui détermina mon choix lorsque, de retour à Aix, l’évêque de Metz, alors administrateur du diocèse, me demanda ce que je voulais faire. Il n’y eut pas un cheveu de ma tête qui songeât à se prévaloir de ma position sociale pour laisser entrevoir des prétentions que tout le monde à cette époque eût trouvées raisonnables. Elegi abjectus esse in domo Dei mei, (J’ai choisi d’être mis de côté dans la maison de mon Dieu, cf. Ps 83), c’était ma devise… Je répondis donc à mgr l’évêque de Metz que toute mon ambition était de me consacrer au service des pauvres et de l’enfance. Je fis aussi mes premières armes dans les prisons, et mon apprentissage consista à m’entourer de jeunes enfants que j’instruisais. J’en formai un grand nombre à la vertu. J’en vis jusqu’à 280 groupés autour de moi… » Et dans son Journal en date du 31 août 1847 (EO 21, 278) : « Je rentrai dans le diocèse d’Aix où je demandai en grâce que l’on ne me donnât aucune place, voulant me consacrer au service des pauvres, des prisonniers et des jeunes enfants. Ce n’était pas encore là le chemin de la fortune ni des honneurs. De la fortune, je n’en avais pas besoin, des honneurs, je n’en voulais pas ».

Le comportement de deux quasi-contemporains d’Eugène, en fort contraste avec la sienne, éclaire ces choix. Ainsi l’abbé de Quélen, formé lui aussi à Saint-Sulpice et dirigé de M. Duclaux, futur archevêque de Paris. M. Emery engagea le nouveau prêtre (1807) à se livrer à la prédication dans sa Bretagne d’origine et à s’en remettre entièrement à son évêque. « Les âmes du peuple dans le diocèse de St-Brieuc sont aussi chères à Dieu que les âmes des Parisiens ; et quoiqu’il y ait moins d’agrément à travailler auprès du simple peuple des campagnes qu’auprès des Dames du Faubourg St-Germain et des gens du monde, l’expérience montre qu’il y a encore plus de consolation». L’Abbé ne s’attarda pas en Bretagne et revint à Paris. « Attaché à la Grande Aumônerie, il occupait ses (nombreux) loisirs à prêcher, à diriger quelques pénitentes, à assister sa tante dans toutes ses bonnes œuvres». Quant à Charles de Forbin-Janson, ordonné prêtre à Chambéry à la même date qu’Eugène, il resta quelque temps dans ce diocèse en qualité de grand vicaire ; il fut même, brièvement, supérieur du grand séminaire. « Combien de temps fut-il à la tête de ce séminaire ? demande son biographe. Evidemment, il ne fit qu’y passer », et se lança rapidement dans les missions paroissiales.

Les biographes d’Eugène de Mazenod soulignent le caractère décisif de cette période. Ainsi le P. Rambert (I, p. 105) : « M. de Mazenod, qui se sentait la vocation innée de se dévouer exclusivement au salut des âmes les plus abandonnées, et qui déjà, nous l’avons dit, avait pris dans son cœur la devise Evangelizare pauperibus misit me n’était pas encore fixé, tant s’en faut, en arrivant à Aix, sur le genre de ministère par lequel il pourrait répondre à cette vocation. Il ne savait qu’une chose, et cela était en lui une conviction bien arrêtée, conviction mûrie au pied des autels, et soumise comme tous les mouvements de son âme à l’approbation de son directeur, c’est qu’il ne devait accepter aucune espèce de poste paroissial, mais conserver son entière indépendance pour se livrer sans mesure au genre d’œuvre auquel il était sûr que Dieu ne manquerait pas de l’appeler, le moment venu. Aussi la seule prière que fit M. de Mazenod à MM. les administrateurs capitulaires, dès son arrivée à Aix, fut qu’ils voulussent bien lui laisser la faculté de se dévouer librement au service des âmes les plus abandonnées. Dieu permit que les vicaires généraux se rendissent à sa prière, malgré l’extrême pénurie de vocations à cette époque, et les éminentes qualités du nouveau prêtre, qui, par son nom, sa position de fortune, ses talents, pouvait remplir les plus hautes positions du diocèse et y rendre les plus éclatants services. Mgr Jauffret, alors encore administrateur au nom du Chapitre, bénit même avec effusion ce nouvel apôtre des pauvres, lui souhaitant toutes les lumières d’en haut, tous les appuis célestes dont il allait avoir besoin pour remplir un ministère aussi difficile que sublime ».

Dans un langage différent, Leflon fait des remarques analogues (I, pp. 427-429) : « Son esprit apostolique, sa volonté de total dépouillement le portaient à chercher le plus humble des ministères, et M. Duclaux avait reconnu le caractère surnaturel de cet attrait. Il n’entrerait donc pas dans l’administration épiscopale, ni au chapitre métropolitain, comme ses oncles. Il n’enfermerait pas son action dans les cadres d’une paroisse concordataire, qui lui paraissaient trop étroits et mal adaptés à la conquête, mais conserverait son indépendance pour se consacrer à ce que nous appellerions aujourd’hui les œuvres. Avec un sens très juste de la situation religieuse, le jeune prêtre en effet se rend compte que l’Eglise impériale ne correspond pas suffisamment aux besoins réels d’un siècle post-révolutionnaire ; elle n’atteint guère que le cercle des pratiquants demeurés fidèles et réussit mal à pénétrer au delà. Bonaparte d’ailleurs, en concluant le Concordat, n’entendait pas rechristianiser la France, mais simplement donner satisfaction à ceux qui conservaient la foi. Le zèle, pourtant, ne manque pas au clergé, mais, réduit et vieilli, il se trouve, d’une part, absorbé par une tâche écrasante et, d’autre part, habitué aux méthodes de la pastorale traditionnelle. Avec le dynamisme de son tempérament et de son âge, Eugène aspire à plus d’initative et, si attaché qu’il soit aux principes de l’Ancien Régime, a nettement conscience des innovations qui s’imposent ».

« Restait à savoir si les autorités de son diocèse, où tant de cures manquaient de desservants, ne voudraient pas l’utiliser pour combler quelques vides… L’abbé de Mazenod rallia facilement à ses vues Mgr Jauffret… Son désir de travailler dans les milieux les plus déshérités, en soi, n’avait rien que de très louable, et comment ne pas se rendre à l’avis de M. Duclaux, qui l’approuvait ? Peut-être même se trouva-t-on, in petto, très satisfait d’une solution qui tirait d’embarras, car ce fils de noblesse, si personnel et si fougueux, n’était vraiment pas facile à caser ; mieux valait le maintenir en marge ».

Deux retraites : août et décembre 1812
Eclairés par ces réflexions et ces interprétations, il nous faut revenir à ce qu’Eugène exprimait alors. Les lettres écrites du séminaire nous ont dit comment il envisageait sa vie sacerdotale à Aix. Les notes des deux retraites d’août et décembre 1812 réexpriment ce projet, au moins pour une part. Celle d’août (EO 15, 12-14) se concentre sur « les obligations que sa vocation lui impose ». Il lui faut sortir d’une « lâche tiédeur », s’il ne veut pas « augmenter le nombre de ces prêtres qui affligent l’Eglise par leur insensibilité à ses maux, qui languissent eux-mêmes et glacent toutes les flammes de l’amour divin qu’ils devraient répandre parmi les fidèles, auprès desquels ils sont les organes du Seigneur et les instruments de sa miséricorde». « Plus j’ai été, plus je suis encore grand pécheur, plus je dois faire d’efforts pour aimer, pour faire aimer Dieu, puisque malgré cette profonde indignité Dieu n’a pas laissé de me combler des plus grandes grâces qu’il fût en son pouvoir de m’accorder, et que je ne puis reconnaître tant de bienfaits, une si grande miséricorde, qu’en faisant tous mes efforts pour l’aimer autant que j’en suis susceptible ; et qu’en réparation de la gloire et de l’honneur que je lui ai enlevés par ma très grande faute, je dois employer tout ce que j’ai de forces, de moyens et d’esprit pour le faire aimer par les autres… ».

Le 22 novembre 1812, M. Duclaux lui écrivait (Rey I, p. 143) : «Vous voilà donc dans le sein de votre famille ; vous sentez combien je désire que vous y soyez heureux, et vous le serez certainement avec les principes et le fermeté de caractère que je vous connais. Je ne peux trop vous rappeler ce que je vous ai dit si souvent, parce que votre exemple fera une grande impression sur tous les prêtres et les pieux fidèles de votre diocèse ; annoncez-vous non comme un réformateur, mais comme un prêtre très exact et très zélé pour toutes les règles de la discipline ecclésiastique ; ne regardez ni à droite ni à gauche, mais voyez Dieu et sa religion dans toutes vos actions… ».

C’est éclairé par ces directives qu’Eugène fait en décembre sa retraite au grand séminaire d’Aix avec lequel il avait pris contact. Les Ecrits Oblats (15, 19-37) ont publié le règlement qu’Eugène s’est alors donné. Nous avons aussi un premier projet antérieur, non daté (EO, 15, 15-19). On ne peut que s’étonner du peu de place laissé pour le ministère. Il est vrai qu’à ce moment Eugène n’est guère fixé sur les services qu’il est appelé à rendre à l’Eglise d’Aix…

Significativement, il met en exergue une citation de saint Ephrem : « Les saints Pères n’ont en 50 ans et plus apporté aucun changement au règlement qu’ils s’étaient fixé». On comprend que sa première insistance porte sur l’importance de se donner « une règle fixe et invariable », d’une « inexorable fermeté ». Dans ce règlement « seront déposés promesses et serments pour servir comme de monument au pacte solennel qui fut fait entre l’âme et son Dieu». Cela afin de « parvenir à la perfection » et de « s’y maintenir ».

Après avoir souligné que « la vie d’un prêtre doit être une vie dont tous les jours soient pleins devant le Seigneur », il insiste : « Il faut que je me pénètre bien de la sublimité de mon ministère et de la sainteté qu’il exige de moi, et que je sois bien convaincu qu’il n’y a que la piété, et la piété la plus étendue qui puisse m’aider à parvenir à ma fin». « Je prendrai pour modèle de ce culte que je dois à Dieu, son adorable Fils Jésus-Christ notre aimable Sauveur, pour lequel je tâcherai d’avoir la plus tendre dévotion et le plus ardent amour… Je considérerai Jésus mon amour dans son incarnation, sa vie cachée, sa mission, sa passion et sa mort ; mais surtout dans son Sacrement et dans son Sacrifice. Ma grande occupation sera de l’aimer, mon plus grand soin de le faire aimer, J’y emploierai tous mes moyens, tout mon temps, toutes mes forces». Et plus particulièrement pour la mortification : « Qu’elle soit répandue sur toutes mes actions, et dans toutes les circonstances de ma vie, me souvenant que la vie entière de Jésus-Christ mon modèle fut une croix perpétuelle et un continuel martyre », comme le dit l’Imitation.

Après s’être donné des règles pour la pénitence, il fait de même pour la prière, puis plus longuement pour la messe, « la plus excellente de toutes les prières », l’office divin, « le récitant aux diverses heures pour lesquelles il est marqué, » l’oraison qui « doit être le pain quotidien du prêtre », pour l’examen de conscience et pour la confession, « au moins tous les huit jours »… La présence ni de sa maman, ni du Frère Maur n’est mentionnée, fût-ce par une allusion.

Une autre feuille (EO 15, 37-38) reprend brièvement ces points et quelques autres. Je relève ceux-ci : « Visite des hôpitaux et des prisonniers, maison de mendicité. Accès facile. Jour fixe pour confesser. Grande charité, douceur, compassion dans cet emploi… Eviter non seulement tout péché mortel, et même tout péché véniel délibéré… Prononcer quelquefois ce mot si difficile à sortir de ma bouche : j’ai tort, je me suis trompé… Prendre Jésus-Christ pour modèle dans son intérieur comme dans son extérieur, dans sa vie cachée comme dans sa vie publique… ».

Il est difficile de qualifier le « Projet de règlement » (cf EO 15, 15) qui date de la même période. Tout y est prévu : prière, étude des belles lettres et de la théologie, et même en soirée une « lecture amusante et récréative ». On voit mal comment ce règlement laisse la place aux tâches du ministère… Des remarques analogues peuvent être faites pour le règlement qu’il se fixe en décembre lors de sa retraite au grand séminaire. Le P. Beaudoin qui le publie dans EO, remarque dans la note 14, p. 19 : « Dans ce règlement, sans doute inachevé, Eugène ne parle que des devoirs envers Dieu, rien sur le prochain». Il est vrai qu’à l’époque il est dit et redit qu’un règlement approuvé par un directeur et auquel on obéit rigoureusement est la condition majeure, sinon unique, pour être un bon prêtre. Il ne faut pas que les œuvres extérieures (extérieures à quoi ?) viennent perturber… Il nous est difficile, deux siècles plus tard, de comprendre cette manière de voir. Heureusement, il y a le zèle pour le salut des âmes… Les engagements pastoraux d’Eugène bousculeront ce cadre inadapté à une vie apostolique.

Les premières semaines
Pour ces quatre premiers mois à Aix, nous n’avons que de très rares repères. Une lettre de son ami Tharin (Rey I, p. 140) laisse penser qu’Eugène a célébré des premières messes dans différentes églises de la ville. Il reprend comme confesseur l’abbé Denis. Il met son expérience de directeur à Saint-Sulpice au service du grand séminaire où il semble avoir joué un rôle de directeur spirituel et où il fonde une association de piété. On sait aussi que le 26 janvier 1813, il baptise sa nièce Caroline de Boisgelin née la veille. Par contre, nous n’avons aucune précision sur les visites aux prisonniers.

On peut donc penser, qu’après le temps consacré à la famille proche, il se donne une période d’observation, de redécouverte de la situation ecclésiale, et aussi de réflexion dans la prière. Il expérimente alors ce qu’il explicitera plus tard dans les premiers paragraphes de la Préface de la Règle oblate : constat que l’Eglise est désolée, que peu de ministres se situent à la hauteur des appels et des défis, et donc, pour lui-même, engagement renouvelé au service des hommes pour la gloire de Dieu. Les prédications de carême à la Madeleine, l’Association de la Jeunesse seront en mars et avril les premiers fruits de cet engagement.

La lettre qu’il écrit à Charles de Forbin Janson le 19 février 1813 (c’est parmi celles qui ont été conservées la première de cette période, cf Missions 1962, p. 120-122), apporte un petit rayon de lumière. Eugène multiplie les conseils pressants à son ami, et ce n’est qu’en miroir qu’on entrevoit quelque peu ses propres questions. « Ce que tu fais, je m’en réjouis comme si nous l’avions fait en commun. Mais, cher ami, m’écouteras-tu une seule fois en ta vie ? Modère-le, ce zèle, afin qu’il soit et plus utile et de plus longue durée… Tu dois donner au sommeil le temps nécessaire et ne pas priver ton estomac de ce qu’il lui faut pour alimenter un corps aussi agissant que le tien ; il faut de l’huile pour humecter ces rouages qui roulent sans cesse avec une effrayante rapidité ; il ne faut pas demeurer à genoux des heures entières… Viendra peut-être un temps où je te dirai : Tuons-nous maintenant, nous ne sommes plus bons qu’à cela. Allons de l’avant jusqu’à extinction !… Adieu. Redouble de prière pour moi… ».

Quelques jours plus tard, il reçoit une très longue lettre de M. Duclaux, datée du 23 février (Rey I,131-133). Les conseils de son directeur nous laissent deviner ce qu’il lui avait écrit. La réponse mérite d’être amplement citée. « … J’ai vu Mgr Jauffret, administrateur de votre diocèse et nommé pour en être l’archevêque ; il a eu la bonté de me remettre votre dernière lettre. Je n’ai pu lui parler en particulier, j’espère le revoir sous peu de jours et alors nous nous entretiendrons de ce qui vous concerne (En note, le P. Rey signale que Mgr Jauffret ne retourna plus à Aix, ce que confirment les autres documents).

« Je suis très satisfait de ce que vous m’avez marqué, que vous avez été faire votre retraite au Séminaire… J’approuve fort que vous vous soyez chargé de faire des instructions familières au peuple dans une de vos paroisses pendant le Carême. J’espère que vous y réussirez fort bien en les préparant avec soin, c’est-à-dire, en les rendant claires, solides et pieuses, vous attirerez beaucoup de monde et vous ferez infiniment plus de fruit que n’en font la plupart des sermons. Ensuite vous convaincrez les prêtres et les fidèles que votre intention n’est pas d’être oisif, mais que vous proposez de travailler lorsque vous le pourrez et du mieux que vous le pourrez. Je vous conseille de vous appliquer très spécialement à instruire le peuple…

Je suis enchanté de ce que vous me marquez de votre manière de vivre… Je suis ravi de ce que vous me dites que vous avez commencé par vous unir à quelques saints prêtres pour faire ensemble des conférences et des entretiens sur les devoirs du Sacerdoce. Prenez la vie de saint Vincent de Paul, lisez l’article des Conférences de Saint-Lazare qui se tenaient tous les mardis : la première fut sur l’esprit ecclésiastique. Vous aurez rendu à la ville d’Aix le plus important de tous les services, si vous pouvez réussir à établir ces conférences. J’en dis de même pour les jeunes laïques auxquels vous désirez faire des instructions tous les dimanches. C’est encore là l’œuvre des œuvres ; donnez tous vos soins, déployez tout votre zèle pour les bien former. Donnez leur un Règlement…

Dans vos rapports avec les Supérieurs ecclésiastiques, usez de toute honnêteté, de tous les égards et de toute la déférence dont vous serez capable. Si on venait à vous proposer une place, répondez que vous êtes dans la disposition de faire tout ce que vos Supérieurs vous prescriront, parce que vous les regardez comme les organes de la volonté de Dieu sur vous, mais que vous les priez de vous accorder quelque temps pour réfléchir devant Dieu sur ce qu’ils vous proposent, que vous leur ferez part ensuite de vos observations, mais que vos observations faites vous ne saurez qu’obéir. Cette conduite de votre part glorifiera Dieu ; maintiendra la subordination parmi les prêtres, honorera infiniment votre ministère et vous attirera les bénédictions de Dieu et des hommes… ».

Eugène s’est donc établi un premier programme d’activités : instructions de carême au peuple, et conférences pour la jeunesse. Par contre les tentatives pour réunir les prêtres semblent avoir tourné court. Il n’en reste pas de trace. On notera enfin l’insistance de M. Duclaux pour qu’Eugène veille aux bonnes relations avec le diocèse. Ce n’était peut-être pas inutile.

Prédications de carême en provençal
Eugène a observé, il a réfléchi et demandé conseil, il a prié… Les mois de mars et avril 1813 verront les premières réalisations effectives. Elles manifestent un réel caractère d’innovation, au moins à Aix. Eugène cherche à rejoindre des groupes sociaux que, semble-t-il, l’Eglise établie (les paroisses) a du mal de toucher. En a-t-elle-même le souci ? C’est le petit peuple de la ville et des alentours, avec les prédications à la Madeleine, C’est la paroisse rurale du Puy-Sainte-Réparade. C’est la jeunesse d’Aix livrée à elle-même, sinon aux courants antichrétiens. Ce sont aussi les prisonniers. Ces projets, entérinés par M. Duclaux, son directeur, il les met résolument en œuvre, au risque de bousculer bien des manières de penser l’Eglise et d’y vivre. Nous allons parcourir successivement ces différents travaux.

En cette année 1813, le mercredi des Cendres tombait le 3 mars. M. Duclaux, reprenant probablement la formulation d’Eugène, parlait d’ « instructions familières au peuple ». Il recommandait de les rendre « claires, solides et pieuses », ajoutant : « Vous attirerez beaucoup de monde et vous ferez infiniment plus de fruit que n’en font la plupart des sermons… Je vous conseille de vous appliquer très spécialement à instruire le peuple… » et cela grâce à un plan bien construit de catéchèse.

L’église choisie était son église paroissiale, la Madeleine, « la mieux disposée pour recevoir un nombreux auditoire », selon les biographes. Le P. Rambert souligne « sa situation au centre des quartiers les plus populeux ». Le clergé paroissial, avec à sa tête le curé Thomas Isnardon, avait été accueillant au projet. Dans sa prédication, Eugène, par délicatesse, lui en reconnaît même l’initiative. « Votre pasteur y a pourvu… ».

L‘avis a été donné dans toutes les paroisses de la ville. Ce serait, écrit Rambert, « des conférences populaires en langue provençale, destinées uniquement aux artisans, aux domestiques et aux mendiants ». Rey écrit : « aux pauvres gens du peuple, ouvriers, domestiques, mendiants ». Dans sa lettre d’avril 1813 à Forbin Janson, Eugène les désigne comme « la basse classe ». On ne donnera jamais trop d’importance au choix de ces catégories sociales (chacune mériterait réflexion), lié au choix, inhabituel en ville, selon toute vraisemblance, de la langue provençale et de l’horaire très matinal. On a pu parler pour la ville d’Aix de « dichotomie sociale », marquée par la distinction de trois quartiers : « celui des nobles, la vieille ville populaire et la ville neuve bourgeoise ». Une statistique, il est vrai de 1834, mais à Aix les évolutions ont été très lentes, indique un pourcentage de domestiques de 17,6 %, cultivateurs et journaliers sont 23,6% ; ouvriers, artisans et commerçants sont 30,1%. A comparer aux 23 % de gens qui ont font quelques études…

Rambert (I, p. 126) souligne l’affluence : « Le concours fut immense ; on s’empressait d’aller entendre une parole claire, nette, sympathique, suave et véhémente à la fois. Le peuple, surtout, était ravi d’avoir son orateur à lui, et bien à lui puisqu’il ne parlait que son langage… L’affluence devint telle qu’à la quatrième conférence, l’humble missionnaire se crut obligé d’en remercier son auditoire.» Presque 50 ans plus tard, dans l’Oraison funèbre de Mgr de Mazenod, Jeancard le rappelle dans le style oratoire, qui nous fait entrevoir le mouvement populaire : « Bientôt toute la population s’y porte en foule et le vaste édifice ne peut contenir cette affluence d’auditeurs avides d’entendre une parole populaire, qui s’insinue dans les cœurs avec tout le charme de la langue maternelle… L’effet produit par ces prédications renouvelées tous les dimanches fut immense. L’indifférence de la multitude était vaincue, les pauvres, les simples, les ignorants avaient leur part substantielle du pain de la parole… ».

Eugène, en avril, fait à son ami Charles de Forbin Janson un résumé de ses activités apostoliques. Voici ce qu’il dit de ses prédications : « J’ai, tous les dimanches du carême, prêché en langue provençale à 6 heures du matin dans l’église de la Magdeleine pour l’instruction du peuple. La curiosité, comme tu peux l’imaginer, y attirait bien d’autres gens que des paysans, mais ceux-ci et la basse classe, que j’avais principalement en vue, s’y rendaient avec un tel empressement que j’ai lieu d’espérer que le bon Dieu aura été glorifié. Quand je réfléchis à l’extrême facilité que j’avais à m’exprimer dans une langue dont je n’ai jamais fait grand usage, puisque je n’ai presque pas habité ce pays-ci, je suis tenté d’y reconnaître une espèce de prodige. Tout étonnement doit cesser pourtant, car je montais en chaire en descendant de l’autel, et tu sens que je n’oubliais pas de supplier le Maître présent à parler lui-même par ma bouche. Il est de fait qu’il m’est arrivé le samedi soir, en réfléchissant sur ce que j’avais à dire, de ne pouvoir pas proférer trois paroles de suite en provençal… » (EO 15, 63). Faut-il souligner que si Eugène montait en chaire en descendant de l’autel, c’est qu’il prêchait étant à jeun…

Il est plus difficile de savoir quelles furent les réactions dans la bonne société d’Aix. Rambert écrit (p.123) : « Grand fut l’étonnement, surtout dans la haute société, à laquelle appartenait le conférencier. Quelques-uns louaient un zèle si pur et si généreux, un plus grand nombre le blâmaient d’oublier, comme ils disaient, sa condition, et de renoncer, pour des gens qui, à coup sûr, n’en profiteraient pas, au bien qu’il semblait être appelé à faire aux classes dirigeantes ; tous doutaient grandement du succès. Dans le clergé, il y avait bien des défiances contre cette nouveauté qui paraissait compromettante ; plusieurs ne craignaient pas de l’appeler téméraire et inopportune… ». Leflon est plus bref et n’indique aucune source (I, p. 437) : « Les heureux résultats de ce carême populaire et matinal déconcertèrent les préventions malveillantes, et les beaux esprits des salons aixois durent cesser leurs cri-tiques». Puis il cite Roze-Joannis, dont nous reparlerons. Il faut se souvenir qu’il s’agit des premières prédications d’Eugène à Aix, dans une époque où les sermons ont une grande importance sociale.

Des questions délicates nous restent cependant concernant le contenu et aussi la date de la première prédication. Par chance, des notes manuscrites d’Eugène, écrites en français, ont été conservées. Rambert (p.124) les présente ainsi : « (C’est) un canevas. M. de Mazenod l’écrivit en français, jetant simplement quelques notes qu’il se proposait de développer en chaire, comptant, pour cela, moins sur son talent d’improvisation que sur les inspirations de sa foi ardente et de sa vive piété». Tavernier, un des premiers membres de la Congrégation de la Jeunesse, précise (Quelques Souvenirs… p. 20-21) : « Son éloquence était naturelle, large, d’une correction sans mélange, forte, animée, toujours soutenue. C’est dans son âme qu’il puisa les trésors de sa parole ; dans les élans de son cœur qu’il trouva le secret d’émouvoir, et dans les ardeurs de sa foi le feu sans cesse renaissant de son action. Chose remarquable ! ce n’est pas la préparation qui lui était nécessaire. Plus l’improvisation était soudaine et imprévue chez lui, plus elle était heureuse, plus le coup était vigoureux, plus le succès était assuré ; et de même qu’il s’était trouvé orateur complet, le jour où il eut besoin de l’être, de même il n’était jamais mieux à la hauteur de tout son talent que lorsqu’il avait à triompher d’une difficulté subitement apparue. Tous les genres convenaient à une si riche nature… Il n’écrivit jamais ce qu’il avait à prononcer publiquement ; tout discours qu’il eût fallu suivre, réciter et reproduire, aurait été pour lui une entrave à l’abondance de ses idées, une gêne et quelque chose d’incolore qui n’aurait jamais pu égaler ce que le besoin du moment lui faisait rencontrer de vie dans ses peintures et dans ses tableaux… ». Les notes manuscrites sont donc à accueillir comme telles, et non comme le texte prêché. Elles ont été partiellement publiées dans EO 15, 47-62.

Une autre question se pose, celle de la date de la première conférence. Rambert (I, p. 123-124) indique qu’Eugène de Mazenod « aborda résolument la chaire de la Madeleine, comme il l’avait annoncé, le premier dimanche de carême ». Rey (I, p. 153) est tout aussi affirmatif, parlant de l’ « ouverture, le premier dimanche de carême ». Leflon (I, 434) reprend la même information. Eugène, dans sa lettre à Forbin Janson, écrit qu’il a prêché « tous les dimanches de carême ». Or, pour ce premier dimanche de carême, les notes manuscrites indiquent et développent le thème de la pénitence, du jeûne et de l’abstinence. Quelle place ont eue alors les notes si souvent citées sur la dignité des pauvres « aux yeux de la foi » ?

Charbonneau, dans Mon nom est Eugène de Mazenod (p. 42, note 3), s’appuie sur une notation du 5e dimanche : « Nous vous vîmes au commencement de cette sainte quarantaine vous presser en foule autour de cette enceinte sacrée pour y recevoir de nos mains la cendre bénite que nous imposâmes ». Il en conclut que « très probablement » la première instruction fut donnée le mercredi 3 mars, jour des Cendres. Dans les Ecrits Oblats (15, 47), le p. Yvon Beaudoin, sans hésitation, reprend cette date et la place même au début de la publication des notes, alors qu’elle ne figure pas dans le manuscrit. A son avis, Eugène aurait tenu ce jour-là une « instruction préliminaire » dans laquelle il aurait pu parler de la dignité des pauvres. Mais aucun historien, semble-t-il, ne mentionne une telle instruction préliminaire. Elle ne trouve pas place dans la chronologie, étudiée par le P. Pielorz (cf. Missions 1956, p. 203). Alors, mercredi 3 mars, jour des Cendres, ou dimanche 7 mars, premier de carême ? Même si des gens du peuple, en foule, ont pu recevoir les cendres le mercredi matin, qui était jour travaillé, il semble peu probable qu’ait pu trouver place un rassemblement avec une longue prédication. Y aurait-il eu imposition des cendres aussi le premier dimanche, à la suite de la prédication ? C’est plus vraisemblable.

En fidélité aux premiers historiens, je penserais plutôt que ces notes sur la dignité chrétienne des pauvres ont servi d’introduction, voire de mentions discrètes mais récurrentes, tout au long du sermon du premier dimanche sur la pénitence et le jeûne, et peut-être dans la suite. Les notes pour le 4e dimanche semblent y faire allusion (EO, 15, 32-33). Eugène y mentionne ses craintes, vu son « peu d’habitude de la langue provençale », quand il « monta pour la première fois sur cette chaire de vérité ». Il ajoute : « Appelé par ma vocation à être le serviteur et le prêtre des pauvres au service desquels je voudrais être à même d’employer ma vie tout entière, je ne puis pas être insensible en voyant l’empressement des pauvres pour entendre ma voix, mais ce qui met le comble à ma joie, c’est que cette affluence prouve manifestement qu’il est encore dans cette ville un nombre considérable de vrais Israélites qui n’ont pas ployé le genou devant Baal, des chrétiens qui aiment encore leur religion, qui se plaisent à s’en instruire, qui ont le désir de la pratiquer… ».

Un carême pour les pauvres
Revenons donc aux notes manuscrites, sans plan bien défini pour ce qui est de la dignité des pauvres, beaucoup plus ordonnées et développées pour les cinq dimanches. Le plan de ces notes, et donc vraisemblablement celui des sermons, se révèle assez classique, conforme aux habitudes de ce début de XIXe siècle. Pour le premier dimanche, jeûne, abstinence, pénitence. Le deuxième : preuves de l’existence de Dieu, vérités nécessaires au salut : Trinité, incarnation, rédemption. Troisième dimanche : le péché, description et gravité, appel au sacrement. Quatrième dimanche : le sacrement de pénitence. Cinquième dimanche, dit de la Passion : synthèse… En analyser les contenus dépasse les limites de ce travail. Je me contenterai de quelques points saillants, tirés principalement de la première partie du manuscrit, avant le sermon du premier dimanche.

Eugène indique son projet en quelques phrases fortes. « L’Evangile doit être enseigné à tous les hommes et il doit être enseigné de manière à être compris. Les pauvres, portion précieuse de la famille chrétienne, ne peuvent être abandonnés à leur ignorance. Notre divin Sauveur en faisait tant de cas qu’il se chargeait lui-même du soin de les instruire et il donna pour preuve que sa mission était divine que les pauvres étaient enseignés, pauperes evangelizantur». D’où le choix d’un langage compréhensible aux « pauvres et aux ignorants ». Il précisera pour le quatrième dimanche : « Nous n’avons point employé en vous parlant et en vous prêchant les discours persuasifs de la sagesse humaine, mais la simple parole de Dieu dénuée de tout ornement, mise autant que nous l’avons pu à la portée des plus simples… ».

La présentation du salut comme « la grande affaire », trop négligée, et qui pourtant mérite toute l’attention, n’a rien d’original à cette époque Par contre, Eugène met au centre de ses notes les affirmations sur la dignité des pauvres « aux yeux de la foi ». « Nous commencerons par vous apprendre ce que vous êtes, quelle est votre noble origine, quels sont les droits qu’elle vous donne, quelles sont aussi les obligations qu’elle vous impose, etc… Venez maintenant apprendre de nous ce que vous êtes aux yeux de la foi. Pauvres de Jésus Christ, affligés, malheureux, souffrants, infirmes, couverts d’ulcères, etc., vous tous que la misère accable, mes frères, mes chers frères, mes respectables frères, écoutez-moi. Vous êtes les enfants de Dieu, les frères de Jésus-Christ, les héritiers de son royaume éternel, la portion choisie de son héritage ; vous êtes, aux dires de saint Pierre, la nation sainte, vous êtes rois, vous êtes prêtres, vous êtes en quelque sorte des dieux, Dii estis et filli excelsi omnes». Qu’Eugène affirme à ce point la « dignité », fasse passer en premier les « droits », avant les obligations, a de quoi nous surprendre encore aujourd’hui…

Eugène va maintenant passer à l’exhortation : « Elevez donc votre esprit, que vos âmes abattues se dilatent, cessez de ramper sur la terre… » Et il adresse un urgent appel à une nouvelle manière de regarder sa vie. Il s’attarde dans ce but au contraste avec le regard que porte le monde, esquissant une analyse sociale dont ses écrits n’offrent pas d’autres exemples. Domestiques, vous êtes exposés au mépris… Paysans, vous n’êtes calculés que sur la valeur de vos bras… Pauvres indigents, le monde vous regarde comme le rebut de la société… C’est pourtant le maître que vous avez choisi… Quittez donc ce maître et élevez-vous vers le ciel…

A juste titre, la tradition oblate donne une importance majeure à ces prédications, et surtout à ce que les notes disent de la dignité des pauvres aux yeux de la foi. Eugène y est totalement original. Personne, semble-t-il, n’a indiqué un texte semblable ou même proche chez les prédicateurs de l’époque. Il ne semble pas que saint Vincent de Paul se soit ainsi adressé directement aux pauvres. Leflon fait référence à Bossuet et à son Sermon sur l’éminente dignité des pauvres. Cette dignité y est affirmée, mais Bossuet s’adresse aux riches, à la différence des prédications de la Madeleine, où les pauvres sont les destinataires directs de la parole évangélique. Dans les notes pour le quatrième dimanche, citées plus haut, Eugène remercie ses auditeurs d’avoir répondu en si grand nombre. Il s’en dit réconforté dans « sa vocation à être le serviteur et le prêtre des pauvres au service desquels il voudrait être à même d’employer sa vie tout entière… ».

L’oncle d’Eugène, Roze-Joannis, fut touché par le retntissement de cette prédication. Leflon (I, p. 437) cite sa lettre du 13 mars où il dit qu’il a appris « les effets admirables de zèle que produit l’esprit de Dieu dont tu es animé. Les grâces qu’il te communique si abondamment ne sont pas pour toi seul, mais pour le bien et le salut de plusieurs. L’Eglise a besoin, aujourd’hui plus que jamais, de ministres qui, par leurs instructions, renouvellent la foi qui s’éteint, et qui, par leurs exemples, servent de modèle au troupeau et réveillent la négligence des pasteurs. J’ai la plus grande confiance que Dieu t’a suscité parmi nous pour ce double objet. En observant et en enseignant tout à la fois, comme tu fais, l’Evangile de Jésus-Christ, tu prouveras à certaines gens, qui ont eu des doutes ridicules, que tu n’es pas entré dans le sanctuaire par une voie humaine, mais par la vocation de Dieu… ».

Le P. Rey (p. 154) ajoute une note qui n’est pas sans intérêt. « A l’occasion de ces conférences, l’abbé de Mazenod entra en relation avec un homme de la Société aixoise qui se disait athée. Dans l’ardeur de son zèle, il entreprit d’amener ce malheureux à la connaissance de la plus nécessaire des vérités». Il fit donc demander à l’abbé Frayssinous, célèbre conférencier de Paris, la marche à suivre et les ouvrages qu’il convenait de faire lire. Celui-ci lui fit répondre « qu’il était difficile de tracer une ligne de conduite absolue, que la marche à suivre devait se régler d’après les précédents, la tournure d’esprit de l’interlocuteur… Du reste, ajouta-t-il, dites à l’abbé de Mazenod que c’est peine perdue que de vouloir convertir un athée, car l’athéisme suppose un esprit de travers, un esprit dépravé… ». Nous regrettons de ne pas savoir s’il y eut d’autres développements.

Des suites ?
Nous manquons aussi d’informations sur les suites qu’il put donner à ces prédications. Quel contact pastoral garda-t-il avec ces « pauvres » venus l’écouter ? Les paroisses prirent-elles le relais ? On sait que le lundi de Pentecôte, l’abbé de Mazenod a prêché à la messe de première communion des enfants de la campagne. C’était en provençal, à la chapelle de l’hôpital de la Charité (l’emplacement est occupé aujourd’hui par les Arts et Métiers). Eugène a donc renoué des liens avec l’œuvre des Catéchismes. Rambert note que les quatre dimanches de l’Avent, il prêcha à nouveau en provençal à six heures du matin à la Madeleine, mais sans indiquer de contenu. On ne peut douter que ce soit avec l’accord du curé, sinon à sa demande. Mais bientôt surgiront les conflits avec les curés d’Aix, ce sera à propos de la Congrégation de la jeunesse…

Une lettre d’Eugène à Forbin-Janson, en date du 22 avril (EO 15, 62-65 ; texte intégral dans Missions 1962, p. 122-126) raconte très brièvement les dix jours de la mission qu’il donna au Puy-Ste-Réparade, village situé à une quinzaine de kilomètres au nord d’Aix. Le vendredi avant les Rameaux, il souffrait d’une extinction de voix. « Je demandai au Bon Dieu de me rendre l’usage de mon gosier pour le lendemain, car il me fallait partir pour Le Puy ce jour-là ; ce qu’on n’aurait jamais permis dans l’état où j’étais. Le remède fut efficace et, le lendemain, je m’enfuis plutôt que je ne partis, me promettant de me bien soigner au retour, en perspective de ce que je ferais dans les dix jours de ma mission. Je vais maintenant me tenir parole, car au Puy je parlais ou criais tout le jour et je toussais toute la nuit». Peu de détails sur cette mission, sinon qu’il marchait, grimpait sur les collines à la recherche des infirmes, instruisait, confessait, baptisait, faisait les offices de la Semaine sainte et de Pâques… Quelques mois plus tôt, il avait écrit à sa maman qu’il envisageait de prêcher des missions « par mode de villégiature »…

Dans cette même lettre, il dit reconnaître : « Tu fais plus en 24 heures que moi en 8 jours… J’ai été plusieurs fois tenté d’écrire à M. l’Evêque de Chambéry (dont Charles est vicaire général), pour qu’il mît des bornes à ton zèle, qui ne me paraît pas réglé selon la sagesse. Je sais mauvais gré à ce prélat de donner ses mains à ce que tu t’abîmes… ». Le récit d’Eugène sur ses prédications de carême a été cité plus haut. Il ajoute : « Le dimanche encore, j’allais aux prisons pour faire à ces malheureux une instruction en français, après laquelle je passe au confessionnal pour entendre jusqu’à six heures du soir ceux d’entre les prisonniers qui se présentent. Avant et après l’instruction, on chante des cantiques. Je finis par leur faire la prière du soir. De là, je cours chez moi où se trouve réunie la fine fleur de la piété masculine de notre pauvre ville. Après certains exercices, je fais encore une petite instruction toute simple, par manière de conversation, que le Bon Dieu a le soin d’assaisonner, et voilà tout ! » Et un peu plus loin : « Pressons-nous pour faire le bien : Dieu sait si nous le pourrons longtemps. La vie est si courte. Encore hier, j’ai été appelé auprès d’une pauvre femme qui avait bien dîné et qui était à l’agonie quelques heures après… ».

L’Association de la Jeunesse
Eugène n’a guère pris le temps de se reposer puisque, selon le Journal de l’Association de la jeunesse chrétienne d’Aix, c’est le dimanche après Pâques qu’eut lieu la première réunion. Voici ce qu’en dit le Journal (EO 16, 139-140): « Le 25 avril 1813, dimanche de Quasimodo, furent jetés les fondements da la sainte Association de la Jeunesse chrétienne. Le Directeur de cette Congrégation naissante appela auprès de lui Messieurs… (suivent sept noms). Après leur avoir exposé son dessein et leur avoir montré les avantages qui devaient en résulter pour eux, ils commencèrent ensemble les exercices pieux de la Congrégation au grand contentement de tous. On est convenu, vu les malheureuses circonstances du moment, de s’en tenir à un petit nombre de pratiques religieuses, qu’on aura soin de cacher sous le voile du jeu. La première réunion a eu lieu dans le jardin appelé le Pavillon l’Enfant (à la sortie nord d’Aix). Après une courte prière on s’est gaiement livré aux jeux. Le jour étant sur son déclin, on est entré dans un salon du Pavillon et pendant que ces Messieurs se reposaient, M. le Directeur leur a fait une instruction qui a été suivie de la récitation d’une dizaine du chapelet. A l’entrée de la nuit, on est retourné en ville en regrettant que le jour eût été si court, et soupirant déjà après une nouvelle réunion qui aura lieu dimanche prochain». Le ministère auprès des jeunes sera désormais et pour deux années le souci central d’Eugène et son occupation principale, pour autant qu’on puisse en juger.

« Pareille initiative n’allait pas sans péril, » explique Leflon. On est en effet dans les dernières années de l’Empire et le régime est de plus en plus hostile à toute forme d’associations, y compris religieuses. Leflon (I, p. 436) rappelle que la Congrégation du P. Delpuits (qui fut la première de ce siècle et même le prototype) avait été dissoute, et de même à Marseille l’Oeuvre de l’abbé Allemand.

Ces « malheureuses circonstances du moment » sont soulignées par Eugène, qui ajoute « on aura soin de cacher sous le voile du jeu… » On est surpris par la violence de ses expressions dans l’introduction du Journal (EO 16, 137). Il y parle par exemple du « dessein de l’impie Buonaparte et de son infâme gouvernement ». Très certainement, Eugène y exprime sa pensée et son jugement personnel. L’ensemble du Journal n’est cependant pas un aide-mémoire personnel. Il est bel et bien destiné à être consulté, sinon lu, par les jeunes. Un tel document pourrait donc tomber entre les mains de la police impériale. Eugène l’envisageaiit explicitement pour ses notes de retraite de décembre 1812 (EO 15, 24). Se serait-il risqué quelques mois plus tard à des paroles aussi osées ? Pourtant des expressions comme « dussé-je être persécuté » sont bien situées cette année-là. On peut penser que, comme pour plusieurs passages du Journal, il avait noté quelques pensées et quelques événements plus ou moins au jour le jour, puis ultérieurement il est passé à une rédaction définitive. Après la chute de Napoléon, pour ce qui est de l’introduction. Il y a dans le Journal de l’Association, plus que des indices d’une rédaction postérieure aux événements. Ainsi la visite faite par Forbin-Janson a eu lieu le 8 septembre selon Rey (I, p. 156). C’est le 24 octobre que le Journal signale que ce dernier « a eu le bonheur de faire l’instruction une fois ». Et il en serait de même pour l’usage du terme Congrégation, alors proscrit. Il faudrait approfondir l’étude du document manuscrit.

Il faut en outre souligner, avec Ecrits Oblats 16, que les 82 pages du Journal sont entièrement écrites de la main d’Eugène. Le Journal nous fait connaître le point de vue de « M. le Directeur », c’est l’expression quasi unique, et ne donne pratiquement jamais la parole aux jeunes. Dès le 25 avril, il est écrit : « Le Durecteur de la Congrégation naissante appela auprès de lui Messieurs… ».

Se fondant sur une étude très poussée du P. Pielorz, l’introduction aux Ecrits Oblats 16 (p. 128) note que « ces jeunes provenaient de toutes les classes sociales » et, ajoute en note : « 32 nobles, 168 fils de bourgeois, 100 jeunes des classes populaires ». Malheureusement, il n’indique pas à quelle date il en est ainsi. Ce n’est pas le cas au début. Selon Rambert (I, p. 129), ils étaient élèves au collège Bourbon, donc sous l’emprise de l’Université impériale, et appartenaient aux « meilleures familles d’Aix ». Jeancard le confirme dans son Oraison funèbre (p. 13) : « Le jeune apôtre… saisit les enfants dans les intervalles de leurs études classiques». On voit mal comment les articles suivants du Règlement, qu’ont publié les Missions de 1899 (voir pp. 20 et 24), pouvaient s’adresser aux classes populaires : « Lorsque les associés seront dans le monde et surtout lorsque, obligés par les devoirs ou les convenances de leur état, ils se trouveront dans ces sociétés bruyantes où les scandales fourmillent… » Ou encore : « Ils commanderont avec beaucoup de douceur à ceux qui leur sont soumis, se souvenant que les domestiques, quelque abjects qu’ils paraissent ici-bas, n’en sont pas moins appelés à partager un jour la couronne immortelle de gloire qui leur a été acquise aussi bien qu’à leurs maîtres, par le sang précieux de leur commun Sauveur et Maître». L’utilisation du terme « associés » indique qu’on est au tout début de l’Association.

Elèves du Collège d’Aix, ce sont des adolescents. Jacques Marcou, qui fait partie des sept premiers et deviendra missionnaire de Provence, n’avait pas encore 14 ans en avril. Courtès, admis en juin, avait alors 15 ans et demi. Quant à Alexandre Tavernier, dont on connaît les Souvenirs sur Eugène de Mazenod, il venait d’avoir 14 ans quand il fut admis. On est au commencement et les situations évolueront… Mais apparaît immédiatement la différence avec la Congrégation parisienne du P. Delpuits, formée surtout d’étudiants en médecine et en droit, et à qui un engagement social est demandé, ce qui n’est pas le cas à Aix. « En réalité », écrit Leflon (I, p. 440), il s’agissait d’ « un groupement essentiellement religieux, qui visait à former un corps de jeunes gens très pieux ». Dans sa thèse sur la vie spirituelle d’Eugène, le P. Taché formule un jugement analogue : « Aucune action dircte n’est mentionnée dans le Journal. L’accent est mis constamment sur la sanctification personnelle, c’est une association de piété».

Le Journal de l’Association s’ouvre donc sur un assez long exposé des motifs. Eugène y explique son engagement auprès de la jeunesse. Celle-ci souffre de l’« infernale politique » de Napoléon qui mène une véritable campagne de démoralisation, notamment à travers les collèges et par la conscription. « Le mal est à son comble… Fallait-il, triste spectateur de ce déluge de maux, se contenter d’en gémir en silence sans y apporter aucun remède ? Non certes, et dussé-je être persécuté, dussé-je échouer dans la sainte entreprise d’opposer une digue à ce torrent d’iniquité, du moins je n’aurai pas à me reprocher de ne l’avoir pas tenté. Mais quel moyen employer pour réussir dans une aussi grande entreprise ? Point d’autre que celui que met en œuvre le séducteur lui-même. Il croit ne pouvoir parvenir à corrompre la France qu’en pervertissant la jeunesse, c’est vers elle qu’il dirige tous ses efforts. Eh bien ! ce sera aussi sur la jeunesse que je travaillerai ; je tâcherai, j’essaierai de la préserver des malheurs dont elle est menacée, qu’elle éprouve même déjà en partie, en lui inspirant de bonne heure l’amour de la vertu, le respect pour la religion, le goût pour la piété, l’horreur pour le vice… L’entreprise est difficile, je ne me le dissimule pas, elle n’est même pas sans danger… mais je ne crains rien, parce que je mets toute ma confiance en Dieu, que je ne cherche que Sa gloire, et le salut des âmes qu’il a rachetées par son Fils Notre Seigneur Jésus-Christ ».

Parlant des lycées napoléoniens dans le volume de Fliche et Martin consacré à cette période (tome 20, p.237), Leflon écrit : « L’atmosphère (y) demeure incroyante et plus d’une fois les évêques se plaignirent à juste titre des périls que couraient la foi et les mœurs des élèves». Lamennais est beaucoup plus direct dans un article de 1814 sur l’Université impériale, qui exerce son monopole sur tout l’enseignement secondaire masculin et fut maintenue par Louis XVIII (Mélanges religieux et philosophiques I, Paris 1819). En voici quelques extraits : « De toutes les conceptions de Buonaparte, la plus effrayante pour l’homme qui réfléchit, la plus profondément antisociale, en un mot la plus digne de lui, c’est l’Université. Lorsque le tyran crut avoir assuré par tant d’horribles lois le malheur de la génération présente, il éleva ce monstrueux édifice comme un monument de haine pour les générations futures, et sembla vouloir ravir au genre humain l’espérance même. Chaque année, on décimait le peuple français par la conscription… (Mais pires sont les maux) qui résultaient des lois sur l’éducation. Qu’on se représente, s’il est possible, ce que devait devenir une nation que son gouvernement plaçait entre une ignorance absolue et la plus hideuse dépravation ; et où on épiait la naissance de l’enfant pour se hâter de le corrompre, pour étouffer dans son cœur le germe de la conscience ; pour lui apprendre dès le berceau, à bégayer le blasphème, à abjurer le Dieu que son intelligence ne connaissait pas encore… » Cette institution « devait concourir, comme auxiliaire, au succès du plan de campagne formé par le moderne Attila contre la société. Ennemi, par instinct, de la civilisation… » « Il fallait, à la place de la religion, qui avertit l’homme de ses devoirs, un culte politique qui les lui fît oublier… » « Le principal but (de cette éducation), son but unique, c’était d’inspirer aux enfants le goût et l’esprit militaire… Chaque lycée offre l’image d’une caserne». Lamennais poursuit en considérant les lycées « sous le triple rapport de la religion, des mœurs et de l’instruction ». L’article comporte 25 pages du même style. On ne peut que signaler cette référence, et on comprend qu’Eugène ne pouvait se contenter de rester « triste spectateur de ce déluge de maux ».

La lecture du Journal de l’Association, les règlements successifs qu’ont publiés les Missions en 1899, nous apportent quelques lumières sur la vie de l’Association à qui la chute de Napoléon permettra d’affirmer sa véritable identité de Congrégation. En septembre 1815, alors que le Frère Maur s’apprête à quitter Aix, le Journal mentionne pour la première et unique fois la collaboration qu’il a apportée : « M. Martin Bardeau… avait eu le bonheur de suivre tous les exercices (de la Congrégation) depuisson établissement, il l’avait édifiée par sa ferveur angéliquue, il l’avait même servie avec un zèle remarquable… » (EO 16, 173). Quand Eugène signale qu’il a fait préparer un goûter pour les jeunes, on devine que Maur y est pour quelque chose…

Ce sont surtout les témoignages postérieurs des jeunes qui nous disent l’influence éducatrice d’Eugène. Ainsi le futur Père Courtès : « Quand il parlait à ces jeunes gens, ses accents étaient si affectueux que, disait l’un d’eux, ce n’était pas tant sa bouche qu’il ouvrait, c’était son cœur… ». Coulin qui fut quelque temps scolastique avant d’être ordonné prêtre diocésain : « Le plus beau triomphe de l’abbé de Mazenod, j’entends le triomphe de sa piété et de son zèle, fut le succès qu’il obtint dans la création et le direction de l’œuvre importante d’une congrégation de jeunes gens. Jamais œuvre de cette nature n’avait eu un pareil succès… Ses instructions plaisaient beaucoup… Nous l’avons entendu un jour faire une instruction qui fit couler des larmes abondantes, en rappelant la mort subite dont venait d’être frappé un jeune congréganiste qui avait abandonné l’œuvre pour se livrer à la dissipation» (Cf. Rambert 1, p. 132).

Et voici ce qu’en dit Jeancard, dans l’Oraison funèbre : « Ces jeunes gens devinrent bientôt l’édification générale, la plus solide piété, la ferveur régnait dans ce troupeau d’élite, qui devait fournir plus tard des hommes distingués à toutes les carruères, et dont l’esprit de foi et la religion profonde ne se sont jamais altérés». L’étude des documents qui nous restent serait à poursuivre. Cf. Dictionnaire historique, tome I. Cf. aussi B. Dullier Eugène de Mazenod et ses propositions de foi aux jeunes, OMI Documents n°32, avril 2002.

Les prisonniers, et les autres tâches…
Si les prédications de carême à la Madeleine et l’Association de la Jeunesse sont les plus connues des activités pastorales d’Eugène, son ministère s’exerce sur d’autres terrains. C’est ainsi qu’il a repris contact avec les prisonniers d’Aix. Voici ce qu’en écrit Rey (I, 158) : « Il se fit leur aumônier volontaire. Il les visitait presque tous les jours, il s’appliquait à les instruire, à les consoler et à les encourager lorsqu’ils témoignèrent le désir de revenir à la pratique des devoirs chrétiens. Il opéra ainsi un changement notable dans ces âmes dégradées». Rey cite ensuite les Mémoires du P. Martin : « Il eut même occasion de préparer à la mort une malheureuse femme appelée la Germaine qui avait été condamnée au dernier supplice. Cette coupable créature qui avait soulevé contre elle l’horreur et l’indignation publique par l’énormité de ses crimes fut si touchée des exhortations de l’abbé de Mazenod qu’elle se convertit complètement. Elle montra de si excellentes dispositions que, contrairement aux préjugés alors reçus, l’abbé de Mazenod l’admit à la communion… ». Eugène l’accompagna jusqu’à l’échafaud.

Malheureusement, très peu de documents concernant ces exécutions ont été conservés aux Archives d’Aix, qui ont été consultées. Pour cette période, on a la mention d’une seule exécution de femme, celle d’une certaine femme Chardin, le 21 décembre 1815. Sans que soient indiqués, ni son lieu d’origine, ni son âge, ni les motifs de sa condamnation. Serait-ce elle la fameuse Germaine ? Cette exécution est signalée dans une brochure de 1860, retraçant l’histoire de la Confrérie des Pénitents bleus, très ancienne à Aix, qui se chargeait notamment de fournir aux exécutés une sépulture digne. Mais, en 1815, elle n’avait pas encore été rétablie après une interruption de plus de 25 ans. On voit que le souci des condamnés à mort était une ancienne tradition aixoise, que retrouvait Eugène.

Terrain d’activité d’un autre genre : le grand séminaire. Il écrit à Charles de Forbin Janson en mai (Missions 1962 p. 127-128) : « J’y ai fait entrer en entier » un règlement « basé sur le nôtre (celui de l’Association de piété de Saint Sulpice, cf. Leflon I, p. 431) qui a produit de si bons effets » que la vie et l’esprit des séminaristes en ont été renouvelés. Et parlant des rencontres au séminaire : « Je te dirai que je ne sors jamais de ces petites assemblées sans me sentir pénétré moi-même du désir de ma perfection par l’exemple de ces anges qui m’embaument». Par contre, il ne semble pas que son projet de conférences avec les prêtres, dont parlait la lettre de M. Duclaux en date du 23 février, ait eu des suites.

Nous n’avons pas d’informations précises sur la « retraite » qu’il donna avec Forbin Janson dans le courant de novembre à Forcalquier, dans le diocèse de Digne, ni sur ses prédications de l’Avent 1813 à la Madeleine, à nouveau en provençal. Ces deux travaux nous disent sa fidélité aux lignes de travail engagées et préparent les engagements futurs.

Les deux lettres à Forbin-Janson, déjà citées, doivent retenir l’attention. Ils ont été ordonnés à la même époque. Forbin était resté dans le diocèse de Chambéry, où il avait reçu une nomination de vicaire général et où il fut très brièvement supérieur du grand séminaire, mais où il ne prit jamais racine. Eugène continue cependant à se référer à lui comme à un grand frère, quoique Charles soit de trois ans plus jeune. La correspondance d’Eugène le manifeste avec évidence. « Tu fais plus en 24 heures que moi en 8 jours… Jamais je ne pourrai suffire à tout ce que tu embrasses… », écrivait-il en février. Dans la lettre du 12 mai, Eugène parle surtout du séminaire et se plaint que Charles prenne si peu le temps de lui écrire. Durant l’été, Eugène alla passer quelques jours chez son ami à Villelaure, dans le Vaucluse. Par la suite, Charles passa à Aix et prit la parole à une réunion de l’Association de la Jeunesse. En novembre, ils se retrouvent ensemble pour donner la retraite à Forcalquier. 1814, puis 1815 obligeront Eugène à se situer plus clairement par rapport à son ami.

Significatives aussi les lettres de M. Duclaux, dont le P. Rey (I, p. 157-159) nous a conservé des extraits. Celle de juin 1813 fait allusion à des lettres écrites par des opposants. Viennent-elles de prêtres ? Visent-elles ses prédications ? ou son travail avec les jeunes ? « J’ignore, dit M. Duclaux, qui sont ceux qui se sont permis de vous écrire des lettres si peu mesurées… Si je pouvais connaître ceux qui vous ont affligé par leurs écrits si hors de propos, je leur ferais des représentations qui peut-être les ramèneraient à des démarches plus sages et plus réservées. Quoi qu’il en soit, continuez vos études et les bonnes œuvres dont vous vous êtes chargé». Celle de septembre insiste sur le lien entre prédication et confessions. « C’est vous qui les aviez instruits, ce sont vos exhortations qui les avaient touchés, du sermon ils auraient été au confessionnal… Dans les Missions les missionnaires confessent beaucoup plus que les curés même les plus vertueux… Le ministère que vous exercez auprès des prisonniers est de la plus grande importance… Il en sera de même des enfants, des jeunes gens que vous cultivez avec tant de soin». Et en novembre : « J’ai eu le bonheur de voir notre si excellent ami le cher M. Charles. Vous sentez avec quel empressement je lui ai demandé de vos nouvelles et avec quelle consolation j’ai appris que vous vous étiez réunis pour venir au secours d’une paroisse qui avait le plus grand besoin de votre zèle… ».

Vie quotidienne, vie familiale
Les documents qui nous restent ne donnent que de brefs aperçus de sa vie à la rue Papassaudy. Une allusion au Frère Maur, dans la lettre du 12 mai 1813 à Forbin Janson, et en langage crypté : « Mademoiselle Martine Flayosse ne sait pas non plus pourquoi tu ne lui écris pas. Aurais-tu oublié son adresse, rue Papassaudy, nr 2 ? » Une autre allusion en août, quand Eugène emprunte le matelas de Maur pour accueillir en urgence la famille de sa sœur. Mais le Frère Maur reste fidèle. Une résolution de retraite de décembre est ainsi formulée : « Charger Maur de me reprendre de mes défauts le matin à l’oraison » (EO 15, 76) ; c’est donc qu’ils font leur oraison en commun.

Pour la première fois depuis cinq ans, semble-t-il, il écrit à son père (mai 1813, cf. EO 15, 67-68) : « Il est temps, mon cher ami, que je cherche un moyen pour vous faire parvenir de mes nouvelles. Je sais que vous en avez eues à différentes reprises par d’autres que par moi… Que de choses j’aurais à vous dire… La vocation d’Eugène, son élévation au sacerdoce, la joie qu’il a eue à fouler aux pieds toutes les vanités et toutes les espérances du monde, le bonheur qu’il éprouve, et qui se renouvelle tous les jours, d’offrir par la médiation de la Victime sainte les vœux de tous les siens à la Majesté Souveraine de Dieu… Ceux qui ont pu être affligés de sa détermination, longtemps mûrie par la réflexion et après des épreuves suffisantes, ne connaissent pas le don de Dieu, et peut-on mettre en doute qu’on ne peut vraiment être heureux qu’à la place que le Maître nous destine… » La lettre se poursuit par des nouvelles familiales. On est surpris que pour le baptême de Caroline, sa nièce, il ait été à la fois le célébrant et le parrain. Autre surprise, cette note : « Il y a trois ans que les fermiers de Fortuné ne payent pas un sol, il a fallu cette année leur faire l’aumône de quelques champs de bled pour qu’ils ne tombassent pas entre les mains des usuriers ou qu’ils ne mourussent pas de faim. Il y a de quoi gémir… ».

Par une lettre à Roze-Joannis, datée du 28 juin (cf. EO 15, 72), il dit accepter de faire un bref séjour à St-Laurent avec sa maman et son oncle: « L’air et les eaux et le bonheur de nous trouver réunis, tout contribuera à nous donner une bonne santé Pour moi, ce n’est pas la santé que je vais chercher dans cette heureuse température, mais je n’ai pu résister au plaisir de faire partie de ce trio, surtout après que vous avez témoigné désirer que cela fût ainsi Il eût peut-être été plus parfait d’en faire le sacrifice pour continuer à vaquer aux petites œuvres du saint ministère que je remplis ici avec quelque consolation à cause des bénédictions qu’il plaît au Seigneur d’y répandre, mais, mon absence ne devant pas être de longue durée, j’ai cru pouvoir sans faute et sans danger pour les bons enfants que la Providence semble m’avoir confiés, me rendre aux vœux de maman et aux vôtres… ».

Il est probable que la maman a prolongé son séjour à St-Laurent. Eugène lui écrit d’Aix le 17 août une letre qui révèle les problèmes avec la famille de son beau-frère. « Je ne vous écrirai qu’un petit mot, ma chère et bonne Maman, par un charretier de Riez… Nous sommes encore en présence avec l’ennemi. Le testament est un chef-d’œuvre d’iniquité qui ne tient pas le point ; en attendant nous avons cru qu’il était indispensable qu’Armand et sa famille sortissent au plus tôt de la caverne de voleurs où ils étaient. Nous les avons établis à l’Enclos où ils campent, ils y sont bien sous tous les rapports. Eugénie s’y engraissera et Nathalie aussi. Cette petite ne se possède pas de joie d’avoir ses coudées franches pour courir tant qu’elle a de forces ; l’autre est la plus belle créature que l’on puisse voir ; on ne l’a chaussée qu’hier, elle est à croquer. Chacun s’évertue. Si vous n’aviez pas eu la bonne pensée de me remettre votre clef, il aurait fallu les envoyer à l’auberge ; mon oncle eût dû faire venir son café du dehors ; il eût fallu acheter du sucre, le tout sans argent ; j’ai tout fait avec poids et mesure. J’ai pris quatre draps de 1807 et deux pour domestiques dans l’armoire du troisième étage ainsi qu’une douzaine de serviettes et deux draps. Le matelas de Maur et un de ceux de Marie ont suffi. Je crois qu’Eugénie les a mis à son lit. J’ai pris aussi une toile de paillasse que j’ai envoyé remplir à la Bastide (par parenthèse je crois que François vous y porte bonheur, car vous y aurez presque 45 ch. de blé), enfin moyennant quelques petites choses indispensablement nécessaires que nous avons achetées, ils ont le temps de se reconnaître. Nous avons été charmées que vous ne vous soyez pas trouvée ici en ce moment. Vous vous seriez épuisée, tandis qu’à présent vous n’aurez plus qu’à compléter ce que nous avons ébauché… L’oncle … n’a épargné ni courses, ni paroles, ni calculs, etc. Je donnerais je ne sais quoi pour qu’il passât l’hiver avec nous : ce serait, j’ose dire, nécessaire. Au reste, il a promis de revenir si le cas échoit ; pour moi je compte toujours empêcher Armand de rien terminer, de ne s’avancer même jamais à rien sans avoir fait passer sous mes yeux les projets… Je vous envoie deux livres que vous remettrez à Mademoiselle Fortoul en cachette de sa mère. Je salue Maur, je lui envoie deux lettres que j’ai reçues pour lui de Paris ».

Les détails de cette lettre nous sont difficiles à interpréter. On comprend qu’Armand de Boisgelin et les siens ont été chassés par le frère aîné de leur domicile de l’Hôtel Boisgelin et qu’il a fallu pourvoir en urgence. Des lettres antérieures indiquaient que ce beau-frère d’Eugénie était peu apprécié par Eugène…

La proche famille n’est cependant pas indifférente aux activités d’Eugène. Citons cet extrait du Journal de l’Association de la Jeunesse : « 3 novembre (1813). La séance a eu lieu dans la maison d’habitation de M. le Directeur. Pour se conformer aux usages du pays, M. le Directeur a régalé la jeunesse avec des marrons et du vin cuit : on ne se retira qu’à huit heures. Tout le temps qui n’est pas consacré à l’instruction et à la prière est employé au jeu». Même si c’est M. le Directeur qui a organisé la soirée dans sa maison d’habitation, on peut penser que Maur, et sans doute la maman, ont apporté leur contribution. Et Roze-Joannis demande en octobre à Eugène de prêcher une mission dans le village de Grans, dont il est le maire.

Décembre 1813, retraite annuelle
En décembre, Eugène fait sa retraite annuelle très probablement au grand séminaire. Les notes conservées, très brèves, ne sont même pas datées. Mais tout porte à les situer à la fin de cette première année à Aix. Elles sont publiées dans EO 15, 73-77. « Dans l’année qui finit, j’ai trop été à la disposition du premier venu ; c’est mal entendre la charité, mon temps a été gaspillé, c’est ma faute ; il faut régler cela. Ainsi, à moins que l’on ait quelque affaire pressante à me communiquer, je ne serai jamais visible le matin pour personne… L’année prochaine, il faut que je prenne mes précautions pour n’être pas dérangé pendant ma retraite comme je l’ai été celle-ci ; on a forcé trop souvent les barrières qui me séparent du monde pendant ce peu de jours ; c’est pour le bien, l’utilité du prochan, à la bonne heure, mais n’est-il pas juste que dans 365 jours il y en ait dix uniquement pour moi ? ».

Il note qu’il a trop souvent cédé à ses « défauts dominants… l’amour-propre, un extrême penchant à parler du bien que je fais… la sensibilité du cœur… une véritable paresse pour remplir mes devoirs de piété… » . Mais dès le début de ses notes, lesquelles sont particulièrement désordonnées, il relève : « J’ai cru reconnaître que ce qui a le plus nui à mon avancement pendant le cours de cette année, c’est une excessive inconstance dans mes résolutions, et un dérèglement total dans mes exercices occasionné par mes rapports avec le prochain, et par la dissipation qui en a été la suite. Si je veux marcher comme il faut cette année, il est indispensable que je m’arme de sévérité contre moi-même pour que rien ne me détourne de l’observation exacte de mon règlement particulier». Et un peu plus loin : « C’est que je n’ai d’autres moyens, pour sortir du déplorable état de langueur où j’étais tombé, que de tenir la main à l’observation exacte de mon règlement… ». La question d’Eugène demandera bien des années pour trouver une issue. Il faut noter qu’il commence à se la poser très lucidement.

Ainsi se termine l’année 1813. Il est maintenant à Aix depuis environ quatorze mois. Chacun de nous peut à sa suite, faire une relecture de cette première année, ce qui s’est construit, les questions qui restent en suspens. En avril, il écrivait à Charles de Forbin Janson: « J’attends des ordres pour ce qu’il plaira au Seigneur d’ordonner de moi ». Eugène a avancé, avec beaucoup de zèle, mais il ne voit pas encore clair. L’année 1814 lui posera des questions nouvelles. La chute de Napoléon et le retour des Bourbons, la Restauration de la royauté, changent totalement la situation politique, et par contrecoup celle de l’Eglise. Ainsi Pie VII, libéré, passera à Aix et soulèvera l’enthousiasme… Pour Eugène, ce sera la période cruciale de la maladie, contractée auprès des prisonniers autrichiens. Puis la réponse du même Pie VII à Forbin Janson, indiquant comme première tâche les missions en France. Eugène s’oriente vers de nouvelles décisions…

Marseille, août 2010

Michel Courvoisier, omi

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